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"Toxic Management" : le livre qui dénonce les dérives patronales
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
« Toxic Management » : le livre qui dénonce les dérives patronales | L'Humanité (humanite.fr)
Haut cadre devenu lanceur d’alerte, Thibaud Brière raconte dans son livre, Toxic Management, l’inquiétante dérive de la nouvelle pensée managériale.
Il faut toujours se méfier des gens qui veulent faire votre bonheur sans vous demander votre avis. Lorsque vous êtes embauché par une entreprise dont le dirigeant, épris de philosophie new-age, se pose en fils spirituel de Bill Gates et du dalaï-lama, c’est déjà mauvais signe. La situation se corse s’il vous tient ce type de discours : « Chez nous, vous êtes libre. Il n’y a ni hiérarchie, ni chefs, vous êtes votre propre patron. Il est expressément interdit de donner des ordres. Que voulez-vous, je suis un disciple de mai 1968, j’ai l’autorité en horreur : je veux qu’on s’éclate dans ma société ! »
Thibaud Brière a rencontré l’auteur de cette tirade. Mieux, il en a fait un livre. Toxic Management, publié ces jours-ci, est une plongée dans l’univers des « entreprises libérées », concept né dans les années 1990 qui, sur le papier, a tout pour plaire. Objectif : affranchir les salariés de l’emprise des petits chefs tatillons, au profit d’une organisation horizontale, qui accorde une grande marge de manœuvre. Les collectifs de travail sont éclatés en petites unités dans lesquelles les salariés organisent leur planning et élisent des responsables d’équipe… En pratique, c’est une tout autre histoire. D’autant que la « libération » promue vise plus à débrider la productivité qu’à émanciper les travailleurs.
Manipulation, harcèlement, humiliations publiques
Pendant plusieurs années, Thibaud Brière a officié chez « Gadama Inc. », modèle d’entreprise affranchie : n’espérez pas trouver son nom dans le registre des sociétés, elle n’existe pas. « Je ne dévoile jamais son identité pour des raisons juridiques, dit-il. J’aurais aimé être intégralement transparent, mais mon éditeur m’en a dissuadé. » Il faut dire que le portrait dressé dans le livre colle des frissons, tant la réalité décrite tient du cauchemar éveillé, entre manipulation, harcèlement et humiliations publiques. Quant au patron, baptisé « Père fondateur » par Brière, l’emprise qu’il a sur ses salariés, ainsi que la teneur de ses envolées, le rapproche dangereusement du gourou. Comme son surnom l’indique, « Père fondateur » ambitionne de « changer l’homme »… Ce qui, à y réfléchir, n’est pas si éloigné des obsessions démiurgiques de certains nababs de la Silicon Valley, en quête de vie éternelle ou d’exil spatial.
Revenons au début. Thibaud Brière est « philosophe d’entreprise », c’est-à-dire qu’il est recruté pour « aider les comités de direction à se poser des questions qu’ils ne formulent pas encore », et « écrire des livres pour les dirigeants ». Admis à Sciences-Po sur dossier après son bac, l’adolescent passe son tour, car il juge l’établissement « pas assez littéraire ». Passionné de philosophie, il décroche un DEA (diplôme d’études approfondies), mais bifurque en cours de route. Un ancien copain de lycée lui ayant appris l’existence d’une « admission parallèle » à HEC, il tente le coup : « J’y suis entré par souci ethnographique, assure-t-il. Je m’étais toujours demandé ce qu’il pouvait y avoir d’exaltant dans le contenu de cet enseignement. Que cherchent au juste des gens qui se passionnent pour l’optimisation de la gestion d’un stock de boulons ? J’ai toujours été guidé par une profonde curiosité. Pour comprendre de quoi est faite la texture du monde, il faut s’intéresser à l’économie. »
Après un passage dans un cabinet d’audit, il est embauché par Gadama. Très vite, il découvre l’envers du décor. Dans son livre, il décrit par exemple comment la direction classifie les salariés en différentes catégories, les « serpents » étant considérés comme des individus nuisibles à la bonne marche de l’entreprise, à éliminer d’urgence. Mais, entre gens bienveillants, il n’est pas question de virer un salarié sans discussion : on incite le collectif à se liguer contre l’élément perturbateur. Une réunion de « thérapie collective » tourne ainsi à la mise en accusation, où le collègue « serpent » est désigné à la vindicte du groupe et finit par craquer.
Une classification des salariés visant à éliminer les plus faibles
Dans l’entreprise moderne, note Brière, on n’obéit plus à des ordres, on « adhère » à une « vision », on embrasse une culture d’entreprise : une fois les normes intégrées par le « collaborateur », elles changent de statut, pour devenir comme une seconde nature. Après tout, on n’est jamais mieux asservi que par soi-même… « Les entreprises libérées sont la pointe avancée de tendances lourdes du management, qu’il est d’intérêt public de dévoiler, explique-t-il. Quelles sont-elles ? D’abord, une conception organiciste de l’entreprise, vue comme une projection du corps humain (un ensemble de “cellules”). Ensuite, une classification des salariés visant à éliminer les plus faibles, selon un principe de “saine” émulation. N’oublions pas non plus le culte du leader, où le manager n’est plus là pour diriger mais pour “inspirer”. Enfin, une ambition idéologique de l’entreprise, dont la culture doit devenir une nouvelle vision du monde. »
Quand on lui fait remarquer que ce modèle glaçant louche vers le fascisme, il botte en touche : certains mots peuvent coûter cher. Thibaud Brière le sait, pour avoir été mis à la porte de Gadama après avoir dénoncé les dangers de ce « néomanagement ». Aujourd’hui, il participe à des conférences, mène des missions de conseil et reste convaincu que la démocratie en entreprise est un but atteignable, mais que les conditions ne sont pas forcément réunies au vu de la configuration actuelle du capitalisme… C’est le moins que l’on puisse dire.