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Un virus peut en cacher un autre. Comment en finir avec le capitalovirus

économie

Lien publiée le 26 octobre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Un virus peut en cacher un autre. Comment en finir avec le capitalovirus – CONTRETEMPS

À propos de : Jean-Marie Harribey, En finir avec le capitalovirus, Paris, Dunod, 2021.

Peu de temps après Le trou noir du capitalisme, Jean-Marie Harribey vient de publier un nouveau livre, En finir avec le capitalovirus, chez Dunod, sous-titré L’alternative est possible.

Comme dans son précédent livre, dont il reprend les principales propositions, il commence par un premier chapitre, « La crise de l’économie n’est pas conjoncturelle mais structurelle », dont le titre résumé parfaitement le contenu : c’est bien le capitalisme mondialisé, ce trou noir qui « a porté sa logique d’extension à absorber toute activité humaine, toute connaissance et les éléments naturels » (p. 11) comme le dit la première phrase de ce chapitre qui est responsable des multiples signes d’une crise non seulement économique, mais aussi sociale, écologique et anthropologique, et dont la dernière manifestation est justement cette pandémie qui donne son titre à l’ouvrage et a sans doute incité l’auteur à reprendre si vite sa plume, tant il apparaît de plus en plus clairement que le temps presse pour sortir de la logique mortifère où nous entraîne ce mode de production.

Les chapitres suivants détaillent ce diagnostic et énoncent un certain nombre de propositions pour que « l’alternative soit possible », le sous-titre l’affirmant même positivement.

Le chapitre 2, « Au fond, il y a toujours le travail », s’appuyant sur l’évidence de l’arrêt de l’économie causée par la pandémie suite au confinement des travailleurs, revient sur le rôle fondamental du travail dans la production de richesses. Pourtant, il rappelle à quel point ce rôle est nié sous le capitalisme, le travail servant toujours plus de variable d’ajustement, avec d’un côté une tendance à l’augmentation de sa durée pour ceux qui en ont déjà et l’existence du chômage pour les autres. C’est pourquoi il plaide pour la réhabilitation du travail, ce qui suppose d’une part, de nouvelles institutions permettant la levée de l’anonymat de la propriété actionnariale, avec des « représentants des travailleurs, des usagers et des collectivités locales siégeant dans de nouveaux conseils économiques et sociaux dans les entreprises », (p.70), et, d’autre part, avec un nouveau partage de la valeur ajoutée (p. 72).

Le chapitre 3, « Du travail au revenu », tirant là aussi les leçons du confinement où il est apparu à tous que « les travaux les plus essentiels étaient souvent les plus mal rémunérés » (p. 79), discute les différentes approches du revenu, critiquant aussi bien la théorie économique néoclassique, liant le revenu à l’investissement préalable en formation engagé au niveau individuel (alors qu’il est largement pris en charge par la société), que le revenu d’existence universel qui, quelle que soit sa variante souffre d’une « grande faille théorique », l’absence d’une théorie de la valeur (p. 86), qui découle d’un impensé sur le travail socialement validé, justement source essentielle de la valeur.

Le chapitre 4, « Du bien public au bien commun », questionne « le sens et les finalités du travail dans la perspective d’une soutenabilité sociale et écologique » (p. 83). Car redonner du sens au travail, c’est aussi « poser les jalons d’une transformation radicale des processus productifs, tant en ce qui concerne leur organisation, leur gestion, que le choix de ce qu’ils fabriquent » (p. 83). Et dans ce contenu renouvelé de la production, les biens publics et les biens communs doivent avoir une place essentielle. Pour les premiers, là aussi la pandémie a montré à quel point ils s’étaient dégradés sous la gouvernance néolibérale et les conséquences dramatiques de cette dégradation. Quant aux seconds[1], comme le climat ou la biodiversité, ils sont passés d’une absence complète de considération à la prise de conscience de l’influence humaine sur eux. C’est justement leur perception nouvelle comme biens communs qui met en cause le rôle du capitalisme dans leur dégradation. Le chapitre se termine sur une interrogation quant au fait de considérer la nature comme un sujet de droit où l’auteur discute un certain nombre de réponses et sur laquelle je reviendrai plus loin.

Le chapitre 5, « La monnaie, une institution sociale à retrouver », commence tout d’abord par rappeler la nature sociale de ce qui est « un bien commun, avant d’être un bien privé » (p. 124). Il souligne que des débats sur l’annulation de la dette, ou sur le financement direct des dépenses publiques par la banque centrale, que l’orthodoxie financière jugeait clos, ont été rouverts avec la crise sanitaire. L’abondance des positions montre la nécessité de définir quelle politique monétaire doit être mise au service de la société. C’est l’objet de la fin de ce chapitre où sont traités des besoins de financement de la transition sociale et écologique, et des institutions bancaires adaptées parmi lesquelles une place décisive doit être accordée au refinancement bancaire par la banque centrale, « soumis à des conditions strictes de soutenabilité sociale et économique » (p. 155), et à la mise de la monnaie sous contrôle démocratique.

Enfin, le chapitre 6, « Au-delà des questions économiques, une philosophie politique », replace, comme son titre l’indique, les questions traitées dans les chapitres précédents dans une conception plus large de la société. Cette philosophie politique se limite ici à examiner trois points soulevés par la pandémie du coronavirus : La transformation du système productif avec ses finalités, le type de besoins à satisfaire et le cadre institutionnel pour l’organiser. On y trouve notamment une critique acérée des économistes qui pensent la société comme le résultat d’une agrégation de choix individuels rationnels de l’ensemble des décisions possibles sur la base de leur évaluation monétaire. Cette position a été largement défendue pendant la pandémie en opposant l’économie et la vie, la première ne pouvant être sacrifiée sans limites au bénéfice de la seconde, impliquant de donner un prix à la vie pour arbitrer entre les deux options, l’économie ou la vie, retrouvant ainsi l’admonestation des bandits de grands chemins au temps des diligences.

Avec ce livre, Jean-Marie Harribey soulève nombre de questions essentielles dans la construction d’une société où l’émancipation des humains devient prioritaire sur le taux de profit et fait des propositions qui lui semble de nature à faire advenir cette alternative qu’il juge possible. C’est donc un livre à lire absolument, et tout particulièrement à la veille d’une élection présidentielle qui reste ouverte.

Il n’en reste pas moins une dernière question qui n’est malheureusement pas abordée, fut-ce de manière allusive et qui motive la suite de cette note. Cette question est d’ailleurs exactement la même que celle par laquelle Esther Jeffers concluait sa recension du livre précédent de l’auteurLe trou noir du capitalisme. « Quelles sont les forces politiques et sociales qui porteront ces bifurcations, qui traceront le chemin pour quitter l’impasse que constitue le capitalisme et construire une société plus juste, un cadre de vie équilibré et respectueux de toutes les espèces vivantes ? ». C’est à cette question qu’est consacré le reste de ce texte.

Des objectifs louables ne font pas une stratégie

En conclusion de son livre, Jean-Marie Harribey écrit :

« Le moment est sans doute venu de bâtir une stratégie de transformation sociale et écologique cohérente, fondée sur la réhabilitation du travail dans ses droits et dans les finalités qui lui sont assignées, sur une juste répartition des revenus issus de ce travail, sur l’institution des biens et services essentiels à la vie en biens communs et sur la maîtrise collective de la monnaie, qui est un instrument du lien social, au-delà même de son rôle économique. » (p. 187) Ce faisant il énonce moins une stratégie qu’une orientation qu’il souhaiterait voir mise en œuvre. Une stratégie supposerait qu’il explique comment cette transformation sociale et écologique cohérente fondée sur ces trois axes pourrait voir le jour, alors même qu’à la toute fin du livre il insiste à juste titre sur le fait que « le temps de la nouvelle grande transformation sera un temps long. »

On ne peut qu’être d’accord pour redonner au travail, seul créateur de valeur ajoutée, la place centrale qui doit être la sienne au lieu de servir de variable d’ajustement à la valorisation du capital ou pour repenser la hiérarchie dans la division du travail dont la pandémie a montré à quel point les travaux les plus nécessaires au fonctionnement de l’économie (et plus largement à la vie en société), n’étaient pas ceux qui étaient les mieux payés, un éboueur, une caissière ou un livreur apparaissant d’un coup plus « essentiels » qu’un trader ou un publicitaire. Et au-delà de la question de la rémunération, il y a aussi celle du contenu de ce que l’on produit et qui pour l’instant n’est du ressort que des propriétaires de capitaux et de leurs commis que sont les cadres dirigeants des entreprises. Alors que, comme le souligne l’auteur, ce qui est en jeu c’est la « transformation radicale des processus productifs, tant en ce qui concerne leur organisation, leur gestion, que le choix de ce qu’ils fabriquent. » (p. 83) De même, l’insistance sur le statut de biens communs qu’aurait l’accès à l’eau, à l’énergie, à l’éducation, à la santé, au logement ou aux vaccins nous protégeant des pandémies, (actuelle et à venir), plutôt que leur, (absence de), régulation par le marché et sa main tellement invisible mais si inégalitaire, devrait être une évidence pour qui se réclame des droits de l’homme et, (moins souvent), de la femme. Enfin, que la monnaie soit mise sous contrôle démocratique plutôt que d’être laissée à l’initiative des banques centrales « indépendantes » et des banques de second rang serait là aussi un sérieux pas vers une société plus juste.

Hélas, il ne suffit pas de dire ce qu’il faudrait faire, ni même d’indiquer la direction à prendre pour que les propositions s’actualisent ou que la trajectoire suivie s’infléchisse vraiment. L’Histoire nous enseigne qu’il n’existe pas de conquête sociale d’importance qui n’ait été obtenue sans luttes acharnées et sans résistances toutes aussi fortes. C’est pour moi la plus grande faiblesse du livre que de ne pas évoquer, ne serait-ce qu’en note, l’ardeur que mettra le capitalisme à lutter contre toute tentative de transformation révolutionnaire, c’est-à-dire avec pour objectif la sortie du capitalisme. Quand on voit ce qui arrive au PDG de Danone, licencié non pas pour avoir un engagement social et environnemental, comme on a pu le lire parfois (il fait d’ailleurs largement relativiser cette position), mais pour être moins performant que ses concurrents directs Nestlé et Unilever quant au cours de son action, on craint d’imaginer ce que serait la réaction des possédants si on tentait de remplacer la propriété privée des grands moyens de production par cette propriété sociale qui reste à inventer selon l’auteur. Anticiper la force de la réaction à toute tentative de réelles réformes structurelles, pour supprimer le rapport social caractéristique du capitalisme, est nécessaire pour se préparer à la contrer. Ce sont des réformes qui ont cet objectif qu’on doit qualifier de structurelles (Lucien Sève parlait de réformes révolutionnaires), et non de celles entreprises pour renforcer le fonctionnement actuel du capitalisme comme l’entendent les néolibéraux quand ils utilisent ce vocabulaire et se plaignent de ce que le peuple y résiste.

L’absence d’une réflexion sur les conditions politiques qui rendraient l’alternative possible

Pour qu’on me comprenne bien, je ne reproche pas à Jean-Marie Harribey de ne pas expliciter une stratégie de mise en œuvre de ses propositions, ni même de définir les conditions politiques qui seraient nécessaires pour cela, mais juste de ne pas dire qu’elles n’existent pas encore en s’interrogeant sur les raisons de cette absence et de ne pas mentionner les formidables résistances que ses propositions ne pourront que susciter. Les révolutions (car sortir du capitalisme en est une de grande magnitude) ne se font jamais en appliquant des propositions formulées préalablement. Elles n’accouchent jamais de ce que leurs acteurs avaient anticipé, et imaginer une société future, c’est prendre le risque une fois la révolution enclenchée de vouloir à tout prix que l’idéal imaginé devienne le guide de l’action. En général ça se termine en dictature.

C’est pourquoi le sous-titre du livre, L’alternative est possible, me semble soit une tautologie, soit un vœu pieux dont on n’interroge pas les conditions politiques pour qu’il se réalise, comme s’il suffisait de lire le livre pour que l’alternative se produise. Bien sûr que l’alternative est possible si on l’entend comme la fin programmée du capitalisme, puisqu’il n’y a rien qui soit éternel et que la « fin de l’Histoire » est une invention d’idéologue. Là on est dans la tautologie. Si maintenant on comprend cette affirmation comme l’exposé des réformes à mettre en place pour qu’une alternative au capitalisme advienne, on prend le risque d’être vite démenti par ce que sera l’avenir. Au stade où nous en sommes, il y a malheureusement bien d’autres alternatives possibles que celle que nous présente Jean-Marie Harribey. Une alternative actuellement fort crédible est celle d’un réchauffement climatique incontrôlé et de pandémies à répétition, sous divers régimes politiques envisageables, de la dictature fascisante à l’anarchie avec dissidence des riches protégés par des armées privées (ce qui se préfigure déjà en Afrique du Sud, au Mexique ou aux USA avec les gated communities, ou avec le projet transhumaniste et l’émigration spatiale envisagée par Elon Musk ou Jeff Bezos). Il y a donc des alternatives possibles et leur multiplicité ne peut disparaître en n’envisageant que celle qui nous conviendrait.

La situation se complexifie d’ailleurs davantage quand on lit un article récent de Romaric Godin dans Mediapart, « Changer l’économie en profondeur : des propositions émancipatrices« , qui lui ne se contente pas de focaliser sur une alternative comme l’indique le pluriel de son titre. Et l’auteur a beau déclarer que les propositions examinées (sortie de la croissance d’Eloi Laurent, salaire à vie de Bernard Friot et garantie économique générale de Frédéric Lordon, communs de Benjamin Coriat et dépassement de la propriété de Benoît Borrits, mais aussi Jean-Marie Harribey, socialisme participatif de Thomas Piketty ou communisme technologique d’Aaron Bastani) sont complémentaires parce qu’elles mettent l’accent sur des points différents mais « partagent plusieurs points communs essentiels : la volonté de rupture avec l’ordre existant, la sauvegarde de l’environnement, un meilleur partage du pouvoir et un inversement des priorités économiques. », il s’agit davantage d’une affirmation que d’une démonstration de sa justesse. C’est que, là encore, il n’examine pas les conditions politiques qui justifieraient son affirmation de complémentarité, alors même que, pour ne prendre que le cas de la France dans la mesure où la plupart des auteurs qu’il cite sont français, celle-ci se caractérise plutôt par l’éclatement des forces politiques qui disent vouloir l’alternative, chacune opposant aux autres ses propositions au lieu d’en rechercher la complémentarité qu’y voit Romaric Godin. De fait, il y a pléthore d’alternatives et manque de débats entre ceux qui les portent. Et plus qu’un manque de débat, c’est trop souvent le refus d’une unité justement au nom de l’alternative que l’on défend, au prétexte que les autres négligent tel ou tel point jugé essentiel. Du coup, les points communs partagés que souligne à juste titre Romaric Godin s’effacent devant des divergences d’appréciation qui devraient être secondaires pour tous ceux qui visent la sortie du capitalisme.

C’est d’ailleurs une des raisons qui me font écrire cette note. Pour inciter tous ceux qui se réclament d’un « monde d’après » qui soit réellement en rupture avec le capitalisme à confronter leurs analyses plutôt que de se contenter de justifier la leur en avançant des propositions dont ils ne se demandent pas qui va les appliquer. Car quand on avance de telles propositions, à qui s’adressent-on pour les mettre en œuvre ? Je n’imagine pas que leurs auteurs soient assez naïfs pour penser que ce sont les pouvoirs actuellement en place. Un peu partout dans le monde, ils se réclament d’un néolibéralisme de plus en plus autoritaire, ce qui est sa pente naturelle, comme l’a bien montré Grégoire Chamayou dans La société ingouvernable, et qui trouve en Chine ou en Russie un degré de réalisation qui est malheureusement aussi une autre alternative possible, celle-ci ayant « l’avantage » d’être en cours de réalisation. Ce ne peut donc être qu’aux lecteurs, qu’on cherche à convaincre du bien-fondé de ses thèses. Mais il faut alors s’interroger sur le chemin qui va de la lecture d’un livre, fut-il révolutionnaire[2], à la révolution elle-même. Et c’est d’autant plus important aujourd’hui où les formes politiques traditionnelles, partis et syndicats qui ont permis d’arracher d’importantes conquêtes sociales au long du 20ème siècle, sont à présent elles aussi en crise profonde, étant ainsi de moins en moins en mesure d’être les institutions qui serviront à donner vie aux (vraies) réformes structurelles nécessaires.

L’absence de réflexion sur ce volet politique de la mise en œuvre des réformes préconisées par Jean-Marie Harribey le contraint à n’être qu’une voix de plus sur le marché florissant des alternatives, qui se condamnent de ce fait à en rester à ce stade. Comme toujours, l’avenir reste ouvert mais il est en train de se construire maintenant et nous en sommes tous les acteurs. Ne pas le connaître n’implique pas qu’on ne puisse pas agir. Sans doute moins en fonction d’un futur qui n’est pas encore là que d’une situation actuelle que nous refusons de perpétuer. La Commune de Paris dont on commémore cette année les 150 ans devrait nous inspirer. En moins de 80 jours (le temps qu’il fallait pour faire le tour du monde), elle a, dans une situation de guerre ouverte, assiégée de toutes parts, sans aucune « élite » pour l’orienter, mis en œuvre des réformes (séparation de l’Église et de l’État, suppression de la peine de mort, égalité salariale homme/femme, éducation gratuite…), qui pour certaines seront prises bien plus tard et après des luttes sociales intenses et pour d’autres, comme l’égalité salariale, qui sont encore à venir. Ce qu’un peuple de quelques milliers d’âmes, considéré avec mépris ou condescendance par les élites d’alors a réussi à faire en si peu de temps ne peut que rendre confiant dans la capacité d’une humanité qui a conscience de ce qu’elle ne veut plus est capable de faire. Et que Macron ne souhaite pas commémorer la Commune ou qu’un « historien » comme Pierre Nora l’approuve au motif qu’elle n’aurait rien apporté à l’histoire de la République, ne peut que nous pousser à étudier son histoire et à en tirer les leçons qui s’imposent pour aujourd’hui.

L’oubli dommageable de Lucien Sève

Il serait pourtant injuste de reprocher à Jean-Marie Harribey de ne pas vouloir dialoguer avec d’autres. Son livre cite et discute un grand nombre de travaux, mais si ses critiques me semblent souvent fondées (comme celles sur le revenu d’existence ou la décroissance), elles ne constituent pas une preuve que ses propositions le soient davantage concernant leur mise en œuvre. Et quand il note très justement, pour ne prendre qu’un exemple, que certaines des 35 « Propositions pour un retour sur terre » signées par Dominique Bourg et sept autres intellectuels ignorant totalement les rapports sociaux capitalistes et leur transformation nécessaire, elles font face à une « inconnue de taille : quelle alliance de classes peut conduire à la transformation de la société, quelles convergences construire ? » (p. 114), c’est un reproche qu’il pourrait aussi s’adresser à lui-même. Car si on ne peut pas dire qu’il ignore les rapports sociaux capitalistes, mis en cause dès l’introduction de son livre, on cherche en vain les alliances de classe nécessaires à les mettre en cause. Comme dans cette section intitulée « Un chemin pour des transitions » (p. 114) qui propose de « mettre en débat dans la société le périmètre du « faisceau de droits » : à l’eau, à l’énergie, à l’éducation, à la santé, au logement permettant à toute personne d’accéder à un niveau de vie décent », mais aussi de « définir le cadre collectif dans lequel s’exercent la gestion, le contrôle et la répartition de ce qui est défini comme relevant du public et du commun », ou enfin d’ « engager des négociations au-delà de la nation pour décider de clauses à l’échelle continentale puis mondiale portant sur la maîtrise collective de tous les peuples sur la préservation du vivant et une juste répartition des ressources, maintenant et pour demain ». Bien moins qu’un chemin, cette liste d’objectifs, sans aucun doute désirables, risque fort d’en rester à cet état tant qu’on ne précise pas les alliances de classe et les convergences qui peuvent les rendre effectives.

Pour terminer au moins provisoirement cette note, je voudrais ajouter une dernière interrogation sur ce qui me semble une absence dommageable dans les travaux que mobilise Jean-Marie Harribey et dont j’ai souligné qu’ils étaient nombreux. Je veux parler de ceux de Lucien Sève, disparu le 23 mars 2020 des suites de la covid et dont l’œuvre, scandaleusement passée sous silence quand tant d’intellectuels médiocres sont mis en pleine lumière, est pourtant si utile pour bien des questions abordées dans ce livre. C’est tout particulièrement le cas de ces « rapports sociaux » que Jean-Marie Harribey invoque tout au long de son livre, soit pour critiquer, avec raison, ceux qui les oublient, soit au contraire pour rappeler leur importance mais sans en tirer toutes les conséquences, comme une lecture soutenue des écrits de Lucien Sève lui aurait permis de le faire. Notamment dans toute la section intitulée « La nature, sujet de droit ? » où il utilise les travaux d’anthropologues pour interroger l’unité de l’homme et de la nature, qui, si elle était avérée donnerait fond à accorder le statut de sujet à d’autres que les humains, à commencer par les animaux. Ce type de positionnement qu’on trouve chez Bruno Latour avec son Parlement des choses n‘est pas celui de Jean-Marie Harribey qui considère que « la nature devrait être, […], plutôt l’objet de devoirs impératifs qu’un sujet de droits. » (p. 108), mais il reste néanmoins très en deçà de ce que peut nous apporter Lucien Sève. Il est d’ailleurs frappant que cette section soit si fournie en points d’interrogation, comme si Jean-Marie Harribey, mobilisant des travaux d’orientations différentes et même opposées, avait du mal à choisir entre eux, laissant ainsi le lecteur, du moins moi-même, dans une interrogation permanente sur les conclusions qu’il tirait de cette revue de travaux anthropologiques. Cette impression se trouve renforcée quand on lit, (p. 110), qu’il reprend à son compte l’opposition du corps et de l’esprit pour ensuite, (p. 111), attribuer à l’anthropologie occidentale l’idée que « le corps est le commun des humains et des non-humains, […], l’âme étant l’apanage des humains ». Cette reprise sans distance d’une problématique corps-esprit dont Lucien Sève écrivait dans La philosophie ? que « tout y fait question : « l’esprit existe-t-il ?[3] Que vaut l’apparente symétrie entre « l’esprit » et la « matière » ? Est-ce autre chose que le couple terminologique fallacieux du dualisme ? Quelles réalités attestables comprend-on sous ce vocable « d’esprit » ? » (p. 328), sans même parler d’une « âme » encore plus difficile à attester quoiqu’en ait dit la controverse de Valladolid et même si son « poids » a été mesuré à 23 grammes !

Et ce qui ressort pour moi de la lecture de cette section, c’est surtout que la conception sous-jacente de la personne humaine, de l’individu dans ce qu’il a de spécifique par rapport à l’animal (sans parler des « non-vivants »), n’a pas suscité chez Jean-Marie Harribey autant de réflexions que ne l’a fait la théorie de la valeur de Marx pour laquelle il a apporté des innovations essentielles dans son analyse du travail productif[4]. Ce flou théorique se trouve renforcé quand on lit plus loin (p.180) que les échanges économiques et sociaux s’expliquent davantage par le « besoin de lien empathique » que par la recherche de l’intérêt égoïste, sans qu’il se pose la question de l’origine de ce « besoin » qui semble être une caractéristique humaine.

C’est ici que l’on trouve Lucien Sève et son commentaire de la sixième thèse sur Feuerbach s’étendant sur plus de cinquante ans, thèse stipulant qu’il faut comprendre « l’essence[5] humaine » non comme une réalité inhérente à l’individu isolé, mais comme l’ensemble des rapports sociaux. Le chemin ne va pas de « l’homme » né avec ses attributs acquis qui doit ensuite « passer contrat » avec d’autres pour faire société, mais de la société toujours déjà là à sa naissance et dont il doit s’approprier ce qui la constitue, à commencer par la langue qu’il y trouve, mais aussi la technique, la science, les arts, les lois, les normes morales, bref tout ce que Sève appelle le cultural et dont le développement cumulatif est une figure fondamentale de l’humanité, que tout individu doit s’approprier[6] pour devenir être humain. Et Sève ajoute qu’il « est aussi bien davantage : ce à partir de quoi chaque individu a à s’hominiser, tâche sans équivalent dans le monde animal » (La philosophie ? p. 408) et il précise : « Ce n’est pas le locuteur qui crée la langue mais la langue qui crée le locuteur : à ce niveau, le siège de l’humanitas n‘est plus le dedans corporel mais le dehors social. »

Et si Jean-Marie Harribey insiste tout au long de son livre sur l’idée « selon laquelle toutes nos représentations sont des constructions sociales » (p. 182), il ne va pas jusqu’à envisager que l’individu en est également une, ce qui est peut-être une explication du fait qu’il en reste à ses propositions sans analyser les conditions politiques nécessaires à leur mise en œuvre. Il n’a pas une nature humaine donnée mais une construction endogène des individualités dont a besoin le capitalisme pour « persévérer dans son être ». Et heureusement il y a aussi des résistances, des initiatives de coopération de toutes natures qui montrent que la pente n’est pas fatale, même si elle est dominante. Et en même temps (si j’ose dire), cette formation endogène des personnalités dont a besoin le capitalisme devient de plus en plus difficile au fur et à mesure où il atteint ses limites. Le changement climatique et la pandémie actuelle (en attendant les prochaines), l’illustrent parfaitement. Cela dit, je ne crois pas du tout à un futur « congrès de Tours » qui permettrait de changer de trajectoire. C’était le temps des partis politiques et des syndicats qui s’appuyaient sur une classe ouvrière facilement identifiable. Ce n’est pas qu’elle n’existe plus aujourd’hui, mais elle a pris une autre forme, beaucoup plus éclatée et notamment du fait de la transformation des personnalités sous le capitalisme. Les mouvements féministes sont une des nouvelles formes que prend la lutte des classes et qui est justement provoquée par l’entrée en masse des femmes dans la division du travail productif, mais pas comme les hommes du 19ème et de la première moitié du 20ème en masse indifférenciée dans les usines, mais dans une multitude de structures qui paraissent indépendantes les unes des autres (en particulier dans les services), alors que le rapport social de domination du capitalisme avec ses donneurs d’ordre reste le même. Ce qui explique le sentiment qu’il n’y aurait plus de classes sociales. Il faut inventer d’autres manières de faire de la politique et sur ce plan il n’y a pas de solution toute prête, mais une réflexion à mener indispensable si on ne veut pas en rester au stade des alternatives à espérer.

Car la difficulté principale à laquelle doivent faire face tous ceux et toutes celles qui veulent sortir du capitalisme et alertent sur l’impasse mortifère où il nous entraîne, ce n’est pas de faire des propositions, c’est de trouver les leviers qui permettraient qu’elles n’en restent pas à ce stade.

*

Crédit photo : Photo by Melina Kiefer via Unsplash.

Notes

[1] Schématiquement, on peut caractériser un bien public par le fait qu’il est produit par la collectivité de manière centralisée, tandis que le bien commun est le résultat de l’interaction de tous ses utilisateurs. L’État produit le système de santé, le climat, qui n’était pas perçu comme un bien avant la prise de conscience collective de son changement rapide, est le « résultat » de plus en plus des multiples activités humaines, tant de production que de consommation qui l’affecte.

[2] Marx écrivait dans une lettre à J. Ph. Becker du 17 avril 1867 que Le Capital, était « certainement le plus terrible missile qui ait encore jamais été lancé à la face des bourgeois (y compris les propriétaires fonciers) » et il indiquait dans une lettre à K. Klings du 4 octobre 1864, que c’était « un coup dont elle ne se relèvera jamais ». Plus d’un siècle plus tard on peut constater qu’elle est toujours bien présente.

[3] Lucien Sève a donné une riche contribution sur les différents « modes d’être » dans La philosophie ? (pp. 379-433) qui mériterait d’être lue et relue par tous ceux qui adhèrent, de près ou de loin, à la problématique corps-esprit. Et par bien d’autres !

[4] La distinction entre l’homme et l’animal est de plus en plus souvent remise en question. C’est, par exemple, ce que fait Patrice Maniglier dans son livre La philosophie qui se fait (pp. 318-319), où il cite un certain nombre de travaux (voir aussi les références qu’il donne page 511), censés démontrer la fragilité de cette différence. Considérant qu’il pourrait s’agir d’une mode idéologique, il nous dit que, même dans ce cas qu’il n’exclut pas, il faudrait l’expliquer. Mais cette explication est-elle si introuvable dans cette phase aigüe de la crise structurelle du capitalisme où l’on a de cesse de nous expliquer que les lois de l’économie sont aussi naturelles que celles de la nature. Cet effacement de la spécificité des rapports sociaux humains associé à la promotion d’un individualisme grandissant qui ne serait que l’expression de la nature intemporelle de l’homme est justement ce dont le capitalisme a besoin pour durer encore un peu.

[5] La catégorie d’essence devant elle-même être comprise comme un procès productif et non comme des propriétés internes que posséderait l’être considéré.

[6] Cette appropriation ne se faisant évidemment pas en laissant l’individu seul mais au sein de collectivités diverses, à commencer par ses parents et dont la diversité explique l’essentiel des personnalités qui se constituent dans ce procès et que Lucien Sève propose de commencer à expliquer avec le concept « d’emploi du temps ».