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La Théorie Moderne de la Monnaie : vers une création monétaire au service des peuples ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La Théorie Moderne de la Monnaie (Modern Money Theory, ou MMT en anglais) a suscité ces dernières années un vigoureux débat, aussi bien dans la presse orthodoxe qu’au sein de la gauche radicale. Aux États-Unis, des figures de gauche comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez ont été directement influencées par les campagnes de la MMT en faveur de la garantie d’emploi et du « Green New Deal ». En France, malgré la récente traduction des deux derniers ouvrages de Stéphanie Kelton[1] et de Pavlina Tcherneva[2], la MMT reste encore méconnue, voire interprétée à contre-sens sur la question européenne.
Après avoir exposé les grandes lignes de la théorie, Ramzi Kebaïli discute ses apports concernant la problématique de la souveraineté monétaire dans le contexte des traités européens, avec plusieurs scénarios envisagés dont celui de la rupture. Il montre ainsi que les plans de création d’une nouvelle monnaie nationale, proposés par plusieurs auteurs de la MMT, découlent directement des hypothèses fondatrices de la théorie, et que ces plans peuvent donc servir de « test » permettant d’examiner à la fois le bien-fondé de ces hypothèses, et leur utilité pour les peuples souhaitant retrouver une autonomie budgétaire.
Il montre également dans quelle mesure la proposition de mettre la création monétaire au service des peuples entre en conflit avec la conception marxiste de la monnaie. Ce désaccord a été nettement affirmé par les auteurs marxistes Nicolas Aguila et Costas Lapavitsas[3], qui critiquent la MMT bien qu’ils en partagent plusieurs orientations. Loin d’être stérile, cette controverse peut nourrir un échange fécond pour la MMT, qui permettrait également de renouveler les débats théoriques sur le sens de la souveraineté politique et économique.
***
Une présentation de la Théorie Monétaire Moderne (MMT)
Commençons par revenir aux origines des thèses de la MMT. En 1905, l’économiste allemand Georg Friedrich Knapp a soutenu la thèse dite « chartaliste » selon laquelle « la monnaie est une créature de la loi »[4]. Bien que ses travaux aient eu relativement peu d’impact à l’époque, ils furent cités positivement par John Maynard Keynes qui affirma que la thèse chartaliste est vérifiée pour les États « modernes »[5]. En 1943, l’économiste Abba Lerner se réclama également du chartalisme, en affirmant que « la monnaie est une créature de l’État »[6] et en déduisant qu’elle peut être créée librement pour satisfaire les besoins de la société : c’est la thèse dite de la « finance fonctionnelle ».
Un demi-siècle plus tard, des thèses similaires furent redécouvertes de manière indépendante par l’investisseur Warren Mosler, qui lança un groupe de travail avec des économistes issus de la tradition post-keynésienne comme Larry Randall Wray, Stéphanie Kelton et Pavlina Tcherneva. En 1998, Larry Randall Wray publia un manuel d’économie, Understanding Modern Money[7], dont le titre était pensé comme un clin d’œil à la citation de Keynes en 1930. Cette expression s’imposa progressivement pour désigner le nouveau courant en gestation, qui était parfois également appelé « néo-chartaliste ». L’expression fut notamment reprise en Australie par Bill Mitchell, un des économistes pionniers de la MMT, qui se situe dans la filiation d’Abba Lerner et revendique des influences marxistes. Ancien étudiant de l’économiste Hyman Minsky, Larry Randall Wray insiste également sur l’influence de ce dernier, notamment pour la proposition d’État employeur en dernier ressort.
Toutefois, toutes ces filiations historiques ne doivent pas nous faire perdre de vue l’originalité de la MMT. En effet, celle-ci affirme que tout État est en capacité d’imposer un monopole public sur la devise de son choix au sein du territoire qu’il contrôle. Pour ce faire, l’État ne doit pas recourir directement à la force brute, mais exiger que les obligations fiscales soient réglées dans la devise choisie. Il peut donc imposer le mode de règlement de son choix, y compris une devise qu’il émettra lui-même et dont il aura donc le monopole. Or, si l’État choisit une devise dont il est le seul émetteur, cela signifie que ce sont ses dépenses dans cette devise qui vont permettre aux citoyens de régler leurs impôts, et non pas les impôts qui permettraient à l’État de dépenser[8].
Le raisonnement classique, commun aux libéraux et aux keynésiens, selon lequel ce seraient les recettes fiscales qui financent les dépenses budgétaires se retrouve donc inversé[9]. Mais, si l’État n’a pas besoin d’impôts pour financer ses dépenses, pourquoi les prélève-t-il ? Une des raisons principales, quoi que non exclusive, est d’inciter les citoyens à se procurer un travail rémunéré dans la devise étatique, comme par exemple un emploi public, afin de fournir des ressources réelles à l’État. Là encore, la logique standard est inversée : lorsque le citoyen travaille pour l’État, c’est ce dernier qui est gagnant dans la transaction puisqu’il récupère la richesse réelle produite par la force de travail en échange d’une devise à la valeur conventionnelle. La production de richesses réelles permet de limiter l’inflation qui est la seule contrainte pouvant se poser à la création monétaire – étant précisé que l’inflation n’est pas la résultante d’un excès de monnaie, mais d’un mauvais fléchage de celle-ci. C’est pourquoi, dans la lignée de Minsky, la MMT préfère orienter la dépense publique vers la garantie d’emploi (et y a ajouté, plus récemment, la transition écologique).
Pour résumer, on peut dire que la MMT rejette toute contrainte financière sur le déficit et la dette publique, sans nier évidemment l’existence de contraintes réelles liées aux ressources disponibles et à la production, retrouvant ainsi les thèses d’illustres prédécesseurs. Toutefois, la manière dont elle conduit son raisonnement est profondément originale et repose sur l’hypothèse d’un État disposant d’un monopole public sur sa devise. Au-delà de ce socle commun, la MMT est loin de constituer un bloc homogène et accueille en son sein diverses tendances, qui peuvent être post-keynésiennes (Larry Randall Wray), inspirées du marxisme (Bill Mitchell), ou même favorables au marché (Warren Mosler). En particulier, ces thèses peuvent aussi bien être mobilisées pour porter un projet de rupture avec le capitalisme, que pour tenter de sauvegarder celui-ci. De plus, les auteurs de la MMT peuvent avoir des positions différentes sur certains débats économiques majeurs comme la viabilité de la zone euro[10] ou la libre-circulation des marchandises et des capitaux. Mais il existe bien selon nous un socle commun solide et original, portant sur la « souveraineté monétaire » au sens large.
Le concept de « souveraineté monétaire » était initialement absent dans les travaux de Mosler (qui préfère parler d’État monopoliste de sa propre devise), et n’apparaît pas non plus dans le manuel fondateur de Larry Randall Wray (1998). En revanche, dans un nouveau manuel paru en 2012, la « souveraineté monétaire » apparaît à presque chaque page et même dans le nouveau titre : Modern Money Theory: A Primer on Macroeconomics for Sovereign Monetary Systems[11]. Le concept est également très présent dans les travaux de Bill Mitchell, généralement comme synonyme d’État émetteur de sa propre devise. Un article de Pavlina Tcherneva paru en 2016[12] précisera que la « souveraineté monétaire » constitue un spectre avec différents degrés et des conditions additionnelles, et que la « pleine souveraineté » ne peut être atteinte qu’en évitant tout endettement en monnaie étrangère et en refusant de s’engager à convertir sa devise en une monnaie étrangère à taux fixe.
Cette dernière condition est généralement comprise comme synonyme de l’adoption d’un régime de changes flottants, que la MMT qualifie de régime de « non-convertibilité »[13]. L’idée générale est que, comparé à un autre pays de niveau égal de développement, un pays a toujours intérêt à opter pour le maximum de souveraineté monétaire et donc à satisfaire les différentes conditions requises (même si cela ne suffit évidemment pas pour combler les inégalités structurelles de développement). Notons toutefois qu’il existe des désaccords internes à la MMT pour savoir s’il vaut mieux adopter systématiquement un régime de changes flottants, ou bien dans certains cas un régime mixte où l’État contrôle son taux de change sans toutefois s’arrimer à une devise étrangère (Wray 2012, p.164).
En dépit de ce point de débat, force est de constater la grande cohérence d’ensemble de la MMT qui pose que la souveraineté monétaire, ou du moins un degré suffisant de souveraineté, est une condition à la fois nécessaire à l’application de ses recommandations, et accessible à chaque État.
La MMT, une Théorie de la Souveraineté Monétaire ?
Pour bien comprendre pourquoi la question de la souveraineté monétaire nous paraît centrale dans la compréhension de la MMT, il est utile de revenir à l’histoire de celle-ci. Warren Mosler affirme avoir eu l’idée de la MMT en 1993 lorsque l’Italie est sortie du Système Monétaire Européen (Soft Currency Economics II[14], 2012, p.1). L’Italie émettait alors ses bons du Trésor à un intérêt de 14 % en raison des risques perçus de défaut de paiement, mais Mosler eut l’intuition que l’Italie ne pourrait jamais faire faillite dans la monnaie qu’elle émet elle-même, et misa donc dessus.
Ainsi fut formulé le premier axiome de la MMT, à l’occasion d’un diagnostic posé sur la situation des pays européens, un diagnostic en rupture avec le consensus économique, qui jugeait que l’instabilité financière nécessitait l’adoption d’une monnaie continentale. Quatre ans plus tard, en plein débat sur l’indépendance du Québec, Mosler proposa que le Québec se dote de sa propre monnaie[15], une thématique dont il déplorait l’absence dans le débat public, et le seul moyen selon lui d’accéder à une authentique souveraineté. Pour ce faire, Mosler proposa que les institutions québecoises exigent que le règlement des obligations fiscales se fasse dans une nouvelle devise, la « fleur ». De cette manière, une demande serait créée pour la nouvelle devise, qui pourrait progressivement supplanter le dollar canadien sans avoir besoin de contraindre les épargnants à convertir leurs dépôts. La monnaie devrait également flotter librement sur les marchés.
Si certaines positions de l’article peuvent être jugées libérales (notamment son soutien au TAFTA et à la libre-circulation des capitaux), Mosler apporte toutefois une dimension sociale en proposant que le futur État québecois garantisse un emploi à tous ses citoyens. Cet article de Mosler est important pour bien comprendre l’histoire de la MMT, car celle-ci est souvent accusée de n’avoir été pensée que pour les États-Unis, ou pour quelques pays qui disposeraient déjà d’une monnaie nationale solidement installée. Or, comme nous venons de le voir, la MMT a au contraire été pensée dans des cas où la monnaie nationale était soit jugée fragile (comme en Italie) soit inexistante (comme au Québec). Ces deux exemples indiquent que l’ambition originelle était bien d’affirmer que tout État présent ou futur peut potentiellement se doter de sa propre devise et s’en servir pour satisfaire sa population, donnant ainsi un champ d’application très large à la MMT[16].
Quelques années plus tard, en pleine crise grecque de 2011, Mosler actualisera son plan québecois pour proposer à la Grèce un plan de retour à la drachme[17]. Là encore, l’esprit de ce plan est de refuser toute mesure coercitive comme un contrôle des changes ou une conversion forcée des dépôts qui risqueraient de provoquer une fuite devant la nouvelle drachme. L’objectif est que les citoyens désirent acquérir cette devise et, si la MMT dit vrai, alors il est pour cela nécessaire et suffisant de l’exiger en paiement des impôts et des taxes. Précisons que ce plan était conçu, dans l’esprit de Mosler, comme un « Plan B » suffisamment crédible pour forcer l’Eurogroupe à relâcher ses contraintes budgétaires, et qui ne serait activé qu’en dernier ressort.
On retrouve ici, avec quelques années d’avance, une stratégie Plan A / Plan B proche de celle défendue par la France insoumise entre 2016 et 2019, à la différence toutefois que Mosler prônait une discussion ouverte et détaillée sur les modalités de retour à une monnaie nationale (alors que la France insoumise ne publia jamais son Plan de sortie de l’UE et de l’euro). Le texte de Mosler entraîna une réponse de Yanis Varoufakis[18], futur ministre des finances grec, et sera également discuté quelques années plus tard en Italie – on peut le considérer comme précurseur des projets de devise fiscale. Précisons toutefois que pour Mosler, la devise fiscale n’est pas une « monnaie complémentaire » à côté d’une autre monnaie principale, mais bien la devise nationale dont l’État a le monopole public.
En 2016, l’économiste australien Bill Mitchell[19], qui défend une lecture « marxisante » de la MMT, proposera son propre plan de sortie de l’euro à la tonalité plus anti-capitaliste. Il propose notamment l’instauration d’un contrôle des capitaux, afin de prévenir toute attaque spéculative. Toutefois, comme chez Mosler, la nouvelle monnaie continuerait à flotter librement sur le marché des changes. Par ailleurs, Mitchell affirme clairement que, pour lui, l’euro est irréformable et que le plan B est en réalité l’unique possible. Mais cette analyse reste minoritaire au sein de la MMT qui préfère généralement proposer une réforme de l’euro, avec l’introduction d’un Trésor européen[20], et n’en sortir qu’en dernier recours.
Dans cette perspective, les politiques non-conventionnelles menées depuis 2012 par la BCE peuvent être perçues comme allant dans le bon sens, et constitueraient une forme de création monétaire certes au service du système financier, mais qui pourrait être réorientée au service des peuples. Toutefois, l’éventualité d’un blocage n’est jamais éludée, y compris chez l’auteur Dirk Ehnts, très favorable au projet européen mais qui a quand même présenté en 2017 les grandes lignes d’un plan de sortie de l’euro. Bien que ce plan soit très proche des précédents, il se distingue sur un point, en envisageant l’instauration temporaire d’un régime de changes fixes afin de sous-évaluer la devise[21].
Malgré ces divergences politiques sur la probabilité de réalisation de tel ou tel plan, il y a donc bien un socle commun aux auteurs de la MMT pour affirmer la possibilité pour chaque Etat européen de récupérer à tout moment sa souveraineté monétaire afin de mener librement sa politique budgétaire – notamment pour garantir un emploi et engager la transition écologique sans avoir à augmenter fortement les impôts ni à emprunter aux marchés financiers. En effet, cette possibilité découle directement des principes fondateurs de la MMT, et présente donc un intérêt théorique important, puisque une expérimentation des plans de création d’une nouvelle monnaie permettrait de réfuter ou de corroborer l’ensemble de la théorie. De plus, un succès de ces plans aurait des applications considérables pour tous les peuples subissant un régime de « servitude monétaire » et souhaitant créer leur propre monnaie. Hélas, les plans de sortie proposés ont reçu peu d’écho, en-dehors d’un article publié en 2020 par les économistes marxistes Nicolas Aguila et Costas Lapavitsas.
Une approche marxiste de la souveraineté monétaire
En 2020, Aguila et Lapavitsas ont proposé une critique « marxiste » de la MMT et de ses plans de sortie de l’euro, qui avaient reçu peu d’attention jusque-là. Commençons par préciser que, au sein du courant marxiste, ces deux auteurs se distinguent par leur prise en considération de la souveraineté nationale, la nation étant considérée comme le lieu d’expression de la lutte des classes. Ainsi, ils ne se contentent pas de critiquer la MMT, puisqu’ils présentent également un plan alternatif de retour à la drachme, accompagné d’une socialisation du secteur bancaire, d’un contrôle des capitaux et d’un défaut sur la dette. Ce plan fut élaboré il y a plusieurs années par l’aile gauche de Syriza, dont Lapavitsas fut un des représentants[22].
Il ne s’agit donc pas d’une simple controverse théorique, mais d’un débat très concret puisque la Grèce fut soumise pendant des années à une austérité inouïe par l’Eurogroupe, y compris sous le gouvernement Syriza qui fit le choix de la capitulation afin de rester dans l’euro, avec des conséquences humaines catastrophiques. Les auteurs débutent par un refus frontal de la thèse selon laquelle la monnaie serait une créature de l’État. Ils affirment ensuite que la souveraineté monétaire ne doit pas être pensée au niveau d’un État isolé, mais du monde entier puisque le capitalisme a instauré une véritable hiérarchie monétaire, où le dollar et les monnaies des pays riches trônent au sommet. Enfin, ils dressent une analyse critique des plans de sortie de l’euro proposés par Mosler et Mitchell (en étant toutefois plus indulgents avec celui-ci, puisqu’il défend des mesures coercitives comme un contrôle des capitaux), qu’ils jugent insuffisants pour faire face à la réaction de la bourgeoisie.
Sur la nature de la monnaie, les auteurs s’appuient sur Marx pour affirmer que la monnaie serait une créature endogène des marchés (Aguila et Lapavitsas 2020, p. 6), ne nécessitant aucune autorité extérieure, et devant être distinguée du crédit. Ce faisant, ils rejoignent la lecture proposée par Suzanne de Brunhoff[23], qui reconnaît le rôle de l’État dans la détermination de l’unité de compte mais ne voit dans l’émission monétaire qu’une anticipation ayant besoin d’être validée ultérieurement par la production.
Notons que le désaccord porte ici avant tout sur la nature de la monnaie, car la MMT reconnaît également l’existence de contraintes réelles liées à l’inflation, même si elle le formule différemment. Or, sur la question de la nature de la monnaie, les études menées par l’anthropologue anarchiste David Graeber[24] penchent plutôt en faveur de la MMT, puisqu’elles montrent comment les systèmes de dette et de créance ont été historiquement mis en place par les pouvoirs politiques pour donner place aux régimes monétaires que nous connaissons.
Néanmoins, ces travaux historiques ne permettraient de trancher de manière définitive que s’il était admis que la monnaie se ramène au crédit[25], ce que conteste la lecture marxiste. C’est pourquoi il faudrait une expérience supplémentaire, comme la création d’une nouvelle monnaie, pour vérifier si celle-ci est bien une créature de l’État. Or, il est intéressant de souligner que le projet de sortie de l’euro proposé par Aguila et Lapavitsas repose sur le pouvoir de l’État (poussé par le salariat) et qu’ils admettent donc, de facto, la capacité étatique à contrôler la monnaie. Même en leur accordant que l’État est actuellement aux mains de la bourgeoisie et qu’il n’agira en faveur des classes populaires que sur la pression de celles-ci, cela indique que mener une politique monétaire en faveur des travailleurs fait partie des potentialités de l’État. Si, réellement, la monnaie n’était qu’une créature des échanges marchands, alors le champs des possibles serait considérablement limité.
Il s’agit donc de réaffirmer la capacité du politique, tout en étant lucide sur le fait que ces alternatives sont contraintes par la place qu’occupe le pays concerné dans la hiérarchie internationale du capitalisme. Certes, la question de l’applicabilité de la MMT aux pays périphériques reste un débat ouvert, que nous n’aborderons pas ici, mais la Grèce constitue un pays relativement privilégié. En effet, force est de constater que la hiérarchie internationale des monnaies est plutôt favorable aux gouvernements européens. D’ailleurs, les auteurs concluent (Aguila et Lapavitsas 2020, p. 20) que la Grèce aurait tout à gagner d’une sortie de l’euro qui lui permettrait de déprécier sa monnaie et d’améliorer sa balance commerciale.
Certes, ils conditionnent leur propre plan à des mesures plus drastiques que celles de la MMT, qui prennent véritablement en compte les rapports de classe et visent à briser le pouvoir de la bourgeoisie. La plupart des mesures additionnelles proposées, comme la socialisation de tout le secteur bancaire, nous semblent également pertinentes. Concernant l’annulation de la dette, les textes cités de Mosler et de Mitchell montrent qu’ils sont ouverts à cette éventualité en cas d’impossibilité d’effectuer une redénomination. Nous ne voyons donc aucune incompatibilité de principe entre le plan d’Aguila et Lapavitsas et les préconisations de la MMT, qui sont suffisamment souples pour ouvrir un large éventail de possibilités. Nous espérons donc qu’un dialogue fécond s’ouvre et permette de préciser les différents plans de retour à une monnaie nationale.
Une approche renouvelée de la souveraineté : ouvrir le champ des possibles
En remettant au centre du jeu la question monétaire, la MMT ouvre donc un champ des possibles obstrué par les dogmes monétaristes. De plus, cette approche renouvelle les débats théoriques sur la souveraineté. Ainsi, en France, on oppose généralement les théoriciens de la « souveraineté nationale » ou étatique, défendue aujourd’hui par Jacques Sapir[26] qui se réclame de l’héritage de Jean Bodin, contre les théoriciens de la « souveraineté populaire », défendue par Frédéric Lordon qui se réclame de Johannes Althusius[27].
Chez Sapir, il n’existe qu’une seule souveraineté, portée par un État tout-puissant, capable de décréter l’état d’urgence, et dont l’autorité constitue un pré-requis pour pouvoir ensuite décider si l’on mène telle ou telle politique. Dans cette vision, l’État devrait notamment pouvoir imposer une loi unique sur l’ensemble du territoire et refuser l’expression d’une trop grande diversité culturelle ou religieuse qui menacerait la cohésion nationale. Le souverain devrait en quelque sorte domestiquer sa population pour éviter qu’elle se déchire dans d’incessantes guerres religieuses.
À cette souveraineté verticale et s’exerçant sur les sujets, Lordon oppose une vision alternative et émancipatrice de la souveraineté du corps politique capable de s’auto-organiser, et qui exercerait un pouvoir de contrôle sur l’État. Lordon propose également une théorie alternative de « l’État général », qu’il pense comme l’émanation endogène d’un corps politique qui produit nécessairement des institutions. Pour Lordon, il serait impératif de reconnaître ce caractère endogène afin de comprendre à la fois la nécessité des formes étatiques et la manière dont nous pourrions les contrôler.
Si l’approche de Lordon aide à forger une vision émancipatrice de la souveraineté, elle se distingue cependant de la MMT du fait qu’il se place dans le sillage des théories « institutionnalistes » de la monnaie, qui considèrent que l’acceptation de celle-ci procède d’une convention et d’un mimétisme généralisé (j’accepte la monnaie parce que je pense que l’autre l’accepte), et non du pouvoir de l’État. Comme l’expliquent Ludovic Desmedt et Pierre Pégeay[28], la conception institutionnaliste s’oppose frontalement au chartalisme, en affirmant que même la violence d’État ne peut suffire à ce que la société accorde sa confiance en la monnaie.
En réponse, la MMT précise que ce n’est précisément pas par la violence directe que l’État impose sa monnaie, mais par un système d’incitations et de sanctions dans lequel les sujets ont la possibilité d’acquérir la devise permettant de régler leurs obligations fiscales. Notons également que la thèse institutionnaliste, selon laquelle l’acceptation d’une monnaie pré-supposerait historiquement l’existence d’un corps collectif, est contestée par les travaux de David Graeber, citant le cas des Empires (Graeber 2013, p. 84). Toutefois, Graeber commet l’erreur d’identifier les positions institutionnaliste et chartaliste, ne rendant justice à aucune des deux[29]. Mais il pointe correctement la difficulté posée. De fait, même en donnant un caractère très ouvert au contenu du « corps politique » fondant la société, l’idée que la pré-existence de celui-ci serait nécessaire à l’établissement de nouvelles institutions monétaires reste problématique et nous éloigne du problème posé – à savoir comment un hypothétique gouvernement populaire pourrait utiliser la création monétaire pour mener à bien sa politique.
C’est ici que la MMT nous apporte une clé intéressante, en affirmant la possibilité de créer une nouvelle monnaie sans avoir à poser la question d’une communauté politique préalable. Il suffit simplement d’avoir une banque centrale, et un appareil étatique en mesure d’imposer des obligations fiscales. En théorie, il serait donc pour la MMT bel et bien possible d’avoir une monnaie unique européenne, à condition que les peuples acceptent un saut fédéral européen (ce qui justifie une stratégie Plan A – Plan B).
Comme nous l’avons vu précédemment, le désaccord interne aux auteurs de la MMT porte en fait sur la probabilité d’acceptation politique de chacun de ces plans. Mais tous convergent pour affirmer que chaque pays peut à tout moment revenir à sa monnaie nationale – et, pour reprendre l’exemple du Québec, chaque région pourrait en théorie également conquérir sa souveraineté en émettant sa propre monnaie. De plus, un gouvernement qui acceptait d’émettre autant de monnaie que nécessaire pour garantir le plein-emploi et la transition écologique, échapperait au problème du consentement à l’impôt parfois posé comme préalable indispensable à la création d’une nouvelle nation. Pour la MMT, l’acceptation de l’impôt est la conséquence du pouvoir politique de l’État, et non d’une forme de solidarité nationale pré-existante.
En fait, en dissociant totalement la question de la souveraineté monétaire de celle du corps politique, la MMT permet d’apporter une réponse alternative à Sapir qui lie, à tort, la question de l’indépendance nationale avec l’imposition par l’État d’une certaine homogénéité culturelle. Là où Sapir prône une alliance large des « souverainistes républicains » en apparence plurielle, nous pouvons lui rétorquer qu’il vise uniquement à rassembler un camp bourgeois, minoritaire dans la société, en excluant des pans entiers de la population qui ne se reconnaissent pas dans sa République néo-conservatrice. Or, les classes subalternes héritières de l’immigration post-coloniale seraient les premiers gagnantes de la fin du projet européen capitaliste, raciste et impérialiste[30], et plus largement un tel projet serait également à même de fédérer largement les classes populaires du pays. Il est d’ailleurs significatif qu’aux États-Unis, en pleine présidence Trump revendiquant le terme de souveraineté dans un sens xénophobe, l’aile gauche des Démocrates ait choisi malgré tout de se réapproprier ce terme et de lui donner une coloration populaire et inclusive, comprenant que la souveraineté étatique est un outil nécessaire pour mener une politique alternative, quand bien même cette arme pourrait être à double-tranchant.
En conclusion, étant donné l’importance fondamentale de la souveraineté monétaire, à la fois en Europe et dans le monde entier, il est indispensable que les plans de création de monnaies nationales soient largement discutés, commentés et débattus. En effet l’élaboration détaillée de ces plans, même à titre de menace n’ayant pas vocation à être appliquée, ouvre à elle seule le champ des possibles et brise le consensus bourgeois. Si l’État recoure à la création monétaire pour se financer, il n’a plus besoin de dépendre des marchés financiers et n’est donc plus contraint de mener des politiques d’austérité pour satisfaire les agences de notation (à cet égard, les traités européens peuvent d’ailleurs être compris comme un ensemble de gages donnés aux marchés pour faire baisser les taux d’intérêts).
La création monétaire possède donc un caractère éminemment subversif pour le système capitaliste, et le rappel de cette potentialité démontre que la politique monétaire, tout comme le niveau de l’emploi, ne sont que des créatures de la loi, tout comme l’austérité et le chômage ne sont que des choix faits par les gouvernements successifs – et donc réversibles.
*
Illustration : Jay Eldy / Wikimedia Commons.
Notes
[1]Stéphanie Kelton (2021), Le mythe du déficit. La théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple, Les Liens qui Libèrent, Paris.
[2]Pavlina Tcherneva (2021), La garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal, La Découverte, Paris. Cette traduction est accompagnée d’une postface de Romaric Godin publiée sur le site de Contretemps le 30 mars 2021.
[3]Nicolas Aguila, Costas Lapavitsas (2020), « Modern monetary theory on money, sovereignty, and policy: A marxist critique with reference to the Eurozone and Greece », The Japanese political economy, volume 46, pp. 300-326
[4]Georg Friedrich Knapp (1905:1923), State Theory of Money, p.1
[5]John Maynard Keynes (1930), A Treatise on Money, p.4
[6]Abba Lerner (1947), « Money as a Creature of the State », The American Economic Review, volume 37 (2), pp. 312-317
[7]Larry Randall Wray (1998), Understanding Modern Money: The Key to Full Employment and Price Stability, Edward Elgar Publishing, Cheltenham
[8]Comme l’explique clairement Stéphanie Kelton dès 1998 dans son article « Can tax and bonds finance Government spending? », traduit en français sur le site de MMT France.
[9]Pour une présentation plus précise de la position keynésienne, qui distingue financement ex ante et ex post, voir Jean-Marie Harribey, « L’anticipation monétaire des dépenses publiques, À propos du livre de Stephanie Kelton, Le mythe du déficit », Alternatives économiques, 16 mars 2021, et une réponse que je lui apportée sur mon blog Mediapart.
[10]Romaric Godin, « Green New Deal : comment transposer les propositions d’AOC en Europe », Mediapart, 21 janvier 2020.
[11]Larry Randall Wray (2012), Modern Money Theory: A Primer on Macroeconomics for Sovereign Monetary Systems, Palgrave Macmillan, Londres.
[12]Pavlina Tcherneva (2016), « Money, Power, and Monetary Regimes », Levy Economics Institute Working Paper, n° 861.
[13]À ne pas confondre avec une monnaie inconvertible ; il s’agit ici de ne pas fixer de valeur à la conversion.
[14]Warren Mosler (2012), Soft Currency Economics II, Valance Company Inc, Christiansburg. Il s’agit de la deuxième version d’un texte fondateur pour la MMT, publié par Warren Mosler en 1995.
[15]Warren Mosler, « Pour une monnaie québecoise – l’optique hétérodoxe d’un investisseur américain », Le Devoir, 17 Juillet 1997. Le texte original est en français.
[16]Nous n’étudierons pas ici le débat important sur l’applicabilité de la MMT aux pays en développement, puisque les exemples étudiés sont tous ceux de régions riches. Ce thème est notamment traité par l’économiste Fadhel Kaboub.
[17]Warren Mosler et Philip Pilkington, « Mosler/Pilkington: a credible Eurozone exit plan », Naked capitalism, 22 Novembre 2011.
[18]Yanis Varoufakis, « Abandoning a sinking ship? A plan for leaving the euro », blog de Yanis Varoufakis, 27 novembre 2011.
[19]William Mitchell (2016), Eurozone Dystopia: Groupthink and Denial on a Grand Scale, Edward Elgar Publishing, Cheltenham
[20]Esteban Cruz-Hidalgo, Dirk, Ehnts, Pavlina Tcherneva Pavlina (2019), « Completing the Euro: the Euro treasury and the job guarantee », Economía Crítica, volume 27, pp. 100-111
[21]Dirk Ehnts (2017), Modern Monetary Theory and European Macroeconomics, Routledge, Londres, p. 195.
[22]Voir notamment Costas Lapavitsas (2012), « Grèce, sortie de crise, sortie de l’euro », Le Monde Diplomatique, Juin 2012.
[23]Suzanne de Brunhoff (1967), La monnaie chez Marx, éditions sociales, Paris.
[24]David Graeber (2011:2013), Dette, 5000 ans d’histoire, Les Liens qui Libèrent, Paris.
[25]Notons que la thèse thèse identifiant la monnaie et le crédit fut énoncée par Alfred Mitchell-Innes (1914), « The credit theory of money » The Banking Law Journal, volume 31, pp. 151-168, cet article ayant été redécouvert récemment par la MMT.
[26]Jacques Sapir (2016), Souveraineté, démocratie, laïcité, Michalon, Paris.
[27]Frédéric Lordon (2015), Imperium, La Fabrique, Paris, p. 225.
[28]Ludovic Desmedt et Pierre Piégay (2007), « Monnaie, État et Production : apports et limites de l’approche néo-chartaliste », Cahiers d’Économie Politique, volume 52, pp. 115-133.
[29]Pierre Alary, Jérôme Blanc, Ludovic Desmedt, Bruno Théret (2016), Théories françaises de la monnaie, Puf, p.20.
[30]Voir mon article : « Pour une critique de l’identité européenne », Contretemps, 26 novembre 2020.