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Comment votent les classes populaires

Lien publiée le 16 février 2022

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Comment votent les classes populaires – CONTRETEMPS

Les classes populaires ont-elles déserté la gauche ? Pas si sûr, ou en tout cas pas si simple, répond le collectif Focale dans un livre qui vient de paraître aux éditions Le Croquant et intitulé Votes populaires ! Les auteurs·rices y reviennent sur l’élection présidentielle de 2017 à partir d’une enquête par questionnaire menée à la sortie des urnes dans deux communes populaires : l’une de banlieue parisienne, l’autre située dans le bassin minier lensois. 

Le livre montre notamment qu’au-delà de l’abstention, dont on sait qu’elle est particulièrement forte en milieu populaire (mais moindre lors de la présidentielle), les classes populaires ne forment nullement un bloc homogène du point de vue électoral. Au contraire, elles se trouvent de plus en plus polarisées entre la gauche de rupture – incarnée en 2017 par Jean-Luc Mélenchon – et l’extrême droite. C’est particulièrement dans ces classes que les partis dominants – PS et UMP devenu LR – se sont effondrés au cours des quinze dernières années. 

Pas de « bloc populaire », donc, sur le plan électoral. Les auteurs·rices s’attachent dès lors à décrire les comportements électoraux en montrant qu’ils continuent d’être façonnés en bonne partie par les expériences sur le marché du travail, tout en montrant que, pour saisir les clivages politiques internes aux classes populaires, il faut prendre en compte la manière dont ces expériences s’articulent aux rapports sociaux de race (et secondairement ici de genre). 

Les nouvelles implantations socio-économiques du vote

Les mutations de la composition professionnelle des territoires populaires ont produit un nouvel ordonnancement économique aux conséquences politiques en apparence entropiques. De façon très évidente, la capacité de négociation collective des travailleurs et travailleuses y est beaucoup plus faible qu’au moment de l’hégémonie de la classe ouvrière (Béroud et Bouffartigue, 2009). Les formes des conditions d’emploi se sont profondément diversifiées. La stratification professionnelle a vu croître, surtout à Villeneuve-Saint-Georges, la part du salariat qualifié. Les rapports salariaux s’articulent en outre aux segmentations ethno-raciales et genrées de l’emploi, lesquelles se traduisent concrètement par des expériences de discrimination systémique sur le marché du travail.

Ces segmentations et les rapports profondément hétérogènes au travail qu’elles construisent, déploient des effets politiques puissants qui produisent des filières de vote particulières, que nous avons tenté de reconstruire. À cet égard, les institutions traditionnelles de la socialisation politique que sont les partis, syndicats ou associations, s’en trouvent largement débordées même si leur rôle de socialisation politique territoriale ne s’estompe pas totalement. L’action de ces organisations, très souvent orientée à gauche dans les deux villes, participe à limiter la croissance de l’extrême droite. Mais les résistances politiques à celle-ci se construisent d’abord à partir d’une expérience socio-économique liée à une position sur un marché irréductible à une expérience locale. En effet, si la brutale reconversion des bassins d’emploi a produit deux compositions sociales relativement éloignées, les filières salariales communes aux deux villes se politisent de façon proche.

Au sein du salariat populaire, les effets politiques de l’opposition entre personnes qu’on peut supposer racisées d’un côté et non-racisées de l’autre sont les plus évidents. À Méricourt, comme à Villeneuve, ils organisent les mêmes types d’oppositions électorales. Les votants fils et filles de l’immigration post-coloniale se déploient sur un échiquier politique très largement centré sur la gauche. Mais à l’intérieur de cette expérience de la discrimination ethno-raciale, les expériences du salariat participent nettement à produire des orientations spécifiques. Parmi les personnes racisées, les membres des groupes populaires votent plus souvent qu’aucune autre catégorie pour J.-L. Mélenchon. Chez celles et ceux qui ont un faible niveau de diplôme et qui ont l’impression de n’être pas reconnus au travail, les autres candidat·es disparaissent presque totalement, seul persiste le vote pour le candidat de la FI. Ces relations sont valables dans les deux villes.

Évidemment, il existe des différences territoriales dans le vote des personnes possédant des propriétés salariales proches. Les fils et filles de migrant·es maghrébins peu qualifiés à Méricourt apportent davantage leur soutien à J.-L. Mélenchon que ceux qui vivent à Villeneuve. Mais, là encore, les expériences salariales « héritées » jouent probablement. L’ancrage ouvrier par le père, spécifique à l’univers des mines et à sa pratique de la conflictualité sociale, explique en partie ces différences.

À l’opposé de ce positionnement politique, on trouve des salarié·es ouvriers et, dans une moindre mesure, employé·es de la « main droite » de l’État, occupant des emplois peu reconnus et mal rémunérés, mais qui ne connaissent pas de discriminations racistes. Ils sont parfois, du point de vue du travail, dans des situations proches de celles des travailleurs et travailleuses racisés, pourtant ils constituent le monde social le plus mobilisé électoralement pour le FN. Dans les secteurs où la marchandisation du travail s’intensifie, la racialisation des rapports sociaux produit une différence de comportement électoral gigantesque entre ce groupe de salarié et celui issu des migrations récentes. L’expérience de la précarité, lorsqu’elle est associée à un faible niveau de diplôme, joue clairement en faveur de l’extrême droite. Au sein des votant·es les plus précarisés, elle fait même disparaître toute autre option politique que le FN.

À Méricourt, cette tendance est très forte. Le groupe des précaires peu diplômés n’a pas à proprement parler d’« échiquier politique » : il soutient massivement la candidate FN. Les secteurs du salariat avec une plus forte solidité contractuelle et des activités tournées vers l’éducation et la santé continuent volontiers de soutenir la gauche. De petites propriétés scolaires semblent également participer à produire des terreaux sociaux plus favorables à la gauche dans les classes populaires.

À Villeneuve-Saint-Georges, les contrats de personnes en travail précaire, notamment parce qu’elles possèdent des ressources scolaires plus importantes qu’à Méricourt sont loin d’être spécifiquement tournés vers l’extrême droite. Ainsi, si l’accumulation des faiblesses salariales produit un terreau social très favorable à l’extrême droite, le vote pour M. Le Pen est doublement sectorisé. En plus, d’une sectorisation liée à l’absence d’expérience du racisme, le soutien à l’extrême droite se déploie d’abord parmi les formes d’emploi les plus soumises à la concurrence entre travailleurs et travailleuses peu qualifiés.

Pour le salariat moyen et supérieur, nos résultats souffrent, spécifiquement, du niveau de non-réponse sur la question du vote. Cependant, la polarité politique, dans cette fraction de classe semble se déplacer d’un affrontement Mélenchon-Le Pen vers un affrontement Mélenchon-Macron. Dans cet espace social, les rapports de racialisation continuent d’organiser l’affrontement politique. Les votant·es racisés choisissent plus souvent J.-L. Mélenchon, même si au sein de chaque grande zone géographique d’origine (Maghreb, Afrique Subsaharienne, Asie) des distinctions nettes de comportement apparaissent. Mais dans l’ensemble du salariat supérieur, les points forts du vote Macron se trouvent du côté des votant·es les mieux dotés en ressources économiques et chez ceux qui travaillent pour les fonctions scientifiques et commerciales du privé.

De ce point de vue, les filles et fils de migrant·es ne se distinguent pas des votant·es n’ayant pas d’ascendant étranger : plus on est installé au sein du salariat supérieur, plus on vote Macron. On décèle en revanche le rôle spécifique joué par le sentiment de vexation au travail pour les personnes racisées, lequel alimente un vote J.-L. Mélenchon chez celles et ceux qui se rendent aux urnes. Ce sentiment ne semble pas jouer de rôle parmi les votant·es dont la famille est installée depuis longtemps sur le territoire. Ainsi, les résultats obtenus dans les groupes populaires pour le candidat de LFI, comme dans le salariat supérieur, montrent que l’opposition entre personnes racisées et personnes non-racisées ne fonde pas une orientation politique indépendamment de l’expérience du travail.

La façon dont chaque territoire structure ces résultats électoraux semble d’abord se présenter comme un effet de « composition » directement lié aux caractéristiques sociologiques de son marché du travail. La construction d’une analyse de l’encadrement social du vote implique de saisir d’abord les expériences de subjectivation produites par le travail et les rapports discriminatoires. Celles-ci débordent la question de l’influence politique des pairs et des proches tant elles semblent fondées par une position dans des rapports de valorisation/dévalorisation du travail, antérieure à toute médiation de sociabilité.

De ce point de vue, l’analyse territorialisée révèle, tout autant que celle par échantillon national, la force des « variables lourdes » organisées par les rapports salariaux (Braconnier, Coulmont et Dormagen, 2017). Elle permet de saisir le rôle politique joué par les trajectoires ou les positions particulièrement présentes dans les villes étudiées – de profession ou de pays d’origine. Elle permet également de préciser l’action de certaines propriétés salariales dans des contextes de marché de l’emploi particulièrement durs – par exemple les contrats très précaires – qui jouent un rôle particulièrement fort dans l’organisation des filières politiques quand le risque de discontinuité du salaire est important.

De ce point de vue, l’analyse électorale n’est pas victime du remplacement de la question sociale par une question territoriale, elle est victime de « dés-économisation » de l’analyse des mondes populaires que sont les banlieues et ou l’ancien bassin minier ; et à laquelle il s’agit – avec d’autres (collectif Rosa Bonheur, 2019) – de se donner les moyens de pallier.

Ce résultat invite à repenser la nature de l’analyse écologique du vote : le territoire doit aussi être considéré comme un ensemble de relations d’emploi. Celles-ci apparaissent comme fondatrices d’orientations politiques et structurantes des rapports de force électoraux. Nombre d’études sur le politique se sont centrées sur les sociabilités construites à l’échelle territoriale en appréhendant le territoire seulement comme un ensemble d’institutions socialisatrices.

Pourtant, le passage d’un « territoire conquis » à un « territoire octroyé » (Deshayes 2010) implique que le rôle joué par les institutions locales, qu’elles soient publiques ou associatives, perde sa fonction de politisation. Ces institutions continuent certes d’organiser une mobilisation de réseaux amicaux ou de proximité lors des élections locales. L’élection présidentielle diffère toutefois des autres élections, dans la mesure où ces institutions jouent un rôle moins central. L’intégration au sein des associations et des syndicats garde cependant une importance, en continuant dans ces villes à faire obstacle à l’extrême droite, quand ces institutions sont nettement ancrées dans une idéologie de gauche.

Le caractère spectaculaire de la croissance du vote FN au sein du bassin minier laisse imaginer que le capital d’autochtonie, ou que la « culture ouvrière » propre au territoire, joue désormais en faveur de l’extrême droite. Pourtant, le cas méricourtois suggère que le vote FN est d’abord un vote de personnes qui se sont installées dans ces villes au cours de leur vie et qui semblent plus isolées que les électeurs et électrices de gauche. Les trajectoires familiales les plus liées à la classe ouvrière dans sa forme historique et les sociabilités orientées idéologiquement à gauche limitent quant à elles l’extension du vote pour l’extrême droite.

Elles constituent de ce point de vue la « queue de la comète » du lien historique entre la gauche et les ouvrier·es. Malgré cinquante années de désindustrialisation, ces socialisations continuent à organiser certains comportements politiques, en particulier à Méricourt dans le cadre de notre enquête. Mais leur persistance signale plus sa force passée qu’une capacité de long terme à s’opposer aux conséquences politiques de la marchandisation du travail. Les liens sociaux de l’autochtonie « ouvrière » agissent comme un phénomène d’inertie, confronté à un mouvement de fond d’extrême droitisation propulsé par les avancées des formes intensives de précarités salariales. Sans relais syndical et associatif fort, les rapports de marchandisation du travail, du nouveau travail ouvrier, provoquent une expérience de subjectivation politique spécifiquement orientée vers le vote FN.