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La «sécurité collective» et le conflit ukrainien

Lien publiée le 1 février 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

La «sécurité collective» et le conflit ukrainien – A l'encontre (alencontre.org)

Par Gustavo Buster

En plus de la vérité, le concept de sécurité collective pourrait être l’une des premières victimes du conflit ukrainien. En réponse à la demande écrite de la Russie de ne pas étendre l’OTAN à l’Ukraine et à la Géorgie, ou à toute autre ancienne république soviétique, la réponse des Etats-Unis et de l’OTAN est la suivante: les Etats souverains ont le droit absolu de définir leur politique de sécurité et leurs alliances en fonction de leurs intérêts. Il est en outre avancé que la deuxième revendication de la Russie, selon laquelle l’OTAN devrait revenir en arrière et réduire le nombre de ses membres à ceux qui n’ont pas fait partie du Pacte de Varsovie, est non seulement irréaliste mais reviendrait à accepter, une fois de plus, la division de l’Europe en sphères d’influence.

Le débat sur ce point – qui a déjà fait couler beaucoup d’encre, qui provoqué une multitude de déclarations indignées et toutes sortes d’allégations sur le droit international – dépasse évidemment largement la question spécifique du conflit ukrainien. Cela est présent au niveau international depuis 2014-2015 avec la révolution d’Euromaïdan, l’annexion subséquente de la Crimée par la Russie et la guerre civile dans le Donbass, avec la formation des soi-disant républiques populaires de Donetsk (RPD) et de Lougansk (RPL) et les négociations qui ont abouti à l’échec de l’accord de cessez-le-feu de Minsk [5 septembre 2014] et à l’accord ultérieur de Minsk II [11 février 2015] négocié par la France et l’Allemagne, dont la Russie, mais pas l’Ukraine, continue de se réclamer.

La cause déclarée de la crise géopolitique actuelle – «inhabituelle» selon le secrétaire général de l’OTAN, l’ancien premier ministre norvégien Jens Stoltenberg, «habituelle» selon le président ukrainien Volodymyr Zelensky – est le déploiement sur le territoire russe et biélorusse, sur la frontière ukrainienne, de quelque 100 000 soldats; troupes qui pourraient devenir une force d’invasion, malgré les déclarations et les assurances contraires répétées de Vladimir Poutine et de Sergueï Lavrov, qui ont au moins convaincu le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres, selon son porte-parole. Il convient de rappeler que sur le front du Donbass, au moment du cessez-le-feu [le premier a été signé en 2015], il y avait jusqu’à 40 000 combattants de chaque côté, dans une guerre de tranchée, donc avec peu de mouvement.

Ce déploiement russe est à l’origine de l’accusation selon laquelle Poutine viole l’article 2.4 de la Charte des Nations unies, qui interdit aux Etats membres de recourir «à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat, soit de tout autre manière incompatible avec les buts des Nations unies». La manière dont ce jugement d’intention et la prétention de limiter la politique de défense de la Russie sur son territoire sont combinés avec l’affirmation de la souveraineté absolue de tout Etat à décider de sa politique de sécurité, comme cela a été réclamé pour l’Ukraine, est pour le moins incohérente. A tel point qu’elle a obligé le gouvernement britannique de Boris Johnson à faire un acte de foi dans l’existence de commandos de saboteurs russes sur le territoire ukrainien afin de provoquer un faux incident qui justifierait l’intervention de Moscou [1]. Sans présenter aucune preuve, comme cela s’est produit dans le passé avec les «armes de destruction massive» de l’Irak.

Mais le droit absolu de souveraineté exigé pour la politique de sécurité de l’Ukraine ne s’applique évidemment pas à la politique de défense nucléaire de la Corée du Nord ou de l’Iran, pour donner deux exemples extrêmes d’«Etats voyous» qui sont néanmoins souverains et membres de l’ONU. Au nom de la «sécurité collective», des sanctions et des blocus leur sont imposés. Prise au sérieux, une telle revendication de souveraineté absolue dans la politique de sécurité des Etats conduirait à l’absurdité d’une insécurité collective permanente et est en contradiction ouverte avec l’ensemble du développement du droit international depuis la paix de Westphalie en 1648 jusqu’à la Charte des Nations unies de 1945.

Le concept de «sécurité collective

La philosophie politique des Lumières, dans ses versions «réaliste» (Hobbes) et «romantique» (Abbé de Saint-Pierre, Rousseau), justifie la souveraineté de l’Etat au nom de la sécurité collective de ceux qui cèdent une partie de leur liberté et de leur volonté absolue dans un contrat social qui évite la violence permanente. La paix, la justice et la sécurité sont les fonctions centrales de la souveraineté collective déléguée à l’Etat.

Les effets catastrophiques de la guerre de Trente Ans dans l’Europe du XVIIe siècle – guerre qui a amené les Etats de monarchie absolue et leurs blocs d’alliances défensives au bord de l’épuisement – ont transféré aux relations interétatiques, par le biais du traité de paix de Westphalie, le même besoin de limiter la souveraineté absolue des politiques de sécurité des républiques, principautés et monarchies de l’époque, en fixant des limites au traitement de leurs populations, aux déplacements dynastiques, frontaliers et d’alliances afin d’éviter une rupture hégémonique du régime de sécurité collective convenu et pour gérer l’«équilibre des forces».

Depuis lors, tout le droit international s’articule autour de ce concept de sécurité collective, s’étendant aux territoires conquis des colonies, aux océans [«la mer océanique»] et à tout espace réel ou virtuel de projection de la souveraineté étatique. L’idée même qu’un Etat puisse exister en dehors de la reconnaissance mutuelle de la «communauté des Etats» le relègue à la barbarie et le prive de toute sécurité face à la violence des autres Etats. L’affirmation de l’existence d’un état d’«anarchie» de souverainetés étatiques absolues est un mythe narratif qui a aussi peu de fondement historique réel que la survie des individus en dehors de toute forme de société.

La nécessité d’une «communauté d’Etats» fondée sur la sécurité collective a été affirmée à maintes reprises malgré les différences de régimes politiques et économiques qui peuvent exister entre les Etats. La critique des Lumières à l’égard de l’«hégémonisme» – qui visait à réduire la «communauté des Etats» à une alliance ou à un bloc d’Etats égaux et à soumettre les Etats restants à des sanctions et à une violence collective jusqu’à leur assimilation au «droit international» de l’alliance dominante – était le principal enjeu du «cosmopolitisme» des Lumières qui, après le débat entre Anacharsis Cloots [1755-1794, Prussien, issu d’une famille hollandaise, penseur et militant favorable à la Révolution français, guillotiné] et Emmanuel Kant [1724-1804], s’est prononcé jusqu’à aujourd’hui en faveur de la légitimité de la pluralité des Etats, de l’association volontaire des Etats et de la sécurité collective en tant que valeurs du droit international.

De la sorte, après la défaite de l’hégémonie napoléonienne, se sont affirmés le «Concert européen» [1815-1914] et le droit humanitaire international, avec ses règles sur la guerre et le règlement pacifique des différends, à partir des conventions de La Haye de 1899 et 1907. Mais le choc des blocs impérialistes lors de la Première Guerre mondiale – avec la dénonciation-révélation par les nouveaux gouvernements révolutionnaires de la diplomatie secrète ainsi que de la course aux armements qui caractérisaient la concurrence impérialiste –, et l’exclusion ainsi que les conditions imposées aux Etats qui avaient appartenu aux empires vaincus pesèrent si lourd qu’ils ne purent empêcher l’échec du système de sécurité collective partielle que la Société des Nations [créée le 10 janvier 1920] tenta de mettre en œuvre face à la nouvelle concurrence inter-impérialiste et à la montée des régimes nazis-fascistes.

La «sécurité collective» peut donc être comprise comme un régime de sécurité universel dans lequel tous les Etats coopèrent pour assurer la paix et la sécurité internationales contre les Etats qui la contestent par la force.

Lorsque les Nations unies ont été créées en 1945, après la Seconde Guerre mondiale, leur Charte a établi, aux chapitres VII et VIII, un régime universel de sécurité collective géré exclusivement par le Conseil de sécurité, qui peut décider de sanctions, imposer des blocus militaires et maintenir ou rétablir la paix entre les Etats membres, par la force. L’article 52 subordonne l’existence des «accords ou organismes régionaux» relatifs «au maintien de la paix et à la sécurité internationales» à leur compatibilité avec les buts et principes de la Charte. L’article 53 précise qu’«aucune action coercitive ne sera entreprise en vertu d’accords régionaux ou par des organismes régionaux sans l’autorisation du Conseil de sécurité».

La crise actuelle du régime de sécurité collective

On peut évidemment se demander dans quelle mesure la structure oligarchique actuelle du Conseil de sécurité – avec cinq puissances nucléaires permanentes disposant d’un droit de veto et dix Etats sans droit de veto élus par l’Assemblée générale des Nations unies – est capable de remplir le mandat de la Charte. Le bilan depuis sa création est pour le moins discutable, mais il n’y a pas d’alternative pour le moment, même si son blocage par la formation de blocs régionaux autour des membres permanents a conduit à la bilatéralisation des conflits internationaux entre les Etats-Unis, puissance hégémonique après la Seconde Guerre mondiale, et l’URSS jusqu’en 1991, puis la Fédération de Russie et la République populaire de Chine.

Depuis 1991, le principal problème de ce régime de sécurité collective est, après l’effondrement de l’URSS et la première guerre du Golfe, la proclamation de l’hégémonie unilatérale des Etats-Unis – mise en scène par George W. Bush dans son discours de 2003 – et l’impossibilité de la maintenir en dehors du régime de sécurité collective existant, jusqu’à l’échec retentissant de la guerre en Afghanistan en 2021. Le retrait progressif des différents conflits régionaux dans lesquels les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux agissaient pour imposer leurs intérêts a fait place à une multipolarité des rapports de force des puissances régionales, qui non seulement défendent leurs intérêts particuliers mais agissent comme des mandataires. Et cela a été un stimulant fondamental pour l’industrie de l’armement, qui, tant dans ses secteurs de haute technologie que dans ceux à plus faible valeur ajoutée, n’a pas été délocalisée malgré la désindustrialisation d’une grande partie des économies les plus développées.

Fondamentalement, lorsque le caractère absolu de la souveraineté des Etats pour décider de leur politique de sécurité et militaire est répété à l’envi comme argument, ce à quoi l’on fait allusion est la contradiction géopolitique de notre époque: entre la déclaration d’hégémonisme unilatéral des Etats-Unis – dont l’OTAN est un mécanisme de subordination des intérêts de l’Union européenne et des autres Etats européens – et l’émergence de systèmes régionaux d’équilibre des pouvoirs. Cette contradiction est l’expression du blocage du système de sécurité collective géré par le Conseil de sécurité par la concurrence inter-impérialiste entre les Etats-Unis (et leurs alliés) et la République populaire de Chine, en tant que puissance mondiale, et la Russie en tant que puissance régionale. Mais cette souveraineté absolue est un mythe qui entraîne une érosion intéressée du système de sécurité collective et accroît le risque de conflit à un moment où la crise économique, sociale et géopolitique s’aggrave en raison de la grande récession de 2007-2008 et de la crise du Covid 19.

L’Ukraine et les Ukrainiens comme victimes

La transition du socialisme irréel au capitalisme réellement existant en Ukraine après l’effondrement de l’URSS a donné lieu à un processus de pillage des biens de l’Etat par une série d’oligarques régionaux, à une désindustrialisation et à une chute dans la pauvreté à des niveaux comparables à ceux de la Seconde Guerre mondiale, qui ont effectivement fait de l’Ukraine un «Etat défaillant» après la grande récession de 2007-8 et la crise du Covid-19.

Adam Tooze donne un compte rendu détaillé de cet effondrement dans son article du 12 janvier sur Chartbook. Volodymyr Ishchenko décrit dans cet article de LeftEast du 1er janvier 2022 la crise sociale et politique depuis Euromaïdan en 2014, qui a divisé et suscité des affrontements internes parmi les oligarques agissant comme mandataires des différentes puissances extérieures; ce qui a plongé la population désespérée et incapable d’émigrer (voir ci-dessous le graphique de la courbe démographique de l’Ukraine) dans l’apathie ou la radicalisation nationaliste, d’une tendance ou d’une autre, sans alternative.

La seule possibilité d’échapper à la polarisation imposée de l’extérieur par les grandes puissances dans leur compétition inter-impérialiste, de développer un projet national pluraliste qui tienne compte des différentes communautés culturelles et des minorités nationales en tant que citoyens, est un statut international de neutralité qui, avec la mise en œuvre des accords de Minsk II, permette le désarmement progressif du pays, la fin de la guerre civile, et des réformes constitutionnelles démocratiques garantissant le droit à la citoyenneté et à l’indépendance nationale inclusive face au nationalisme d’exclusion. Cela n’implique pas le réarmement et la soumission par la dette extérieure, accompagnés de politiques d’austérité et d’inégalité, mais le rétablissement de conditions de vie minimales qui permettent la participation démocratique de toute sa population, y compris un référendum sur ses choix de sécurité et de défense.

Le principe de la sécurité absolue et de la souveraineté militaire de l’Ukraine est en réalité devenu l’excuse. Une excuse pour maintenir la fonctionnalité de l’OTAN et la placer dans son contexte régional européen sous hégémonie étatsunienne après son échec en Afghanistan. Tout cela sur la base du maintien de la phrase de sa déclaration de Bucarest d’avril 2008 selon laquelle l’Ukraine et la Géorgie «seront membres de l’OTAN» [2]. Même son secrétaire général, Jens Stoltenberg – qui a largement contribué à cette crise géopolitique par ses déclarations – n’est pas disposé à étendre la garantie de sécurité de l’article 5 du Traité atlantique (OTAN) [3], avec sa doctrine stratégique de dissuasion nucléaire, à un Etat défaillant comme l’Ukraine.

Face au mandat universel de désarmement nucléaire, aux violations du TNP (Traité de non-prolifération) par les puissances nucléaires et à l’entrée en vigueur en janvier 2021 du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, la fonctionnalité déclarée et non avouée de l’OTAN (hiérarchisation des intérêts européens au profit de l’hégémonie américaine) repose sur le parapluie de la dissuasion militaire nucléaire des Etats-Unis. Tous les arguments du mouvement pour le désarmement contre l’installation de missiles nucléaires tactiques en Europe dans les années 1960 et 1970 sont toujours valables aujourd’hui face à la nouvelle course aux armements, à la modernisation des arsenaux «dissuasifs» et à la dénonciation des traités de contrôle des armements existants.

Le conflit régional ukrainien, qui s’inscrit dans le cadre de l’échec de la transition vers le capitalisme réel des oligarchies extractives et prédatrices issues de la nomenklatura stalinienne – comme l’ont montré les crises en Biélorussie et au Kazakhstan –, exige que l’on reprenne au sérieux le concept de «sécurité collective» et l’idée même de l’Europe de «l’Atlantique à l’Oural» comme espace de paix démocratique, social et économique partagé. Car l’alternative est le blocage de la transition écologique, l’instabilité permanente de la compétition inter-impérialiste sur le continent européen avec la dissuasion nucléaire héritée du passé. C’est laisser l’avenir entre les mains des Trump, Johnson, Biden, Poutine, Stoltenberg et de leurs partenaires. Ce serait un retour au passé. (Article publié sur le site Sin Permiso, en date du 30 janvier 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Le 18 janvier, le ministre britannique de la Défense, Ben Wallace, a déclaré que le Royaume-Uni a formé plus de 22 000 soldats ukrainiens depuis 2015 dans le cadre de l’opération ORBITAL – une mission de formation et de renforcement des capacités de l’Ukraine par les forces armées britanniques. Le 22 janvier, la cheffe de la diplomatie britannique, Liz Truss, déclarait: «Selon nos informations, le gouvernement russe cherche à installer un dirigeant pro-russe à Kiev, tandis qu’il envisage d’envahir et d’occuper l’Ukraine.» Affirmation qui est restée sans élément pour l’étayer. (Réd. A l’Encontre)

[2] Dans la Déclaration du Sommet de Bucarest – des chefs d’État et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord – du 3 avril 2008, il est affirmé: «L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN. Ils ont l’un et l’autre apporté de précieuses contributions aux opérations de l’Alliance.» (Réd. A l’Encontre)

[3] «L’article 5 stipule que si un pays de l’OTAN est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué.» (Réd. A l’Encontre)