[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Secondarisation de l’impérialisme français, logique de guerre et hypothèse fasciste

Lien publiée le 18 octobre 2021

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Secondarisation de l’impérialisme français, logique de guerre et hypothèse fasciste – CONTRETEMPS

Saïd Bouamama

La dynamique fasciste à laquelle on assiste en France ne vient pas de nulle part. Du côté de la classe dominante, elle procède en particulier de la crise de l’impérialisme français. Celle-ci l’amène à adopter une logique de guerre – externe mais aussi interne – qui favorise le durcissement autoritaire de l’État, l’intensification du racisme et la progression de l’extrême droite. Nul hasard dès lors que des secteurs de la classe capitaliste prennent le parti de favoriser la candidature d’Éric Zemmour pour la prochaine présidentielle. 

Les récents coups d’État en Guinée et au Mali, ladite « crise des sous-marins français » avec l’Australie, le retrait des troupes états-uniennes d’Afghanistan sans aucune consultation avec les « partenaires » de l’OTAN, les sorties de Macron sur l’Algérie qui cultiverait une « haine » officielle contre la France, etc., sont autant d’indices d’une aggravation de la crise qui caractérise l’impérialisme français sur la scène internationale. Les manifestations populaires de ces dernières années contre le franc CFA, contre les accords de partenariat Économique de l’Union Européenne, contre la présence militaire française au Sahel, celles en soutien aux nouveaux dirigeants à Bamako ou à Conakry après leurs coups d’États, etc., confirment que le processus de secondarisation de l’impérialisme français, déjà ancien, a atteint un seuil qualitatif nouveau.

Le capital financier français ne se résout pas, bien entendu, à cette secondarisation qui touche à la fois sa place en Europe face au concurrent-partenaire allemand, dans la zone Asie-pacifique où l’alliance avec l’Australie était jusqu’alors l’axe central de sa stratégie et en Afrique son pré-carré historique. Comme à chaque fois qu’il est en difficulté, c’est autour de son État que le capital financier recherche de nouvelles perspectives. Aux effets externes de la secondarisation s’ajoutent en conséquence des effets internes à l’hexagone dont la prise en compte est indispensable pour comprendre la fascisation et ses nouveaux épisodes : loi sur la sécurité globale, loi sur le séparatisme, multiplication des interdictions d’associations et d’organisations, loi sur la responsabilité pénale et la sécurité intérieure, gestion sécuritaire de la pandémie, etc.

Les débuts du processus de secondarisation de l’impérialisme français

La France fut, avec l’Angleterre, un des deux centres hégémoniques impérialistes jusqu’au sortir de la Première Guerre mondiale. Le discours officiel de chacune de ces puissances s’enorgueillissait du fait que « le soleil ne se couche jamais au sein de son empire ». Cet aspect commun ne signifie pas que ces deux impérialismes avaient la même physionomie. Chaque impérialisme se développe, en effet, dans le cadre de conditions historiques spécifiques correspondant aux configurations des rapports entre classes sociales et aux luttes des classes qui en découlent d’une part et aux caractéristiques de la ou des classes dominantes d’autre part.

Trois caractéristiques distinguent selon nous ces deux pays au moment de l’apparition du mode de production capitaliste :

1) la chute du taux de natalité française qui « décline plus vite en France que dans le reste de l’Europe » résume le démographe Hervé Le Bras1 ;

2) la participation de la paysannerie à la révolution française dont une des conséquences est de conforter la petite paysannerie : « La population agricole française n’a jamais été chassée de ses terres » résume l’économiste Jean Marczewski2 ;

3) La radicalité des luttes sociales issue elle-même des deux précédentes causes. En effet, contrairement à l’Angleterre et à l’Allemagne, le capitalisme triomphe en France par opposition à la grosse propriété terrienne.

Autrement dit, pour simplifier, en Angleterre et en Allemagne les propriétaires fonciers se convertissent en bourgeois, alors qu’en France ils s’opposent à la nouvelle classe en ascension et au nouveau mode de production qui la porte. Marx souligne cette différence entre ces deux pays capitalistes pionniers et y voit l’origine de la « radicalité des luttes populaires d’abord et ouvrières ensuite » :

« Cette classe de gros propriétaires terriens alliée à la bourgeoisie, qui s’était formée du reste sous Henri VIII déjà, se trouvait contrairement à la propriété foncière féodale de la France en 1789, non en opposition mais bien plutôt en complet accord avec les conditions de vie de la bourgeoisie. D’une part, ils fournissaient à la bourgeoisie industrielle la main-d’œuvre indispensable pour l’exploitation des manufactures, et, d’autre part, ils étaient à même de donner à l’agriculture un développement adéquat à l’état de l’industrie et du commerce. D’où leurs intérêts communs avec la bourgeoisie, d’où leur alliance avec celle-ci »3.

Il découle de ces héritages historiques un appel plus massif à l’immigration dans la composition de la classe ouvrière de France, une place plus prégnante de l’État dans le développement du capitalisme français, une place particulière de l’institution militaire en réponse à la radicalité des luttes sociales, etc., mais aussi une spécificité française dans la composition du capital.

Dès le début en effet le capital bancaire prend une place prépondérante en France donnant ainsi un visage « rentier » au capitalisme français alors qu’en Angleterre il prenait plus nettement un visage « industriel ». Si tous les pays capitalistes développent le comportement « rentier » (ce caractère « rentier » est pour Lénine une des caractéristiques de l’impérialisme), celui-ci revêt précocement en France un niveau plus élevé qu’ailleurs. L’économiste Claude Serfati compare comme suit les deux trajectoires impérialistes anglaise et française :

La comparaison entre le comportement de la France et celui de la Grande-Bretagne, qui réalisaient la plus grande partie des exportations de capitaux (respectivement, 20 % et 42 % du total en 1913, loin devant l’Allemagne, 13 %), renseigne sur les physionomies nationales de l’impérialisme. En effet, les exportations de capitaux de la France, qui se sont considérablement accélérées à partir des années 1890, exhibent des caractéristiques différentes de celles de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne. La préférence y est nettement donnée aux prêts plutôt qu’aux investissements directs dans la production4.

Analysant de manière comparative les impérialisme français et anglais, Lénine avait déjà souligné dès 1916 cette « spécificité » :

« Il s’agit principalement [les capitaux exportés par la bourgeoisie française] de capitaux de prêt, d’emprunts d’État, et non de capitaux investis dans les entreprises industrielles. À la différence de l’impérialisme anglais, colonialiste, l’impérialisme français peut être qualifié d’usuraire »5.

C’est la Première Guerre mondiale – son coût économique et humain, les mutations géopolitiques qu’elle produit – qui enclenche le processus de secondarisation de l’impérialisme français. Pour des raisons différentes la jeune URSS et les USA de Wilson remettent en cause le colonialisme européen. Un mouvement nationaliste moderne, prenant le relais des insurrections paysannes depuis la conquête, se développe dans les colonies. La crise de 1929 souligne le poids pris par les États-Unis dans l’économie mondiale. La gestion de celle-ci par le gouvernement états-unien – dévaluation du dollar de 40 % en 1933 – dopa les exportations états-uniennes au détriment des économies européennes. Si les économies anglaise et états-unienne connaissent une rémission au milieu de la décennie ce ne fut pas le cas pour la France qui n’a toujours pas retrouvé son niveau de production de 1930 en 1938.

La réaction de la bourgeoisie française fut dans ce contexte de faire le « choix de la défaite »6, c’est-à-dire de préférer « Hitler au Front Populaire ». C’est par le biais de l’État et de l’armée, et non par une prise de pouvoir par une organisation fasciste, que se déploie la collaboration avec le nazisme. L’apparente apogée de l’impérialisme français7, fêtant en grande pompe son centenaire en 1930, inaugure en réalité sa secondarisation d’abord au profit du nazisme puis ensuite des États-Unis. Même un De Gaulle qui se fera le défenseur de cette bourgeoisie usuraire contre le « péril communiste » en convient en 1963 :

« Pour pouvoir continuer à dîner en ville, la bourgeoisie accepterait n’importe quel abaissement de la nation. Déjà en 40, elle était derrière Pétain, car il lui permettait de continuer à dîner en ville malgré le désastre national. Quel émerveillement ! Pétain était un grand homme. Pas besoin d’austérité ni d’effort ! Pétain avait trouvé l’arrangement. Tout allait se combiner à merveille avec les Allemands. Les bonnes affaires allaient reprendre. […] La Révolution française n’a pas appelé au pouvoir le peuple français, mais cette classe artificielle qu’est la bourgeoisie. Cette classe qui s’est de plus en plus abâtardie, jusqu’à devenir traîtresse à son propre pays »8.

La compromission de la classe dominante française avec le nazisme ne pouvait qu’accélérer la secondarisation de l’impérialisme français au sortir du second conflit mondial. Le déclenchement de la guerre froide rend certes nécessaire le maintien de cet impérialisme mais à une place subordonnée. En échange du rétablissement de son empire colonial, celui-ci entre dans des rapports de dépendance et de domination avec les Etats-Unis :

« Désormais, explique le journaliste du Monde Diplomatique Frédéric Langer, le capitalisme français ne cessera plus d’être l’auxiliaire d’une puissance étrangère. Il vivra des miettes de la machine de guerre allemande avant de tomber sous la domination américaine. Toute la politique du gaullisme sera de masquer cette réalité par des artifices, « quelquefois brillants », de propagande et de diplomatie, dans lesquels les possessions de la France outre-mer vont jouer un rôle capital »9.

Washington ne manquera pas de rappeler cette place seconde de l’impérialisme français en entravant ses nombreuses initiatives pour se réaffirmer à l’échelle internationale : en refusant de répondre aux appels à l’aide de Paris au moment de la bataille de Dien Bien Phu, en condamnant l’intervention de Suez en 1956, en critiquant les premières tentatives françaises de se doter de l’arme atomique, en prenant langue avec le FLN pendant la guerre d’Algérie via des acteurs divers interposés (syndicats, journalistes, etc.), etc.10.

Ce rapport de forces visant à imposer la soumission atlantiste conduira à une mise au pas progressive de l’impérialisme français à partir de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing qui trouve son aboutissement dans la réintégration de la France dans l’OTAN par Nicolas Sarkozy. En contrepartie à cette soumission, l’impérialisme français obtient la préservation de son pré-carré français et la mission de gendarme pour le compte de l’ensemble des « alliés » sur le continent. Ce faisant la spécialisation de la France dans l’industrie d’armement se confirme, de même que son caractère usurier de plus en plus condensé sur le continent africain.

Mondialisation et accélération de la secondarisation de l’impérialisme français

Nous en étions là avant que ne se réunifie l’Allemagne, que ne disparaisse l’URSS, et qu’émergent de nouvelles puissances. Chacun de ces évènements renforcera le déclin de l’impérialisme français. La réunification de l’Allemagne en 1990 change le rapport de forces interne à l’Union Européenne en sa faveur. Le fameux couple « franco-allemand » qu’aime à évoquer de nombreux politiques et journalistes masque mal la construction d’une Europe à plusieurs vitesses sous leadership allemand. La disparition de l’URSS diminue l’importance des concessions que les États-Unis devaient consentir à la France pour éviter qu’elle ne soit attirée vers une stratégie internationale plus indépendante.

Le camouflet infligé par l’Australie, et les USA à propos des sous-marins français suivi dans la foulée de l’annonce d’une nouvelle alliance militaire réunissant ces deux pays et le Royaume-Uni (ANKUS11) et excluant la France, soulignent que cette dernière n’est plus considérée comme indispensable dans la zone Asie-Pacifique. Enfin, le développement de nouvelles puissances économiques émergentes élargit le champ des possibles des partenariats économiques de nombreux pays africains, sud-américain et asiatique, brisant ainsi le face-à-face imposé avec Paris depuis les indépendances.

La France est indéniablement devenue pour toute ces raisons un impérialisme secondaire menacé jusque dans son « pré-carré ». Un impérialisme secondaire reste cependant un impérialisme dont la préoccupation première est de regagner le terrain perdu quitte pour cela à tenter des aventures dangereuses. Il est d’autant plus agressif que ses rentes sont remises en cause. En témoigne les interventions militaires française en Libye et en Côte d’Ivoire en 2011, au Mali et en Centrafrique en 2013, l’installation durable de l’armée française dans plusieurs pays du Sahel au prétexte de la lutte anti-terroriste, les derniers livres blancs sur la défense (2013 et 201712) et les lois de programmation militaire qui en découlent, etc.

Ces lois de programmations militaires de 2014-2019 et 2019-2025 insistent sur le développement d’une « base industrielle et technologique de défense performante », sur une hausse conséquente du budget des armées (3,8 milliards d’euros supplémentaires décidés en avril 2016 s’ajoutant au 162 milliards prévus initialement pour la période 2015-2019), sur une hausse durable de ce budget de 1,7 milliards d’euros annuel jusqu’en 2022 et de 3 milliards d’euros après 2023, sur le renouvellement du matériel des trois armées pour un montant de 173 milliards d’euros, sur un renforcement des capacités « d’opérations extérieures » (les fameuses OPEX13), etc.

Soulignons également que depuis 2008 les livres blancs sur la défense deviennent des « livres blancs sur la défense et la sécurité nationale ». Le changement de dénomination n’est pas anodin :

« Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, publié le 17 juin 2008 tire les enseignements des attentats du 11 septembre 2001. Il met l’accent sur l’effacement de la frontière entre les notions de défense et de sécurité nationale. Il définit une stratégie de défense destinée à apporter des réponses à « l’ensemble des risques et menaces susceptibles de porter atteinte à la Nation » »14.

Autrement dit la lutte contre le terrorisme a été l’occasion de réintroduire la notion « d’ennemi de l’intérieur » justifiant l’intervention des militaires dans l’hexagone. Cette nouvelle logique est en fait un retour à la logique ancienne accordant à l’armée une mission de « maintien de l’ordre » au sein de l’hexagone. C’est en vertu de cette mission que l’armée réprima la révolte des sans-culottes en 1795, la révolte des canuts en 1831, les révolutions de 1830 et 1848, la Commune de Paris, la manifestation du 1er mai à Fourmies en 1891, les grèves des mineurs en 1906, la révolte des vignerons du Languedoc en 1907, etc.

Depuis le premier plan Vigipirate en 1991, la présence militaire dans nos rues, nos gares et autres zones publiques s’est banalisée. Depuis 2015, la présence de 7000 militaires dans l’espace publique « dans la durée » est annoncée et inscrite dans l’actualisation de la loi de programmation militaire de juillet 2015 avec la possibilité d’en adjoindre 3000 autres supplémentaires en cas d’ « alerte ». Cette banalisation de l’utilisation de forces militaires dans l’hexagone, c’est-à-dire la disparition de la frontière entre « défense » et « sécurité », pour des tâches de « sécurité intérieure » est le premier effet de la mondialisation ou la première réaction à l’accélération de la secondarisation de l’impérialisme français qui la caractérise. Il n’est pas le seul.

Le second effet est la préparation de plus en plus ouverte de l’armée à de nouvelles guerres de hautes intensités. Le nouveau chef d’État-major des armées nommé en juillet 2021, le général Thierry Burkhard ne s’en cache plus. Cet ancien légionnaire explique ainsi devant la commission de défense de l’Assemblée nationale en octobre 2020 que « l’armée de Terre doit changer d’échelle et se préparer à des conflits plus durs, de haute intensité ». Précisant les conséquences de ce tournant stratégique il estime qu’un effort budgétaire conséquent est nécessaire pour « régénérer à la fois ses effectifs, ses matériels et ses stocks » car complète-t-il « ​dans un conflit de haute intensité, nous avons besoin d’une masse plus importante »15. ​

Nous ne sommes plus ici simplement dans le contexte d’une « lutte contre le terrorisme » mais dans celui d’une préparation d’une guerre entre États. La banalisation des missions militaires dans l’hexagone d’une part et la préparation à la guerre ouverte d’autre part s’ajoutent ainsi à la classique « mission » de « gendarme de l’Afrique ». Même secondaire, l’impérialisme français reste un impérialisme ; même blessé il reste dangereux.

Le besoin d’un « front intérieur » et ses conséquences

Cette nouvelle stratégie a bien sûr un coût conséquent, qu’il faut légitimer auprès d’une opinion publique de plus en plus en colère à l’égard des politiques d’austérité imposée depuis plusieurs décennies par les choix politiques néolibéraux. Par ailleurs, une guerre de haute intensité suppose un « consentement à la guerre » de la part de l’opinion publique. Il convient donc de la fabriquer.

Tel est le point commun à de nombreuses sorties médiatiques du gouvernement et du président de la République : innovation langagière avec le terme « séparatisme » et entrée dans la loi de celui-ci, multiplication des dissolutions d’associations ou de collectifs, ingérence ouverte agressive du président Macron dans les affaires intérieures de pays souverains comme le Mali, la Guinée ou l’Algérie, présentation de la Chine comme un potentiel ennemi, etc.  La construction d’un « ennemi de l’intérieur » et d’ « ennemis de l’extérieur » se conjuguent pour tenter de légitimer la logique de guerre et son coût faramineux au moment même où le gouvernement poursuit la fermeture des lits d’hôpitaux et où il remet sur la table sa réforme des retraites.

La logique de guerre nécessite également la réaffirmation de l’autorité de l’État, de la nécessaire discipline face au péril, de l’exigence de l’unité nationale face au danger, de la « défense de la République » face aux « intérêts catégoriels », etc. L’autoritarisme qui s’est déployé dans la répression des gilets jaunes ou dans la gestion sécuritaire de la pandémie est en lien, selon nous, avec cet « arôme idéologique immédiat » que tente de produire le gouvernement dans sa stratégie de rétablissement de l’impérialisme français secondarisé.

La logique de guerre extérieure est indissociable d’une logique de guerre intérieure. La première s’accompagne toujours d’une restriction des libertés démocratiques justifiées par les « nécessités de l’urgence ». C’est pourquoi l’erreur, encore trop fréquente, de dissocier l’international du national, l’anti-impérialisme et la défense des conquis sociaux et des droits en France, la lutte contre l’austérité et la lutte pour la paix, est mortelle pour les organisations prétendant défendre les intérêts des classes populaires.

Un autre effet de cette logique de guerre est d’accentuer la droitisation de la société et du champ politique par le bombardement idéologique ayant pour centre les idées de « danger » et de « péril » et par les figures de l’immigré, du musulman, du manifestant, du jeune de quartier populaire comme incarnation de ceux-ci. Le météorite Zemmour est une conséquence de cette droitisation nécessaire à la logique de guerre. La rapidité de son ascension est, bien entendu, le résultat d’une construction médiatique. L’association Acrimed résume comme suit la place de ce chroniqueur dans les médias pour le mois de septembre 2021 :

« Du 1er au 30 septembre, on dénombre 4 167 occurrences de « Zemmour » dans la presse française (agences et déclinaisons en ligne des titres de presse comprises). Soit en moyenne… 139 par jour. Des occurrences cinq fois plus nombreuses qu’au mois le plus « fort » de l’année 2021 (juillet : 737 occurrences), alors que ces chiffres sont par ailleurs en (quasi) constante augmentation depuis 2016 (400 occurrences) : 566 en 2017, 1 105 en 2018, 2 057 en 2019, 1 432 en 2020 et en 2021… 7 123 […] dans la presse, Éric Zemmour n’est pas relégué aux notes de bas de pages. Au 30 septembre, la plupart des hebdomadaires de ce pays peuvent par exemple se targuer de lui avoir consacré la Une »16.

Si Zemmour est une construction médiatique, il n’est pas que cela. Nous ne sommes pas confrontés à une simple dérive du système médiatique emporté par la seule course à l’audimat et/ou la seule mode du sensationnalisme. Cette production médiatique n’est possible que parce qu’elle est soutenue par une fraction de la classe dominante, certes encore minoritaire, qui n’hésite plus à envisager l’hypothèse d’une séquence fasciste comme réponse à la secondarisation de l’impérialisme français. À chaque fois que cet impérialisme a été confronté à une crise de stratégie dans la défense de ses intérêts, sa classe dominante s’est divisée sur les solutions politiques à apporter pour relancer son offensive de reconquête.

Dans ces situations, plusieurs alternatives sont mises en chantier (et parmi elle l’hypothèse fasciste) afin de pouvoir palier à toutes les éventualités. Dans ces situations, les diverses fractions de la classe dominante financent et promeuvent plusieurs forces politiques ou « leaders » comme potentialités de recours. La chose n’est pas nouvelle et le mouvement est enclenché depuis plus de quatre décennies. Force est cependant de constater une accélération du processus qu’il convient de tenter de comprendre.

Si aujourd’hui la « droitisation » du champ politique et médiatique est si forte et si rapide – en quelques années le champ lexical de l’extrême-droite est devenu dominant médiatiquement et politiquement -, c’est selon nous en raison du cumul de différents facteurs :

1) Une secondarisation accélérée de l’impérialisme français dans la dernière décennie ;

2) L’émergence d’une nouvelle génération anticoloniale en Afrique renouant avec les analyses anti-impérialistes même si souvent c’est encore dans une grande confusion ;

3) Une colère sociale dans l’hexagone désormais massifiée mais éparpillée par l’affaiblissement de longue durée de l’acquis historique qu’avait construit le mouvement ouvrier consistant à percevoir la réalité à partir de la notions de « système d’exploitation et de domination» ;

4) Un besoin de radicalité qui en découle en quête d’un canal d’expression et en crise d’orientation, de cible systémique et de direction ;

5) L’entrée en radicalité de fractions non négligeables des « couches moyennes » touchées par la « déstabilisation des stables » que constitue les politiques d’austérité de ces quatre dernières décennies ;

6) La multiplication des clivages au sein des classes populaires [en fonction de l’origine, de l’âge, du sexe, de la qualification, de la possession d’un emploi stable ou non, etc.] habilement entretenue par la classe dominante ;

7) Une carence théorique et  idéologique globale à penser ces clivages et à clarifier les conditions de leur dépassement.

Parmi tous ces facteurs le dernier que nous avons cité nous semble revêtir une place particulière. En témoigne les difficultés récurrentes à penser les dominations de « classe », de « sexe » et de « race » comme constituant des facettes différentes du même système social capitaliste. En témoigne tout autant les difficultés à prendre toute la mesure la lutte contre l’islamophobie et à l’inscrire à l’agenda des mobilisations. En témoigne également les porosités toutes aussi fréquentes aux thèmes idéologiques diffusés médiatiquement et politiquement (séparatisme, racisme antiblanc, islamo-gauchisme, laïcité menacée, réunion non-mixte, etc.), dont la dernière expression fut la quasi-absence de mobilisation contre la loi sur le séparatisme et la dissolution du CCIF.

En témoigne aussi les réticences à partir des révoltes sociales « telles qu’elles sont » dans l’attente d’un mouvement « pur idéologiquement » à soutenir. En témoigne plus globalement les dérives consistant à occulter la notion de système social global dans les analyses à un pôle et en réponse à l’autre pôle à développer une analyse essentialiste des classes populaires en général, et de la classe ouvrière en particulier, comme entité homogène conduisant à négliger les conditions de leur unification, etc.

La place particulière de ce facteur idéologique est un résultat. Il est en effet la conséquence de la séquence antérieure, celle démarrant dans la décennie 1980, au cours de laquelle une offensive idéologique de grande ampleur (encore largement sous-estimée aujourd’hui) s’est attaqué systématiquement à nos univers de pensée et d’action, aux mots et concepts élaborés par des générations de militants des luttes anticapitalistes, anticoloniales, anti-impérialistes, antifascistes, antiracistes, féministes, etc.

À la faveur de la disparition de l’URSS c’est l’idée même de l’impossibilité d’une émancipation collective qui a été promue massivement et par de multiples canaux (modes universitaires, médias, fondations, etc.) par la classe dominante sous la forme des grilles de lecture postmodernes, culturalistes, parcellisantes, etc. Certes cette victoire idéologique de la classe dominante n’est ni définitive ni totale. Elle est néanmoins encore suffisamment prégnante, non pas pour empêcher les luttes sociales, mais pour les cantonner au mieux dans un « dégagisme » et au pire dans l’affrontement entre segments des classes populaires dont l’intérêt est pourtant de s’unir devant les périls qui s’annoncent : paupérisation massifiée d’une part et danger de guerre de « haute intensité » d’autre part.

*

Cet article a d’abord été publié sur le blog de Saïd Bouamama.

références

1. Hervé   Le Bras, Singularité des vagues migratoires en France, Santé, Société et Solidarité, n° 1, 2005, p. 33.
2. Jean Marczewski, L’industrie française de 1890 à 1964 ; sources et méthodes, Cahiers de l’ISA, n° 179, novembre 1966, p. 115.
3. Karl Marx, Guizot, « Pourquoi la révolution d’Angleterre a-t-elle réussie ? ». Discours sur l’histoire de la révolution d’Angleterre, in Œuvres Complètes, Politique I, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1994, p. 351.
4. Claude Serfati, Le militaire, une histoire française, Amsterdam, Paris, 2017
5. Lénine, L’impérialisme. Stade suprême du capitalisme, Editions sociales, Paris, 1945, p. 58.
6. Annie Lacroix-Riz, Le choix de la défaite. Les élites françaises dans les années 30, Armand Colin, Paris, 2010.
7. Nous empruntons l’expression à l’historien Nicolas Baupré qui intitule le chapitre 9 de son livre « Les Grandes Guerres. 1914-1945 » : « L’étrange apogée de l’empire colonial français », Belin, Paris, 2012,
8. Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, Gallimard, Paris, 2002, pp. 387-388.
9. Frédéric Langer, « L’impérialisme français : un impérialisme à part entière ?« , Le Monde diplomatique, Septembre 1978, p. 20.
10. Irwin M. Wall, Les Etats-Unis et la guerre d’Algérie, Soleb, Paris, 2006, 463 p.
11. Acronyme de l’anglais : « Australia, United Kingdom et United States »
12. Depuis celui de 2017 les livres blancs s’appellent désormais « Revue stratégique de défense et de sécurité nationale ».
13. La politique de défense au travers des lois de programmation militaire, Ministère de la défense, consultable sur le site vie-publique.fr.
14. Ibid.
15. Philippe Chapleau, Comment l’armée française se prépare à des conflits de haute intensité, Ouest-France du 14 juillet 2021, consultable sur le site ouest-france.fr.
16. Pauline Perrenot, Zemmour : un artefact médiatique à la Une, consultable sur le site acrimed.org.