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Rocky, l’expression d’un backlash réactionnaire ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Rocky, l’expression d’un backlash réactionnaire ? – CONTRETEMPS
A propos de : Loïc Artiaga, Rocky, la revanche rêvée des Blancs, Paris, Éditions Amsterdam, 240 p., 18 euros.
Voir aussi l’extrait du livre que nous avons publié.
Après Fantômas ! Biographie d’un Criminel imaginaire, écrit avec Mathieu Lettourneau en 2013, Loïc Artiaga se lance à nouveau dans la rédaction d’une biographie d’un personnage fictif avec Rocky, la revanche rêvée des Blancs, publiée aux Éditions Amsterdam. Le procédé de la biographie d’un personnage fictif n’est pas nouveau et, comme le rappelle Loïc Artiaga, il existe « une biographie d’Indiana Jones, d’Alan Quatermain, ou de Lara Croft saisies par les problématiques d’architecture, une histoire sociale et militaire du major Shatokin, une approche technologique du shōnen Astro Boy, un portrait du capitaine Haddock en rentier » (p. 220) Néanmoins le parti pris d’étudier le phénomène culturel et politique que constitue Rocky à travers le prisme de la biographie nous interpelle par son originalité méthodologique. Rocky, la revanche rêvée des Blancs est finalement autant un livre sur Rocky, la boxe, la culture et la politique américaines, qu’une réflexion théorique sur la biographie fictionnelle mise au service de l’histoire culturelle et sociale des États-Unis.
Enjeux théoriques de la biographie fictionnelle
Pour Loïc Artiaga, qui se réfère à Ivan Jablonka et à son livre L’Histoire est une littérature contemporaine : « la recherche en science sociale est aussi une recherche formelle » et peut mettre en œuvre « une méthode dans une écriture »[1]. Le choix de l’auteur se porte ici sur l’écriture biographique qui lui permet de brouiller la frontière entre la fiction et l’histoire, entre l’imaginaire et le réel. Les films lui servent de sources primaires pour retracer la vie de Rocky, bien qu’ils ne constituent en fin de compte que des « artefacts de sources » documentant un monde fictif. L’auteur précise néanmoins que son livre « n’est pas une histoire contrefactuelle, mais l’exploitation par la biographie d’une uchronie » (p. 216). Il s’agit en convoquant l’histoire de la boxe et des États-Unis d’apporter un éclairage nouveau sur Rocky et de « montrer comment il prend part à la culture médiatique et se nourrit des sensibilités de son temps » (p. 37). Mais l’ambition de Loïc Artiaga ne se limite pas à produire une interprétation originale et inédite des films de la saga. Il souhaite interroger le « fantasme collectif » que représente Rocky et tenter de comprendre l’influence qu’il a eue sur l’imaginaire culturel et politique américain. Ce n’est donc pas tant le monde fictif de la saga qui intéresse l’auteur mais le frottement entre ce monde fictif et le monde réel, l’interconnexion entre la réalité qui nourrit l’univers fictionnel et l’aspect performatif de la fiction qui influe sur la réalité. Il revendique l’usage du mashup qui « consiste initialement en la superposition d’une piste de chant sur les pistes instrumentales d’un nouveau type » (p. 36). En effet, la vie de Rocky est intégrée par l’auteur à l’histoire des États-Unis, de sorte que le boxeur ne côtoie plus seulement Apollo Creed mais aussi Mohamed Ali, il prend la relève de Rocky Marciano et boxe dans la même ville que Joe Frazier. L’auteur montre comment la saga Rocky impose au réel une représentation idéologique de la boxe et des États-Unis qui apporte des réponses aux angoisses de l’Amérique blanche, réponses conformes à un horizon politique réactionnaire. Il décortique le « pouvoir d’occultation d’une œuvre comme Rocky », en particulier dans son dernier chapitre où il analyse le succès de la saga Rocky dans le monde et son « usage social ».
Selon le philosophe Éric Dufour, l’usage social d’un film « n’est pas un discours, c’est un acte, une action […] c’est ce que je fais du film : non seulement ce qu’il devient en moi (ce qu’il en reste), mais la manière dont je l’utilise ou encore la manière dont il me sert »[2]. C’est exactement ce que pointe du doigt Loïc Artiaga quand il décrit les échanges sur le marché noir des VHS de Rocky IV en URSS et en Pologne dans les années 1980 (p. 199), la reprise du « motivation speech de Balboa » au sein des clubs de boxe et dans l’univers de l’art corporel (p. 193) ou encore le succès des nombreux produits dérivés de la saga (p. 192). Au-delà de souligner le succès de la franchise et son statut d’œuvre culte à la portée mondiale, l’auteur précise que les fans de Rocky peuvent « puiser dans les films une vision du monde et des relations sociales » (p. 193). Mais quelle est cette vision ?
La Revanche rêvée des Blancs
Pour Loïc Artiaga, Rocky est avant tout le héros qui va permettre la revanche symbolique de l’Amérique blanche masculine réactionnaire face à la domination des boxeurs noirs américains, l’émergence progressive des boxeurs soviétiques et l’empowerment des femmes dans les années 1970. À ce titre, il est l’incarnation cinématographique des années Reagan marquées par un backlash conservateur après les victoires du mouvement des droits civiques et du mouvement de libération des femmes, ainsi que par un durcissement de la politique étrangère et de la lutte contre le bloc communiste. Au fil des films qui composent la saga, Rocky se construit en opposition à trois figures archétypales : le Noir, le communiste et l’épouse (p. 29). Le boxeur permet de défaire sur le ring tous les ennemis que s’est choisis l’Amérique conservatrice des années Reagan et de redonner aux Blancs leur fierté virile, perdue depuis la retraite de Rocky Marciano, dernier champion de boxe blanc, auquel le nom du personnage de Stallone fait évidemment référence. Loïc Artiaga revient dans un premier temps sur la jeunesse de Rocky Balboa, fils d’émigrés italiens installés à Philadelphie. Le choix de cette ville par Stallone est éminemment symbolique à différents niveaux. En raison de son passé glorieux dans la construction de la nation, elle fait de Rocky, contemplant du haut des marches du musée d’art de Philadelphie le City Hall où fut signée la Déclaration d’Indépendance, une allégorie de l’Amérique (p. 42). Il tourne le dos aux quartiers ouvriers où ses ancêtres cohabitaient difficilement avec la classe ouvrière noire. En effet, comme l’analyse finement l’auteur, Philadelphie est une ville caractéristique des tensions raciales au sein des classes populaires, accentuées par les politiques publiques d’urbanisation qui, pour préserver les quartiers bourgeois anglo-saxons de la déségrégation, encourageaient la mixité au sein des quartiers de l’immigration blanche catholique et juive. Mixité raciale que les italo-américains vécurent souvent comme une dégradation de leur lieu de vie et à laquelle ils réagirent plusieurs fois par la violence. Rocky devient ainsi l’instrument de la revanche de la classe ouvrière blanche face à ce qu’elle a vécu comme une humiliation (p. 51). Néanmoins, son ressentiment, dans un pays où les questions de classe sont souvent exprimées en termes de race, est tourné exclusivement vers les Noirs américains et épargne la bourgeoisie anglo-saxonne. Pour rétablir l’honneur des siens, Rocky va non seulement défaire le champion noir mais aussi s’extraire de sa condition sociale grâce à l’argent gagné avec ses combats pour rejoindre à son tour la bourgeoisie blanche. Ainsi : « Issu de la classe ouvrière dont il conserve l’ethos dans bien des aspects de sa vie, Robert « Rocky » Balboa n’en défend jamais les intérêts » (p. 95). Enfin Philadelphie est une ville majeure de l’histoire de la boxe où Rocky Marciano, surnommé par la presse « Le Grand espoir blanc », fut sacré champion du monde en 1952, mettant fin à la domination noire sur la boxe depuis le sacre de Joe Louis en 1937. La compétition raciale a toujours été un moteur de la promotion des combats de boxe au cours desquels, au-delà de l’affrontement entre deux hommes, se joue aussi la lutte pour l’affirmation de la valeur et de la dignité noire, en butte à la volonté de maintenir la suprématie blanche. Rocky prend ainsi la relève de Rocky Marciano en devenant à son tour « le grand espoir blanc » chargé de contrecarrer le règne des boxeurs noirs et en particulier de Mohamed Ali, dont Apollo Creed constitue l’alter ego aseptisé (p. 67).
L’anti-Mohamed Ali
Dans les années 1970, Mohamed Ali survole le monde de la boxe grâce à son talent sur et en dehors du ring. Champion engagé des Noirs américains, membre de Nation of Islam et objecteur de conscience à la guerre du Vietnam, il est détesté par l’Amérique blanche pour laquelle chacune de ses victoires constitue un nouvel affront. Cependant, aucun boxeur blanc ne réussit à vaincre « the Greatest » sur le ring et c’est du côté de la fiction que se réfugie l’espoir de voir un boxeur rétablir la fierté blanche en réduisant au silence l’arrogance d’Ali. Ce dernier en a d’ailleurs parfaitement conscience et explique avec lucidité :
« Que le Noir se révèle supérieur aurait été contre les valeurs américaines. J’ai été tellement génial qu’ils ont dû créer Rocky, une représentation blanche pour l’écran afin de contrer ce que je représente sur le ring. L’Amérique se doit d’avoir des icônes blanches, peu importe où elle va les chercher. Jésus, Wonder Woman, Tarzan, Rocky » (p. 28).
Le succès de Rocky, l’amour que lui porte l’Amérique blanche est à la hauteur de la haine qu’elle a vouée à Mohamed Ali. Tout oppose les deux champions. Tandis que Mohamed Ali est sans conteste le boxeur le plus élégant de l’histoire, défiant l’apesanteur avec un jeu de jambes rapide et aérien, dansant autour de son adversaire la garde basse, évitant les coups et utilisant sa technique pour asséner des frappes précises au visage, Rocky est un boxeur sans style et sans technique qui mise tout sur sa puissance et son endurance physique. Il encaisse les coups, fait le sacrifice de son corps et embrasse la douleur, se transformant en une figure christique dont la rédemption morale et la victoire passe par la souffrance (p. 113). L’opposition de style pugilistique entre les deux hommes est le reflet d’un rapport diamétralement opposé à la politique. Mohamed Ali n’a eu de cesse d’élever la boxe en la dotant « d’une conscience politique inédite en utilisant le ring comme une scène pour mettre en lumière la cause des dominés, population africaine-américaine ou peuples du monde décolonisés » (p. 184).
Même quand il affronte un autre boxeur noir, Ali n’hésite pas à pointer du doigt son adversaire en le présentant comme un oncle Tom, un traître à sa cause. Il défie Foreman avant leur combat à Kinshasa : « Je représente tous les Africains qui se battent pour leur liberté et leur indépendance… Je considère Foreman comme un Belge, c’est un oppresseur des nations noires » (p. 90). À l’inverse, Rocky rejette toute dimension politique et revient à une forme d’innocence docile qui caractérisait Rocky Marciano. Quasiment à son insu, il fait office de rempart contre ceux qui contestent l’ordre établi. Ainsi, pour Loïc Artiaga,
« la vie de Robert « Rocky » Balboa s’inscrit presque entièrement dans un rapport dialectique avec celle du Greatest, comme si sa destinée avait été de faire revenir dans son cours initial l’histoire de la boxe qui en était sortie, déviée par la force d’un militantisme qu’elle n’avait jamais connu auparavant » (p. 185).
Héros viriliste et étendard diplomatique
Rocky diffère aussi de Mohamed Ali par son rapport aux femmes et à la famille. Le Greatest avait développé un langage codé avec son entourage pour éviter que sa femme ne le surprenne avec les nombreuses prostituées qu’il faisait conduire à son camp d’entraînement. Rocky n’est l’homme que d’une femme. Son couple traditionnel avec Adrian satisfait le puritanisme américain exaspéré par les frasques extra-sportives des athlètes noirs et rassure les hommes bousculés par la remise en cause des schémas hétéropatriarcaux par le mouvement féministe. Néanmoins, le renoncement à une sexualité débridée n’est pas un renoncement à la virilité et Rocky incarne une masculinité de contrôle de soi et de muscles. Il est l’exemple même du hard body célébré par la new-right en opposition aux soft bodies, considérés comme le produit des aides sociales qui conduisent invariablement au crime et à la toxicomanie (p. 104). Après avoir restauré la domination blanche sur la boxe et renvoyé les femmes aux tâches domestiques, Rocky se trouve un nouvel ennemi dans le quatrième opus de la saga, où il fait face à l’émergence des boxeurs du bloc soviétique. Il part s’entraîner en Sibérie, lieu symbolique des crimes du stalinisme, pour combattre Ivan Drago. Sorti en 1985, au cœur de la mise en place de la doctrine Reagan et du soutien des États-Unis aux Moudjahidines en Afghanistan, aux Contras au Nicaragua et à l’UNITA en Angola, Rocky IV se fait une nouvelle fois le relais fidèle du reaganisme. Le boxeur accepte son rôle de porte-étendard de la diplomatie américaine et réussit à vaincre un boxeur russe sur son propre territoire, preuve de la déchéance de l’URSS, qui entamera bientôt le tournant de la Glasnost. Rocky réussit ainsi à réconcilier l’Amérique blanche et l’Amérique noire en vengeant la mort de son ancien adversaire Apollo Creed, devenu par la suite son entraîneur et ami. Il donne l’image d’un pays unifié dans la lutte contre le communisme et montre que ce ne sont plus « les boxeurs issus des fractions dominées qui dictent l’agenda et donnent au sport sa tonalité politique, mais un athlète en guerre contre un bloc de l’Est affaibli, déjà rongé par les valeurs mercantiles du sport occidental » (p. 159).
Le médium cinématographique
Avec Rocky La revanche rêvée des Blancs, Loïc Artiaga réussit son pari d’utiliser la biographie d’un personnage fictif comme « mécanisme de gravitation, qui convoque les éléments culturels et sociaux d’une époque pour mieux les expliquer ensemble » (p. 219). Son livre apporte une perspective nouvelle et originale sur l’univers de Rocky, sur l’histoire de la boxe et sur la culture américaine. Le rapport dialectique entre Mohamed Ali et Rocky mis en avant par l’auteur permet bien de comprendre la manière dont la saga Rocky s’inscrit dans un contexte politique américain néo-conservateur. Sensible aux questions de genre et de masculinité, Loïc Artiaga montre également comment la maîtrise que Rocky possède de son corps musclé, façonné par la souffrance et l’exercice, constitue l’une des clefs du succès de la saga Rocky dont les séquences d’entraînement sont souvent plus mémorables que les combats. Même si on aurait apprécié une analyse plus approfondie de la question de l’idéologie libérale qui sous-tend le personnage de Rocky, elle est abordée de manière à retourner l’imaginaire d’un héros de la classe ouvrière. À l’inverse, le boxeur est le parfait emblème du « rêve américain » et renforce l’illusion que chacun peut réussir aux États-Unis par la seule force de son travail, de son courage et de sa volonté dans le « pays des opportunités ».
La principale critique que l’on pourrait faire au livre porte sur le parti pris méthodologique de l’auteur qui assume pleinement de négliger « les acquis élémentaires de la narratologie, dont les spécialistes envisagent à juste titre le long métrage comme un assemblage spécifique de composants expressifs, mots, sons et images […] Tout ou presque de ce qui relève de la mise en scène est absent de ces pages » (p. 35). Ce choix laisse perplexe car il revient à considérer qu’on peut établir une séparation radicale entre le fond et la forme d’une œuvre artistique, or ils sont à mon sens indissociables. C’est à travers les moyens spécifiques du médium cinématographique, c’est-à-dire justement par la mise en scène, qu’un film produit du sens. Loïc Artiaga, en refusant de se confronter à l’analyse de la mise en scène, passe malheureusement à côté de ce qui constitue pourtant la chair de son objet.
D’autre part, il laisse aussi de côté « la dimension économique, qui constitue pourtant le principal moteur de l’enchaînement des huit films évoqués ici […] puisque notre pacte de lecture implique d’oublier momentanément que la matière de cette biographie est fournie par des objets culturels dont la production a elle aussi une histoire » (p. 35). On ne peut s’empêcher de noter une contradiction entre la volonté de l’auteur de replacer la vie de Rocky dans son contexte historique et politique et le choix de dés-historiciser les films, c’est-à-dire les sources qu’il analyse. De la même manière que l’auteur convoque l’histoire de la boxe pour expliquer la portée politique et symbolique de Rocky, on aurait aimé qu’il convoque l’histoire du cinéma, qu’il analyse les conditions de production des films, les normes visuelles et les codes narratifs dominants au moment de leur sortie et qui participent de l’horizon d’attente des spectateurs. À ce titre, le dernier chapitre du livre, où l’auteur décide finalement d’interroger « la dimension première d’objet filmique et médiatique de Rocky » (p. 189), est particulièrement intéressant et permet d’évaluer partiellement l’influence de la saga sur la société américaine et sur la culture mondialisée. Plusieurs questions restent néanmoins en suspens. Comment la saga Rocky s’inscrit-elle dans l’histoire des films de boxe ? Est-ce que la représentation des rapports raciaux dans Rocky diffère des autres films de boxe produits à la même période comme Le Bagarreur (Walter Hill, 1975), Le Champion (Franco Zeffirelli, 1979), Raging Bull (Martin Scorsese, 1980) ? En quoi la saga Rocky est-elle représentative de l’idéologie dominante du cinéma américain des années 1980, marqué dans son ensemble par le reaganisme ?
Notes
[1] Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, 2017, p. 309.
[2] Éric Dufour, La Valeur d’un film. Philosophie du beau au cinéma, Armand Colin, 2015, p. 153.