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Le stade grotesque
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Le stade grotesque (la langue du néolibéralisme) (lundi.am)
Par Leslie Kaplan
Récemment, je suis tombée sur une citation de la ministre déléguée à l’industrie, Agnès Pannier-Runacher... Il y a beaucoup de façons de caractériser le capitalisme actuel. À toutes définitions politiques et économiques, je propose d’ajouter la notion de grotesque.
Récemment je suis tombée sur une citation de la ministre déléguée à l’industrie, Agnès Pannier-Runacher. Elle parlait devant un parterre d’entrepreneurs, le 7 octobre, à la 7 ème édition de Bpifrance, et ce qui lui venait, c’était « la magie de l’atelier », où « on ne distingue pas le cadre de l’ouvrier, pas l’apprenti de celui qui a trente ans d’expérience… ». L’usine, pour elle, « c’est la fierté de travailler… parce que lorsque tu vas sur une ligne de production, ce n’est pas une punition, c’est pour ton pays, pour la magie ».
Dans la tête surgissait le mot « grotesque ».
C’est quoi, le grotesque ? Le mensonge ? Pas seulement. Le mensonge affirmé, personne n’y croit mais tout le monde joue à faire semblant d’y croire ? Peut-être. Une déformation de la réalité, en tous cas. Et, comment dire, un appel au fantasme.
On imagine une scène.
Un personnage, Agnès P., à l’entrée d’une usine, distribuant un tract, « l’usine, ah l’usine, la meilleure usine, c’est la meilleure des usines possibles, est ce que c’est sale ? oh pas tellement, est ce que c’est dangereux, oh pas tellement, est ce que c’est répétitif, oh un peu, il ne faut pas trop en demander, est ce que c’est inhumain, oh, l’humain, vous savez, l’humain il a bon dos… Mais c’est magique… »
Ou encore, Agnès P. avec un gros feutre, écrivant sur le mur de l’usine, « entrez, entrez, c’est magique ».
Ça nous rappelle une autre inscription à l’entrée, pas d’une usine, mais où déjà…Arbeit macht frei…
Comme quoi le grotesque a partie liée avec la terreur.
D’ailleurs voyez Goya, ses « disparates ».
Il y a une gravure qui est intitulée Disparate du niais qui est réellement terrifiante, taille gigantesque du « niais », regard vide et sourire idiot, corps envahissant qui prend toute la place….
Mais restons calme.
La « magie », ses paillettes, ses lumières. Elle a tout de même pour fonction de susciter l’illusion, d’effacer les différences, l’expérience, l’éprouvé de la réalité et de ses détails. Justement comme la langue du néolibéralisme, du capitalisme actuel, autoroute, plate et lisse qui se déroule et se déroule, sans aspérités, langue du « management ».
On parle d’« objectifs à court, moyen, long terme », de « coûts », de « profits », et d’ « organiser ».
On pense avec, on pense dans, ces mots là.
Et voilà encore ce personnage, Agnès P., qui s’avance sur une scène de théâtre, et qui développe : Il faut être heureux, impératif, et on est responsable de son bonheur. Le bonheur c’est plus plus plus, plus de capacités, plus d’argent, plus de connaissances (tourisme), plus de tout. Il faut être à l’égard de soi-même un bon manager, le meilleur des managers. Le modèle, là Agnès P. virevolte, le modèle, c’est : la performance sportive. Il ne tient qu’à soi de réussir. Si ça ne marche pas, surtout ne pas se déprimer, ne pas devenir un loser, mais recommencer, ne pas abandonner, viser le top. Margaret Thatcher l’a dit, « Economics are the method. The object is to change the soul ». L’âme, très important. Y accéder par le sport, les vitamines, le yoga. Tout est possible, il n’y a pas de limites. Ou alors, The sky is the limit. Mais il faut le vouloir. On est tenu de.
Là Agnès P. s’arrête, elle réfléchit, elle cherche les mots justes.
Autonomie individuelle. L’individu a pu avoir mauvaise presse pendant un temps, mais il faut être sérieux, l’ego, c’est la base, le socle. Gérer son moi, c’est la clé de l’intégration sociale. Et l’autre ? Quel autre ? Le modèle est l’entreprise. Petite entreprise deviendra grande. Energie.
Un silence.
Elle continue.
Qui dit performance dit compétitivité. Il ne faut pas avoir peur de la concurrence. La compétition, c’est sain. Que le meilleur gagne, c’est stimulant. La concurrence va dans le sens du bien général. Elimination des mauvais, non, quand même pas, mais du mauvais, oui. Chacun ne peut qu’approuver ce nettoyage par le bas. Et les différences ? Quelles différences ? On est tous pareils au fond, et on est tous d’accord sur le modèle, il a fait ses preuves, le beau, le grand, le clair, le blanc, le noir, le riche, le multiple, le passionné, le sérieux, le rationnel, l’évident en somme. D’ailleurs ne venez pas chercher querelle, tout, absolument tout, peut faire partie du modèle du moment que c’est intégré. Intégré ? Oui, intégré au système, dedans. Et comment on sait que c’est dedans ? C’est comme ça, on le sait, on sait que there is no alternative et on en tient compte.
Elle s’arrête de nouveau, regarde la salle en souriant.
D’où l’importance, restons en anglais, du self help, ne jamais oublier qu’on est cette petite entreprise à soi tout seul, utilité des coachs, toutes les techniques sont bonnes, pourvu qu’elles marchent, aussi bien la boxe, la danse, la piscine et la nourriture bio que la psychothérapie. Freud, il suffit de savoir l’utiliser, la notion de pulsion de mort n’est pas vraiment valable, mais restons positif, savoir qui on est c’est très important, décisif même, et Freud peut nous aider, papa, maman, et tout le reste, d’où on vient, moi j’ai fait une petite thérapie, ça m’a beaucoup aidée, soulagée, je dirais même, on voit d’où ça vient, les problèmes, on peut changer.
Mais attention, pour bien vivre il faut bien la conduire, sa petite entreprise, et connaître les règles, les normes de la vie sociale, la transgression c’est infantile, et la folie, personne n’en veut. D’ailleurs le président Sarkozy avait parlé du « schizophrène dangereux », là on ne peut que lui donner raison. La folie comme source de création, c’est une idée d’intellectuels. Il vaut mieux être riche et bien portant que pauvre et malade, c’est sûr, les clichés ont du bon, ils rappellent des vérités.
Agnès P. prend maintenant un air grave.
Et ainsi se développe l’individu, celui qui soigne son développement personnel. Le développement personnel est fonction du genre, de l’âge, du métier, du revenu, des préférences, sexuelles ou autres. Ces catégories sont scientifiques, elles viennent droit du marché. Au fond, le développement personnel c’est le développement du marché à l’intérieur de la tête de chacun. Et ce qui dicte la norme c’est ce qui se vend, ou pourrait se vendre, qui marche, ou pourrait marcher, qui prend, comme on dit, ou pourrait prendre. C’est une norme objective, on n’a jamais trouvé mieux. L’individu doit suivre, mais avoir de l’initiative, s’adapter, le marché bouge, il faut être solide, résister, toujours prêt, remonter toutes les pentes, avoir toujours en tête de gagner, gagner, gagner… Il faut réussir, et la réussite se voit, la télévision la montre.
Agnès P. s’arrête, elle est un peu essoufflée, elle sourit et fait une petite révérence. Sur la scène apparaît un grand arbre de Noël qu’elle se met à décorer.
Leslie Kaplan
Cet article a d’abord paru sur le blog mediapart de Leslie Kaplan.