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"On n’est pas dans une start-up branchouille ici"

Lien publiée le 10 décembre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

« On n’est pas dans une start-up branchouille ici » : La « magie » du travail à l’usine racontée de l’intérieur - Basta!

Il a usiné des cadenas, de la lessive, de la peinture, des radiateurs, et a même trimé dans la grande distribution. Eric Louis compile ses trente-cinq années de labeur dans un ouvrage incisif dont nous publions des extraits.

1986, mes tout premiers pas dans le monde sacré du travail. C’est une usine où on fabrique des serrures et des cadenas. Elle compte environ 150 employés, en grande majorité des ouvriers. C’est une agglomération d’ateliers disparates, bâtis au gré du développement de l’activité. Partout cette odeur caractéristique, faite du mélange des fumets d’huiles de coupe, des graisses de polissage, des bains de traitement des métaux, du plastique chauffé des machines de conditionnement… C’est ici que mon père travaille [à Fressenneville, Hauts de France]. Alors c’est ici que dès mes 16 ans, j’irai passer mes vacances d’été.

Chaque employé est pesé à son entrée, puis à sa sortie

Ces périodes estivales, c’est aussi l’apprentissage de la vie. La vraie. Celle des prolos. Mal aux pieds, à rester debout devant une machine huit heures de temps. Mal au cul, si j’ai la chance d’être assis. Mal aux reins à porter des caisses. Et mon coude qui se bloque à force de pousser des journées entières sur ce levier relié à un gros ressort, pour enlever la pièce usinée et en mettre une nouvelle à la place. Mes premiers TMS (troubles musculo-squelettiques). En 1986, ce terme n’existe pas. On me dit simplement : — T’inquiète, c’est le métier qui rentre.

1996. Un soir, j’arrive devant la grande usine illuminée. Je badge, j’entre dans le petit sas individuel puis attends quelques secondes qu’il s’ouvre de l’autre côté. Au petit matin, pour sortir, même manœuvre mais dans l’autre sens. Je me demandais pourquoi ces quelques secondes de battement, dans le sas. On m’a expliqué. Chaque employé est pesé à son entrée, puis à sa sortie. Sont forts ces Américains, si tu voles, ton écart de poids te trahit sur le champ. Faut dire qu’ici a lieu dans le plus grand secret l’élaboration d’un produit des plus nobles, à la valeur inestimable : de la lessive. L’écorecharge s’arrête devant moi. Je la prends et la place dans un carton. Et ça toute la nuit. Mais bon, cette quintessence de taylorisme n’est pas trop mal payée, et me laisse mes après-midi. En plus, c’est pas fatigant pour ma tête.

En l’une de ces nuits sans fond, j’ai vécu un intense et bouleversant moment d’émotion. Changeant de ligne de production, j’avise une dame un peu forte, assise en surplomb d’un tapis roulant. Sur ce tapis passent des barils de lessive en poudre, gueules grandes ouvertes. Je crois que ça ne se fait plus guère, de nos jours, la lessive en poudre. Dans chaque carton la dame laisse tomber un petit sachet transparent et son contenu. Sur les barils en procession, inscrit en un rouge flamboyant : BONUX. En face de mes yeux ébahis, la dame qui met les cadeaux dans les paquets de Bonux ! Je ne suis jamais allé jusqu’à imaginer qu’il pouvait exister au fin fond d’une zone industrielle une personne affectée à cette noble tâche. Ma mère ouvrait le baril, le cadeau était là, c’est tout. À peine recouvert d’un peu de poudre. Plus qu’à tendre la main, à déchirer le sachet avec les dents, et à moi le cadeau tout moche en plastique, avec en prime un goût de lessive dans la bouche pour la journée. C’est comme si je voyais la Mère Noël, là, sur son trône, impériale en son geste mille fois répété.

1997. C’est monsieur B. qui m’accueille, le directeur de fabrication. Il est ingénieur. Lorsque nous sortons de son bureau, qui donne directement dans l’usine, une atmosphère malsaine me saute aux poumons. Imaginez un endroit confiné où un mauvais plaisantin aurait déversé des centaines de litres d’extrait concentré de white-spirit. Là, c’est pire. Il s’agit du mélange des vapeurs de solvants, de résines, d’adjuvants, de siccatifs nécessaires à la fabrication de peintures. Va falloir s’y faire. Chemin faisant, monsieur B. tient à me montrer l’étendue de sa sympathie, de sa convivialité, bien cachées sous la façade austère qui lui sert de carapace. Sans s’arrêter, il me toise de la tête aux pieds d’un air presque dégoûté :

— J’avais demandé quelqu’un de costaud. Mais bon...
Une immédiate complicité s’installe entre nous.

Les conditions de travail sont, comment dire... spartiates

Le PDG de cette boîte est à l’époque un représentant influant du Medef local. En un an, j’ai dû l’apercevoir deux fois dans les ateliers. Vu l’état de délabrement de l’usine, on le comprend. Les conditions de travail sont, comment dire... spartiates. L’atelier en lui-même respire une douce nostalgie des manufactures du début du siècle. Début du 20e, bien entendu. Mais qui n’auraient pas été entretenues depuis. Le sol en pavés défoncés, véritables montagnes russes, est du meilleur effet rustique. L’isolation brille par son absence. Le chauffage est une notion purement optionnelle que personne n’a jamais évoquée. Alors l’hiver, on ferme bien les portes en bois branlant aux vitres cassées. L’été, c’est le sauna. Sauf qu’au lieu d’essence d’eucalyptus, ce sont les vapeurs surchauffées des solvants chimiques qui nous débouchent les sinus.

La peinture, c’est pas compliqué à fabriquer. Je prends la formule imprimée sur une feuille A4, et je commence par aller chercher les ingrédients. Il faut les peser soigneusement, bien respecter les doses. La résine constitue l’étape la plus drôle de cette tambouille : le fût de 300 litres est couché sur un rack. Le robinet ? Y’en a pas. Je place la tine (seau métallique) sous le bouchon qui clôt le fût. Je dévisse doucement jusqu’à ce qu’un jet épais et visqueux gicle. Il faut le réguler avec le bouchon que j’ai pris grand soin de ne pas lâcher. En fonction du niveau de résine dans le fût, que je ne peux pas deviner évidemment, il peut arriver quelques dommages collatéraux. Contrairement aux autres produits, la résine ne disparaît jamais. Au fil du temps les couches se superposent, blindage protecteur. Ici, dépassant l’expression consacrée, nos pantalons de travail tiennent vraiment debout tout seuls.

Pas de revenus pérennes, pas de pognon. Le Graal, c’est le CDI

Les pigments offrent des réjouissances amusantes, à leur manière. Ils se présentent sous forme de poudre très volatile, qu’il faut aller piocher dans de grands seaux. Le bleu est la couleur la plus marrante, car c’est celle qui présente la granulométrie la plus fine. Que je sois le plus délicat du monde, le soir j’aurai quand même les yeux cernés d’un large trait de rimmel. Dans la perspective d’une soirée drag-queen, je suis prêt. Inutile de frotter à m’en arracher les paupières, ça résiste. Je donne le secret au cas où quelqu’un aurait l’idée saugrenue d’aller travailler dans une usine de peinture moyenâgeuse : un peu d’huile d’amande douce au bout d’un coton-tige.

1998. Marre de payer un loyer. Seulement, pour obtenir un prêt, même pour acheter une ruine au milieu de nulle part, il faut montrer patte blanche. Pas de revenus pérennes, pas de pognon. Le Graal, c’est le CDI. Un début d’été, j’entre chez Leclerc comme d’autres saisonniers, afin de pallier les absences dues aux congés. Je m’y montre ouvrier vertueux. Ponctuel, sérieux, impliqué. N’hésitant pas à effectuer des heures supplémentaires sans savoir si elles seront payées, ou a minima, récupérées. Bouleversée, émue aux larmes devant une telle exemplarité, la direction rédige à mon attention un CDI en bonne et due forme. Je n’en discute pas le moindre article.

Mon boulot n’est pas des pires. Il consiste en un rush permanent afin de descendre la marchandise des racks pour la dizaine de nanas du rayon épicerie, elles-mêmes sous la pression du mot d’ordre laconique et quotidien : rayons pleins à 9 heures ! Il ne doit rien manquer au premier client de la première minute. Je demeurerai l’employé modèle tant que mes démarches auprès des organismes prêteurs n’auront pas abouti. Et elles n’aboutissent pas vite. Prétendre à l’accession à la propriété avec un SMIC, avec un apport égal à zéro et en l’absence de garant est un peu présomptueux. Des mines condescendantes, des refus amusés me le font comprendre.

Malgré tout, j’y parviens. Dès le précieux sésame en poche, mon exemplarité se relâche quelque peu. Les horaires changeants, l’autorité des petits chefs, les heures supplémentaires gracieuses, les ordres contradictoires me semblent soudain moins supportables. Imperceptiblement je dérive, au gré de mes agacements de plus en plus difficiles à contenir. Pour finir réfractaire, entêté, ingérable. C’est-à-dire enfin moi-même, forme aboutie du salarié plongé dans un marigot de mesquinerie, d’autoritarisme, d’exploitation, d’incompétence.

On n’est pas dans une start-up branchouille ici

Aujourd’hui, à l’heure où j’écris ces pages, je bosse de nouveau à l’usine. À la production. En intérim, bien sûr. Après une assez longue période de chômage, la transition a été saisissante, c’est le coup de feu dans la boîte : les semaines s’étirent jusqu’à 48 heures de travail. C’est une bonne vieille usine industrielle, comme à mes débuts, en 1986. D’un côté entrent des rouleaux de tôle brute. De l’autre sortent des radiateurs électriques flambant neufs. Emballés, prêts à être exposés à la convoitise des chalands des magasins de bricolage. Entre les deux, des presses, des plieuses, des cambreuses, le dégraissage, la peinture, les lignes de montage, l’emballage, le magasin, l’expédition.

On n’est pas dans une start-up branchouille ici. Les ouvriers portent des blouses bleues. Sur celles des embauchés, le logo de l’entreprise. Sur celle des intérimaires, que dalle. Les chefs portent des blouses vertes, c’est pratique, on les voit arriver de loin. Les femmes cheffes arborent quant à elles des blouses d’un orange pimpant. Le directeur est le seul à porter une une cravate. Un directeur à l’ancienne. Je pourrais me croire transporté 35 ans en arrière, à ce léger détail près : tout le monde, sans exception, du matin au soir, porte un masque. Et puis les cadres et les personnels administratifs se contorsionnent en une gymnastique étrange autant que ridicule : actionner les poignées de portes avec les avant-bras. Aucun doute, on est en 2021.

Combien de temps va durer ce nouvel épisode ? Je ne sais pas. Mes contrats d’intérim sont hebdomadaires. Je suis informé le vendredi après-midi de la poursuite de ma mission. Inutile de faire la fine bouche, je repars de zéro. Mes droits Assedic sont épuisés depuis longtemps, les acquérir de nouveau va prendre un peu de temps. Il me faut obtenir la confiance de l’entreprise de travail temporaire pour avoir une chance d’être replacé ailleurs en cas de fin de mission. Alors pas de vagues.

Éric Louis

Photo de une : ©Guy Pichard

Mes trente (peu) glorieuses, Éric Louis. Éditions Les imposteurs. 10 euros.

BOÎTE NOIRE

Le titre de l’article fait référence aux propos tenus le 7 octobre dernier par la ministre de l’Industrie Agnès Pannier-Runacher : « J’aime l’industrie parce que c’est l’un des rares endroits au XXIe siècle où l’on trouve encore de la magie. La magie de l’atelier où l’on ne distingue pas le cadre de l’ouvrier, on ne distingue pas l’apprenti de celui qui a trente ans d’expérience, où l’on ne distingue pas celui qui est né en France il y a quarante ans et celui qui est arrivé par l’accident d’une vie il y a quelques jours. »

(...) « La fierté de travailler dans l’entreprise, la fierté de travailler dans l’usine, pour qu’on dise que lorsque tu vas sur une ligne de production, c’est pas une punition, c’est pour ton pays, c’est pour la magie et c’est ça que vous pouvez rendre possible. »