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Anatomie du phénomène Zemmour

Zemmour

Lien publiée le 20 décembre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Anatomie du phénomène Zemmour (revolutionpermanente.fr)

Après avoir faussement entretenu le suspense, Eric Zemmour a officiellement déclaré sa candidature à la présidentielle 2022, en se posant en sauveur de la France dans un pastiche grotesque de l’appel du 18 Juin. Mais qui est vraiment cet homme qui fait la une des journaux depuis septembre, et quel projet politique défend-t-il ? S’il est évident qu’il incarne une tradition politique des plus détestables et qu’il représente une sérieuse menace pour les exploités et les opprimés, il importe, pour mieux le combattre, lui et ses supporters, de proposer quelques définitions et de tirer un premier bilan de sa campagne. Beaucoup a déjà été écrit sur Zemmour, mais la plupart du temps sur des aspects partiels. Nous proposons ici de revenir sur quatre enjeux du phénomène.

Un phénomène médiatique

Eric Zemmour c’est d’abord et avant tout un phénomène médiatique qui en dit long sur l’évolution de la presse et de la télé depuis le début des années 2000. Issu d’une famille juive d’Algérie arrivée en métropole en 1952, il nait en 1958 à Montreuil et grandit à Drancy puis dans le 18e arrondissement de Paris. Bon élève, il intègre Sciences Po mais échoue deux fois au concours de l’ENA. Ce double échec, sur lequel beaucoup ont glosé a sans doute instillé chez lui un esprit revanchard, qui n’a pas freiné sa volonté constante de parvenir et d’intégrer les cercles les plus fermés du pouvoir. Zemmour se rêve en héros balsacien et « Rubempré », le nom qu’il a choisi pour la maison d’édition qu’il a créé pour auto-éditer son dernier livre est à cet égard très parlant. Lucien de Rubempré, c’est le nom de plume du personnage central des Illusions perdues qui monte à Paris pour devenir écrivain et se retrouve journaliste. C’est dans ce milieu, décrit par Balzac comme corrompu et malhonnête, qu’il obtient ses premiers succès après avoir appris de son mentor Etienne Lousteau comment manipuler le lecteur. Dans son livre Balzac et le réalisme français Georg Lukacs avait décrit les Illusions perdues comme « l’épopée tragi-comique de la capitalisation de l’esprit » et de la transformation de la littérature en marchandise, analyse qui par ricochet résume très bien le rapport de Zemmour à l’écriture.

Si Zemmour a longtemps essayé sans succès, et s’il tente encore aujourd’hui d’être coopté dans les cercles les plus fermés de la haute bourgeoisie française comme le cercle de l’Union interallié ou l’automobile club, dont il fréquente assidûment la piscine pour étoffer son carnet d’adresse, c’est par la petite porte, mais non sans appuis qu’il débute sa carrière. Après un bref passage raté dans la pub, Philippe Tesson, qui dirige alors le Quotidien de Paris est le premier à lui tendre la main, en 1986. Depuis, il lui a plusieurs fois témoigné publiquement de son soutien, criant notamment à la censure d’Etat dans les colonnes du Point, quand son poulain de naguère s’était fait remercier d’I-Télé en décembre 2014 pour ses propos outranciers sur les musulmans.

Comme d’autres avant lui, dont Edouard Drumont (1844-1917), c’est par la presse que Zemmour a percé. Ce qu’a bien noté Gérard Noiriel dans l’essai limpide qu’il lui a consacré. Mais comme le souligne l’historien, alors que le Figaro s’était rapidement séparé du très antisémite polémiste Drumont dans les années 1860, les colonnes du même journal restent ouvertes à Zemmour depuis 1996, hormis une brève période d’interruption, entre 2009 et 2010. Le grand quotidien de la droite française a donc largement contribué à asseoir sa respectabilité.

Mais Zemmour ne serait sans doute pas devenu ce qu’il est aujourd’hui s’il s’était cantonné à la presse écrite. Il participe aux côtés de Christophe Barbier à partir de 2003 et jusqu’en 2014 à l’émission Ça se dispute sur I-télé, chaine d’info en continu du groupe Canal, diffusée via la TNT. À la suite de la reprise en main de la chaine par Vincent Bolloré et sa transformation en CNEWS, Zemmour revient en 2019 sur la chaine d’où il avait été licencié en 2014 et où il est omniprésent depuis. Gérard Noiriel considère d’ailleurs que le succès de Zemmour, comme celui de Drumont est pour partie lié à une transformation du champ médiatique. Si le moment Drumont s’inscrivait dans une période de massification de la presse permise par une croissance continue du lectorat dans la seconde moitié du 19e siècle, le succès de Zemmour s’expliquerait en partie par le développement des chaines d’info en continu, diffusées par la télévision numérique terrestre. Pour tirer leur épingle du jeu dans un système très concurrentiel, celles-ci auraient eu tendance à recourir à la logique du « clash » et du « buzz », domaine qui est peut-être le seul dans lequel Zemmour excelle.

Le service public télévisuel a également joué un rôle notable dans la trajectoire d’Eric Zemmour, puisque c’est le programme de divertissement On n’est pas couché, animé par Laurent Ruquier et produit par Catherine Barma qui le fait connaître du grand public, de 2006 à 2011. C’est dans cette émission, qui est la plus prescriptive du PAF pour les livres et où il joue le rôle de critique de droite, qu’il se forge au fil des ans sa posture de réactionnaire au carré. Il est également régulièrement invité par Thierry Ardisson, animateur vedette qui ne cache pas ses opinions royalistes, émission dans laquelle il met en scène ses premiers clashs. Il bénéficie également pendant de longues années d’une tribune à une heure de grande écoute sur les ondes de RTL, qui a pendant longtemps été la radio la plus diffusée de France.

D’abord journaliste, puis chroniqueur télé, Zemmour nourrit des ambitions littéraires. Ses premiers livres portent sur la droite française, qu’il suit en tant que journaliste politique au Figaro. Il a ainsi par exemple publié un livre sur Baladur en 1995 et un livre sur Chirac en 2002. Mais le premier qui fera du bruit, et qui lui a été suggéré par Clara Dupont-Monod, c’est son pamphlet Le premier sexe, paru chez Denoël en 2006 et qui est très largement inspiré par les thèses virilistes et masculinistes d’un Alain Soral. Cet opus lui sert de prétexte à son premier grand « clash » télévisuel, face à Clémentine Autain chez Thierry Ardisson. Gérard Noiriel voit dans la misogynie de Zemmour une forme de réaction face à la féminisation du métier de journaliste qui s’est considérablement accrue depuis son entrée dans le métier à la fin des années 1980. En 2000 déjà, Zemmour avait co-signé avec Patrick Poivre d’Arvor, aujourd’hui accusé de viol, d’agression et de harcèlement sexuel, un essai intitulé Les Rats de garde, dans lequel il dénonçait le « journalisme du trou de serrure » et défendait « l’exception culturelle » française en la matière. Comme son ami PPDA, Eric Zemmour est également accusé d’agression sexuelle.

Quiconque a déjà pris le temps de feuilleter l’un des essais publiés par Zemmour pourra aisément se convaincre du fait qu’il ne peut prétendre au statut d’intellectuel, espèce d’ailleurs en voie de disparition. Ses livres sont tous – hormis son dernier – publiés dans de grandes maisons d’édition françaises (dont notamment Grasset, Stock, Denoël, Albin Michel) et ils atteignent régulièrement la tête des ventes dans la catégorie essai. Il serait pourtant vain d’y chercher le commencement d’un raisonnement ou l’esquisse d’une théorie politique. Ses ouvrages les plus vendus, Suicide français (500 000 exemplaires)Destin français (plus de 100 000 exemplaires) et La France n’a pas dit son dernier mot (+ de 205 000 exemplaires fin octobre 2021) sont de véritables fourre-tout, sans réelle structure, dans lesquels Zemmour ressasse incessamment ses thèmes favoris et sa vision racornie de l’histoire de France. Il s’y complait dans une forme de narcissisme et s’y met en scène face à son époque, qu’il aborde avec un déclinisme lancinant. Nul effort de pensée, mais une succession d’anecdotes et de confidences pastichant fort mal le ton des grands mémorialistes du XVIIe.

La vision du monde zemmourienne

Le style Zemmour est particulièrement théâtral. Son registre est celui de l’indignation et de la déploration et il semble toujours chercher plus à émouvoir qu’à transmettre. Il s’inscrit en cela dans une longue tradition, celle d’un certain romantisme contre-révolutionnaire et antirationaliste, celui des anti-Lumières, étudiées notamment par Zeev Sternhell. Zemmour ne cache d’ailleurs pas son admiration pour Jacques Bainville et Charles Maurras, figures de l’Action française, qu’il cite abondamment mais auprès de qui il fait pale figure au plan littéraire. Lui concéder une véritable idéologie serait cependant beaucoup s’avancer, tant ses propos sont contradictoires et ne peuvent faire système, bien qu’ils soient tous résolument passéistes et réactionnaires au sens premier du terme, c’est-à-dire en réaction par rapport au présent. Zemmour peut ainsi dans une même diatribe défendre De Gaulle et Pétain, tout en revendiquant sa judéité et en dénonçant la façon dont d’autres vivent la leur.

La confusion et l’éclectisme qui le caractérisent ne doivent pas être perçus comme un frein à la diffusion de ce que l’on ne peut pas vraiment qualifier d’idées ni même de conceptions, mais qu’il faut plutôt appeler une vision du monde et des images. Visiblement peu capable d’introspection, ni même de la distance à soi nécessaire à tout exercice réflexif, il ressasse constamment à haute voix ou à l’écrit les mêmes clichés. Dans ce pot pourri d’exemples piochés dans une histoire de France des grands hommes, façon Jacques Bainville illustré, des lecteurs issus d’horizons divers peuvent y trouver leur compte. Le confusionnisme a ceci d’efficace qu’il ne s’embarrasse pas de logique, qu’elle soit partisane ou autre, et Zemmour peut regrouper derrière lui des gens que parfois tout oppose, comme des néonazis antisémites et des Juifs français qui se tournent vers lui par crainte de la montée de l’antisémitisme. Zemmour peut tout à la fois réunir des catholiques attachés à Jeanne d’Arc, des admirateurs de Napoléon Bonaparte, du Maréchal Pétain comme du général de Gaulle, des pieds noirs nostalgiques de l’Algérie française, des électeurs de longue date du Front National préférant le père à la fille, comme des jeunes néofascistes en herbe, radicalisés sur YouTube ou le forum jeuxvideos.com.

Pour éclectiques que puissent être tant les propos de Zemmour que ceux de ses soutiens, ils se rejoignent néanmoins sur les deux axes autour desquels l’extrême droite s’est restructurée ces dernières années. Le premier est la défense de l’Occident chrétien et une peur/haine à l’égard de l’Islam/des musulmans et de l’immigration/des migrants cimentée dans un récit aux accents fascistes : celui du grand remplacement. À cet égard, Enzo Traverso n’a pas tort quand il avance que l’islamophobie joue aujourd’hui pour l’extrême droite le rôle que jouait naguère l’antisémitisme, ce qui ne signifie pas bien entendu que l’antisémitisme ait disparu ou qu’on ne puisse pas par ailleurs être à la fois islamophobe et antisémite. C’est d’ailleurs une particularité de Zemmour que d’être un juif antisémite, puisque dans la droite ligne de l’antisémitisme hexagonal depuis 1945, il défend l’action de Pétain à l’égard des Juifs français.

Le second axe du zemmourisme regroupe un masculinisme exacerbé, tout à la fois misogyne et anti-LGBTQI+, qui allie les anti-MeToo aux anti-mariage pour tous. Ce qui caractériserait ainsi Zemmour, plus qu’une idéologie en propre, c’est sa posture d’opposition systématique à tous les mouvements sociaux progressistes, intellectuels et démocratiques des dernières années, regroupés tantôt par lui, tantôt par d’autres y compris au gouvernement sous les termes de « wokisme » ou d’« islamo-gauchisme », qui rappelle la dénonciation du « judéo-bolchévisme » par les nazis dans les années trente. Quand des ministres comme Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal reprennent ces thématiques, ils ne font d’ailleurs qu’accroitre l’audience de son discours et ils participent à une banalisation de ses propos.
Zemmour c’est l’anti-CGT, l’anti-LGBTQI+, l’anti-féminisme, l’anti-Black Lives Matter, l’anti-antiracisme, donc le racisme, l’anti-Islam, donc l’islamophobie.

Face à la remise en question d’une histoire coloniale et sexiste, Zemmour a pris le parti d’une défense intégrale d’une certaine histoire de France, revisitée par ses soins et qui prend l’allure d’un roman national, d’une mythologie mobilisatrice, à mille lieux d’une démarche à proprement parler historienne ou historiographique. La seule chose à laquelle Zemmour daigne accorder une valeur positive, c’est une nation française fantasmée et conquérante et en cela, il est moins un fasciste qu’un nationaliste réactionnaire, comme beaucoup d’autres avant lui. Il convient cependant de souligner que même s’il partage beaucoup de traits communs avec des figures du passé comme Edouard Drumont, et dans une moindre mesure Boulanger ou Charles Maurras, il en diffère en ce qu’il s’inscrit dans un contexte bien différent.

Zemmour et la question du fascisme

Bien qu’il s’en défende, faut-il voir en Zemmour un fasciste ? Ugo Palheta n’hésite pas à sauter le pas en s’appuyant sur une définition du fascisme comme un projet de régénération de la nation par une purification ethno-raciale. Cette définition, empruntée à Roger Griffin, cadre a priori bien avec l’ultranationalisme d’Eric Zemmour qui a de surcroit musclé son discours ces dernières années et n’a pas hésité à évoquer une guerre civile lors de la convention de la droite organisée par Marion Maréchal Le Pen en septembre 2019.

L’éclectisme dont fait preuve Zemmour était aussi une caractéristique des courants fascistes, qui eux non plus ne s’embarrassaient pas des contradictions apparentes et se sont construits par de nombreux emprunts. De plus, il convient de rappeler que la France n’a jamais été allergique au fascisme, loin de là. Zeev Sternhell voit dans la France de la fin du XIXe siècle le véritable lieu de naissance du fascisme, même si cette thèse est loin de faire consensus. S’il est indubitable que Vichy n’est en rien un greffon allemand en France et qu’il s’inscrit dans une tradition à proprement parler française, il n’est pas possible de cerner les contours d’un mouvement fasciste dans la France de la fin du XIXe siècle qui soit un tant soit peu comparable au fascisme italien ou au nazisme allemand. La grande limite de l’approche sternhellienne des origines du fascisme, c’est sans doute qu’elle se cantonne à une histoire des idées, centrée sur les racines idéologiques du fascisme. C’est aussi une des limites de l’approche culturaliste proposée par Roger Griffin, qu’il a d’ailleurs développée contre les lectures marxistes du fascisme, qu’il jugeait trop économicistes. Les marxistes qui ont écrit sur le fascisme dans les années trente comme Trotsky, Gramsci et Thalheimer ont à juste titre insisté sur l’importance des facteurs économiques dans la montée du fascisme. Mais ils se sont aussi attachés à bien comprendre la suite d’événements qui ont pu conduire certains pays à basculer dans le fascisme et ils ont tenté de proposer une compréhension politique du phénomène fasciste.

Ugo Palheta emprunte à Nicos Poulantzas le concept de « processus de fascisation » pour caractériser la situation politique en France. Par sa politique répressive et sécuritaire et la prolongation ad vitam aeternam de l’état d’exception depuis 2015, le gouvernement actuel s’inscrirait ainsi dans un « processus de fascisation ». Ce moment historique, qui dure déjà depuis longtemps, rappelle pourtant bien plus les lois scélérates de 1893 et 1894 sur l’anarchisme que le processus de fascisation qui a suivi la mise en place des lois fascistissimes en 1925 et 1926 en Italie.

Le terme de fascisation désigne à l’origine le processus de transformation d’un Etat bourgeois que nous qualifierions de classique en Etat à proprement parler fasciste. Dire qu’un tel processus serait en cours dans la France d’Emmanuel Macron, qui a été traversée par des temps de très forte conflictualité sociale, avec le mouvement des gilets jaunes et la grève contre le projet de réforme des retraites, laisse songeur. La répression des mouvements sociaux n’est en outre pas nouvelle dans l’histoire française, que l’on songe au 17 octobre 1961, dont on a commémoré le funeste anniversaire cette année, ou à la fusillade de Fourmies du 1er mai 1891, sans oublier la répression sanglante de la grève des mineurs de 1948. Le fichage des militants n’est en soit pas une nouveauté, la sûreté générale a été créé sous Napoléon III en 1853 et l’on surveillait déjà l’opinion dans l’Ancien régime. Répression, tout sécuritaire, rétrécissement des libertés ne signifie pas en soi fascisme ou fascisation. Il s’agit d’une constante au sein des Etats capitalistes, appliquée avec plus ou moins de zèle selon les périodes.

Comme le résume bien Stathis Kouvélakis, l’État fasciste était pour Poulantzas « un cas-limite, mais nullement un cas « pathologique » – ou une « anomalie » – de l’État capitaliste parce qu’il surgit dans une conjoncture de crise exacerbée de l’hégémonie de la classe dominante, elle-même située dans une étape déterminée du capitalisme, le stade monopoliste impérialiste. Le « procès de fascisation » désigne le moment où cette crise s’intériorise pleinement dans les formes étatiques elles-mêmes, sur fond de défaite de l’offensive révolutionnaire de la classe ouvrière occidentale au cours des années qui suivent la fin du premier conflit mondial ». En parlant de « processus de fascisation », Poulantzas entendait ainsi insister sur l’inscription de l’Etat fasciste dans la forme plus générale de l’Etat capitaliste. Si l’approche poulantzienne du fascisme nous semble par certains aspects trop déterministe, force est de constater qu’il ne négligeait pas pour autant le contexte historique qui préside au processus de fascisation, à savoir une défaite majeure de la révolution prolétarienne. Le fascisme serait ainsi un mouvement intrinsèquement contre-révolutionnaire.

Le point commun entre Mussolini, Hitler et même Franco, c’est qu’ils sont arrivés au pouvoir après une révolution avortée, qu’il s’agisse du Biennio Rosso (1919-1920), de la révolution allemande (1918-1923) et ses suites ou de la guerre civile espagnole (1936-1939). La France de 2021 est loin d’être dans une situation similaire et l’atmosphère électrique qui règne dans ladite sphère médiatique rappelle plus la France de l’affaire Dreyfus que les campagnes politiques de la République de Weimar. Qualifier Zemmour de fasciste dans le cadre d’une action militante peut être tout à fait opportun, mais il importe de comprendre que le fascisme signifie un type de mouvement et de régime politique particulier. Et l’arrivée au pouvoir des fascistes et des nazis ne s’est jamais faite pacifiquement ou seulement par les urnes, mais elle s’inscrit dans une longue période de crise au cours de laquelle la révolution était directement à l’ordre du jour.

Penser qu’avec Zemmour la France serait sur le point de basculer ouvertement dans le fascisme, c’est sans doute accorder une importance trop grande à l’idéologie et aux individus et trop peu au contexte politique et à ce qu’il faut bien appeler la lutte des classes. Que Zemmour soit dès aujourd’hui une menace pour les exploités et les opprimés, c’est indéniable, qu’il reprenne des thématiques fascistes également. On peut toujours émettre l’hypothèse que le zemmourisme évolue plus ouvertement vers le fascisme, lui ou un autre mouvement plus radical encore, si la crise économique faisait un saut et prenait en tour catastrophique et que le prolétariat ne donnait pas de réponse à la rapide paupérisation de larges couches des classes moyennes. Mais on en n’est pas encore là.

Il est vrai qu’avec sa candidature, beaucoup de groupuscules proto-fascistes relèvent la tête, mais Zemmour semble peu à même de développer une véritable mobilisation extra-parlementaire, appuyée sur des miliciens armés issus des rangs de la petite bourgeoisie déclassée. Il s’agit là d’un élément central pour définir une dynamique de fascisation et qu’on ne peut pas encore constater aujourd’hui. Dans son texte « Bonapartisme et fascisme », rédigé en 1934, Léon Trotsky mettait en garde ses lecteurs contre la tendance, qui était alors celle de l’Internationale communiste, de qualifier pêle-mêle les régimes les plus divers de fascistes :

Pour eux, Primo de Rivera, Mussolini, Chang Kaïchek, Masaryk, Brüning, Dollfuss, Pilsudski, le roi serbe Alexandre, Severing, MacDonald, etc., étaient des représentants du fascisme. Ce faisant, ils oubliaient

a) que, dans le passé également, le capitalisme ne s’est jamais accommodé de la démocratie « pure », tantôt y rajoutant quelque chose et tantôt la remplaçant par un régime de répression ouverte,

b) que le capital financier « pur » n’existe nulle part,

c) que, même quand il occupe une position prédominante, le capital financier n’agit pas dans le vide, mais est obligé de compter avec les autres couches de la bourgeoisie et avec la résistance des classes opprimées.

d) enfin que, entre la démocratie parlementaire et le régime fasciste, s’intercalent inévitablement toute une série de formes de transition, dont l’une remplace l’autre tantôt de façon pacifique et tantôt par la guerre civile. Et chacune de ces formes de transition, si l’on veut avancer et non pas être rejeté en arrière, exige une approche correspondante juste, théorique et politique, du prolétariat.

Dans l’hypothèse très théorique et qui demeure pour l’instant peu probable, qu’il soit élu président, Zemmour pourrait ainsi s’inscrire dans ce que Trotsky appelle une forme de transition entre la démocratie parlementaire et le fascisme. On pourrait ainsi éventuellement assister à la traduction nationale d’un phénomène déjà présent à échelle internationale, comme le montrent les exemples de Trump et Bolsonaro : c’est-à-dire des processus de bonapartisation, sous une forme encore assez faible d’ailleurs. Mais ce pas encore plus réactionnaire, ne signifierait aucunement que Zemmour élu, la France se dirigerait nécessairement vers le fascisme, dans ce qui serait un processus irrésistible, comme le montre la défaite électorale de Trump, qui est bien plus une démonstration du caractère faible des bonapartismes actuels que de leur caractère fasciste. Chaque moment, chaque forme de transition plus réactionnaire implique évidemment des dangers pour le prolétariat et en particulier pour les secteurs racisés, mais aussi des risques pour l’ensemble de la domination bourgeoise.

Une politique réactionnaire au-delà des rapports de force, peut déclencher des réactions révolutionnaires du prolétariat difficiles à maîtriser. C’est pour cela que le fascisme ne s’impose seulement qu’une fois que l’énergie révolutionnaire du prolétariat est épuisée. Et aujourd’hui personne ne peut affirmer cela en France, pays qui traverse depuis de 2016, un nouveau cycle de lutte des classes. En dernière instance, cette bonapartisation est une réponse à ce réveil des exploités. Il convient en outre de souligner que le présidentialisme de la 5e République représente déjà une forme dégradée de la démocratie parlementaire et que les différents gouvernements n’ont pas hésité à avoir recours à des mécanismes autoritaires, ce qui renforce en outre la crise de légitimité de la 5è République.

Le pari de Zemmour

Les scores relativement élevés d’Eric Zemmour dans les sondages, aujourd’hui crédité de 13 % des intentions de vote, ne s’expliquent pas seulement par la popularité qu’il a pu acquérir dans certaines franges de la population ou par les relais médiatiques puissants dont il bénéficie. La montée de l’extrême droite est aussi le symptôme d’une crise de légitimité des institutions républicaines et d’un effondrement des partis politiques qui ont longtemps dominé le régime présidentialiste de la Cinquième République. La crise des Républicains, ex-UMP, ex-RPR est plus récente que celle des grands partis de gauche et elle s’est considérablement accrue après l’échec de François Fillon à se qualifier au second tour des élections présidentielles de 2017 et par la politique de ratissage à droite menée par Emmanuel Macron. Face à la disqualification du candidat de la droite traditionnelle et face à l’échec du Rassemblement national tant à conquérir des régions et des métropoles de premier plan, qu’à remporter une élection présidentielle, certaines figures de la droite française, dont Philippe de Villiers et Patrick Buisson, se sont tournés dès 2015 vers un Zemmour auréolé du succès de son livre Le Suicide français, à un moment où il ne projetait pas encore une carrière politique. Ce n’est qu’après l’échec du Rassemblement national aux élections européennes de 2019 qu’il commence à envisager de se présenter à l’élection présidentielle avec le pari d’attirer les électorats du Rassemblement national et du secteur ex-filloniste des Républicains. L’arrivée au pouvoir d’un Trump, d’un Bolsonaro et même d’un Macron l’a également convaincu qu’un homme providentiel pouvait gagner une élection.

La presse s’est longuement épanchée sur le rôle joué par Sarah Knafo (28 ans) et les jeunes qui l’entourent comme Stanislas Rigault (22 ans), président de Génération Zemmour, Samuel Lafont (34 ans), en charge des réseaux sociaux et Antoine Diers (33 ans), porte-parole des Amis d’Eric Zemmour. S’il est indéniable que Zemmour exerce un certain attrait sur une frange de la jeunesse aisée, il serait erroné de considérer qu’il n’est entouré que par des moins de 35 ans. Si ces figures sont d’ailleurs mises en avant, cela s’inscrit aussi dans une stratégie de campagne visant à faire de Zemmour un candidat des jeunes.

Comme l’a établi Le Monde, Zemmour dispose en effet du soutien de plusieurs figures de l’extrême droite française, comme le général Bertrand de La Chesnaie, son directeur de campagne, Jacques Bompard, ex-maire d’Orange, Jean Yves le Gallou, Lorrain de Saint Affrique et Paul-Marie Coûteaux, haut fonctionnaire, qui a été dans la sphère du Front National et a soutenu Fillon en 2017 après des désaccords avec Marine Le Pen. Il a aussi des soutiens issus de la Manif pour tous comme Albéric Dumont et Frédéric Poisson. Il a en outre recruté le grand communiquant Olivier Ubéda, ex-sarkozyste, pour orchestrer ses meetings et conférences. Philippe de Villiers, qui ne s’était pas rendu au meeting de Villepinte, s’est montré aux côtés de Zemmour lors de son passage en Arménie début décembre.

Cependant, Zemmour n’est pour l’instant pas parvenu à détacher des figures de premier plan des Républicains, alors que beaucoup dans le parti, comme Guillaume Peltier, ne cachent pas une certaine sympathie pour lui. Eric Ciotti, qui a fait campagne dans la primaire sur une ligne très zemmourienne, s’est pour l’instant rallié à Valérie Pécresse. Cette recomposition des Républicains derrière le tandem Pécresse-Ciotti limite beaucoup les chances de Zemmour de se qualifier au second tour.

En dehors du monde politique, Zemmour bénéficie du soutien de Vincent Bolloré et de son empire médiatique, qui joue pour beaucoup dans son audience considérable, mais il ne semble pour l’instant pas avoir obtenu le soutien d’autres grandes figures du patronat français. Un de ses premiers soutiens financiers, Charles Gave, qui lui avait prêté 300 000 euros pour sa campagne a d’ailleurs quitté le navire en novembre 2021. Il est également soutenu par le média Valeurs actuelles, détenu par le groupe Valmonde et par une partie de ce qu’on appelle la fachosphère, très présente sur YouTube. Zemmour bénéficie ainsi de l’offensive superstructurelle menée par l’extrême droite qui a beaucoup investi les réseaux sociaux ces dernières années.

Il serait cependant particulièrement défaitiste de considérer que l’extrême droite aurait déjà gagné la bataille des idées. Eric Zemmour, qui a beaucoup parlé du plafond de verre de Marine le Pen, pourrait bien se trouver également confronté à un réservoir de vote encore plus restreint, a fortiori en cas d’une éventuelle qualification au second tour, tant il clive et peine à attirer un électorat populaire. Après un mois de novembre en demi-teinte et un déplacement calamiteux à Marseille, Eric Zemmour a cherché à relancer sa campagne avec le meeting de Villepinte, qu’il faut considérer comme un succès en terme d’organisation puisqu’il a pu rassembler 10 000 personnes, dans ce qui à ce jour est le plus grand meeting de la campagne. Zemmour exerce un attrait certain sur les franges de la droite et de l’extrême droite qui veulent prendre leur revanche sur les échecs de François Fillon et Marine Le Pen en 2017. Mais sera-t-il en mesure d’étendre son audience ? La chose n’est pas certaine, tant son programme néolibéral et xénophobe semble déconnecté des réalités de la grande majorité de la population.

En dehors de ses propositions choc sur les changements de prénom et l’arrêt de l’immigration, on y retrouve d’ailleurs beaucoup d’emprunts au fillonisme. Il propose ainsi par exemple le report de l’âge légal de la retraite à 64 ans. Il entend poursuivre la casse du système de sécurité sociale en promettant de rapprocher le salaire net du salaire brut. Il propose de réduire l’impôt sur les sociétés, de supprimer la redevance télévisuelle et la CSG et de financer cette mesure par une exclusion de la solidarité nationale des étrangers, dont on se demande bien comment il envisage de la mettre en place. Est-ce que dans son esprit les hauts cadres étrangers travaillant en France dans des firmes transnationales doivent être concernés par cette mesure, ou seulement les non-nationaux plus précaires ? Il est peu probable qu’un programme économique aussi pro-patronal et principalement axé sur des baisses d’impôts et de cotisations sociales convainque largement, alors que la question des bas salaires se fait de plus en plus criante. Eric Zemmour s’est d’ailleurs confronté à la perplexité d’une partie des étudiants de l’ESCP quand il y a défendu la suppression des frais de notaire comme mesure prioritaire pour les jeunes ou l’arrêt de l’immigration musulmane pour lutter contre les violences faites aux femmes.

Zemmour peine à attirer un électorat populaire et sa base sociale correspond pour l’instant à une couche de la population assez aisée, qui s’est notamment radicalisée avec la Manif pour tous. S’il a essayé de développer un discours en direction des gilets jaunes et s’il brandit fièrement le soutien de Jacqueline Mouraud, il est peu probable que son programme pro-patronal puisse les convaincre, leurs revendications antifiscalistes des débuts ayant rapidement cédé la place à des revendications sociales contre la vie chère, la précarité au travail et les bas salaires. Marine Le Pen, qui bénéficie encore du soutien d’une partie des couches populaires, est pour l’instant mieux positionnée.

Conclusion

Zemmour sera-t-il en mesure de réussir le pari de Trump en jouant sur la surenchère ? Tout est toujours possible, mais Donald Trump était un animal politique différent et il avait fait table rase à droite lors des primaires et avait su gagner une partie de l’électorat populaire, allant même jusqu’à porter un casque de mineur, devant un parterre de responsables syndicaux du charbon, ce que Zemmour semble bien incapable de faire pour l’instant. L’absence d’un appareil comme celui des Républicains et son faible ancrage populaire constituent des manques structurels qui restreignent beaucoup les capacités d’Eric Zemmour à s’imposer.

Si certains, dont Emmanuel Macron lui-même se réjouissent déjà des coups de billard à trois bandes qu’ils escomptent faire grâce à Zemmour, l’avenir reste incertain et l’enjeu de cet article n’est pas de délivrer des pronostics pour la présidentielle, mais d’essayer de proposer quelques définitions sur Eric Zemmour, sa vision du monde morbide, sa campagne et son programme, pour mieux les combattre. Des voix se font entendre pour réclamer, face à la montée de l’extrême-droite, la réunion d’une gauche morcelée et qui fait pâle figure dans la campagne. S’il faut tirer quelques conclusions, la première serait que rien n’est écrit d’avance et certainement pas une victoire de l’extrême droite en 2022. Tout ne se joue d’ailleurs pas seulement dans les urnes et encore moins le combat contre l’extrême droite. Les bilans qui ont été tirés de la défaite du mouvement ouvrier dans les années vingt et trente face au fascisme ne plaident aucunement pour une alliance de type électoraliste face à la montée de l’extrême-droite. Le Front populaire a d’ailleurs été à cet égard un échec cuisant. Face à Zemmour et à la montée de l’extrême droite, qui est le symptôme d’une longue crise de régime, c’est avant tout d’un programme révolutionnaire, pour les travailleur-s-e-s, la jeunesse et les classes populaires dont on a urgemment besoin, bien plus que d’accords de couloirs entre partis moribonds.