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Affaire McKinsey : quand l’écrivain Nicolas Mathieu décrivait déjà ce monde des consultants
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Dans son dernier livre « Connemara », le prix Goncourt Nicolas Mathieu décrit avec une grande finesse le monde des consultants, « chevaux de Troie » d'une pensée très libérale. Alors que l'importance de McKinsey dans le quinquennat de Macron fait aujourd'hui polémique, c'est l'occasion de se replonger dans ces quelques pages.
Dans Connemara (Actes Sud), le romancier Nicolas Mathieu, prix Goncourt pour Leurs enfants après eux (Actes sud, 2018), aborde (notamment) la thématique du recours aux cabinets de consultants dans l'administration et les collectivités. Une tendance sur laquelle l'actuel scandale McKinsey jette une lumière crue. Le personnage d'Hélène, transfuge de classe, a échappé à son milieu social. Son histoire est celle d'une désillusion, dont les passages en école de commerce, puis dans l'entreprise de consulting Elexia ont été la clé de voûte. Nicolas Mathieu, lui, a exploré cette thématiquedès son premier roman, Aux animaux la guerre (Actes sud, 2014)avec d'autant plus d'à-propos qu'il a connu cet univers avant d'être romancier. Pour Connemara, il a même interrogé des consultants.
C'est tout naturellement que l'actuelle affaire McKinsey l'a interpellé. Il a également écrit un texte sur sa page Instagram, pointant la dimension idéologique du travail de ces consultants.
***
● Le texte de Nicolas Mathieu sur l'affaire McKinsey (publié sur Instagram) :
Comme je me suis un peu intéressé au consulting dans mon dernier bouquin, je me permets deux trois remarques sur l'affaire McKinsey. Il me semble que le scandale tel qu'il est exposé passe en partie à côté des questions les plus intéressantes. Finalement, trois reproches majeurs sont soulevés dans cette affaire : gabegie, collusion, défiscalisation. Mais il y a quelque chose de plus profond à examiner sous ces problèmes de surface, certes importants et politiques, mais surtout utiles en période électorale.
Ce qui prime c'est la question idéologique. L'expertise produite par ces grands cabinets et véhiculée par ses agents, dans les entreprises, les collectivités et les administrations, jusque dans les palais de la République, n'est pas neutre. À chaque fois, il est question de performance, d'économies d'échelle, de faire plus pour moins cher. Ces présupposés sont politiques. Ils ressortent d'un corpus de pensée, qu'on qualifiera en France de libéral, qui nous vient sans doute de Hayek et des pays anglo-saxons. Là-dessus je laisse statuer des économistes ou des sociologues mieux informés que moi. Mais ce qui importe, c'est que le consultant qui bosse dans ces grands cabinets n'est pas un scientifique.
Son savoir, son expertise poursuivent des fins politiques, pas toujours très élucidées ni conscientes d'ailleurs. Il est le cheval de Troie d'une pensée. À sa manière, il se substitue au yuppie des 80's. Gordon Gekko [dans le film Wall Street, d'Oliver Stone, N.D.L.R.] postulait « Greed is good ». Les gens de McKinsey, eux, diraient peut-être : « Efficiency is everything ». Or la démocratie n'est pas efficace. La santé ne peut pas se résumer à des rapports entre coûts et gains. Le gouvernement des peuples ne se confond pas avec la gestion des RH. Au fond, ces cabinets qui facturent de la matière grise à prix d'or ne font rien d'autre que de promouvoir partout le « devenir entreprise » de l'intégralité du monde social.
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●Dans Aux animaux la guerre :
« L’usine était vieille, sa compétitivité lamentable. Alors un beau jour, des consultants parisiens ont débarqué pour retailler l’organigramme. Les gars ne les ont vus qu’une seule fois dans les ateliers. Ils étaient jeunes et portaient des chaussures pointues. Ils ont traversé le Hall 2 sans lever la tête, sans toucher personne. Il fallait les laisser-aller partout et leur ouvrir tous les dossiers. […] À la fin, ils ont rendu leur rapport et tous les intérimaires ont dégagé, des types qu’on embauchait pourtant à longueur d’année, dispersés dans la nature, avec leurs dettes, leurs remboursements, les compétences qu’on leur avait filées. »
● Dans Connemara :
« Hélène débarquait donc en pleine guerre picrocholine et trouvait dans chaque organisme où elle intervenait des équipes irréconciliables et une poignée de cadres au bord de la crise de nerfs. L'étendue des dégâts ne la surprenait guère. Cent fois déjà, elle avait pu constater les effets dévastateurs de ces refontes imposées en vertu de croyances nées la veille dans l'esprit d'économistes satellitaires ou dans les tréfonds de business schools au prestige indiscuté. Ces catéchismes managériaux variaient d'une année à l'autre, suivant le goût du moment et la couleur du ciel, mais les effets sur le terrain demeuraient invariables.
Ainsi, selon les saisons, on se convertissait au lean management ou on s'attachait à dissocier les fonctions support, avant de les réintégrer, pour privilégier les organisations organiques ou en silos, décloisonner ou refondre, horizontaliser les verticales ou faire du rond avec des carrés, inverser les pyramides ou rehiérarchiser sur les cœurs de métier, déconcentrer, réarticuler, incrémenter, privilégier l'opérationnel ou la création de valeur, calquer le fonctionnement des entités sur la démarche qualité, intensifier le reporting ou instaurer un leadership collégial. »
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« Deux semaines plus tard, elle emménageait à Paris et commençait à travailler chez son premier client. Les débuts sont difficiles. Son job consiste à prendre des trains et débarquer dans des universités qui cherchent à améliorer leur organisation. Car dans les ministères, où se croisent d'ailleurs les mêmes petits hommes bleus qui fraient dans les grands cabinets de conseil de New York, Oslo ou Puteaux, les maîtres-mots sont devenus rationalité, performance, évaluation. On est las en effet des déperditions d'énergie, du gaspi généralisé. On doit au contribuable des comptes, au citoyen un retour sur investissement, à l'électeur son bilan consolidé.
Cet argent confié a la collectivité, il faut à présent le dépenser avec une sagesse calculable, d'une manière scientifique, l'affecter là où il produira ses meilleurs effets, qui seront ensuite dûment mesurés. Les leçons saxonnes sont bien apprises. Elles gagnent de proche en proche, dans les écoles, les palais, ruissellent ensuite dans les directions, gagnent les services, infusent les circuits de décisions, aboutissent dans chaque bureau, dans les agendas et, pour finir, dans les têtes, les artères, et voici un cœur qui palpite maintenant selon un rythme satisfaisant, un galop répétitif, reproductible. »
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« Ils considèrent que leur travail va dans le bon sens, qu'on appellera le sens du progrès, de l'adaptation à un monde en perpétuelle évolution. Les zélotes, pour leur part, se reconnaissent à une sorte d'acharnement, de conviction catégorique. Le management parle par leur bouche du soir au matin, et ils impactent et priorisent même en famille, le dimanche encore, et servent à leurs gosses la même sagesse qu'à leurs clients avec des phrases recuites du type "Mon job c'est de t'aider à te poser les bonnes questions" ou "L'information, c'est le pouvoir". Ceux-là ne distinguent plus le monde du travail du monde réel. Le jargon les a pris. La performance est dans leur âme. On les reconnaît à cette sorte de regard planant, cette conviction profonde qui leur donne l'air impliqué des hommes qui savent que les choses doivent être prises au sérieux, mais sans crainte.
Hélène croyait au début qu'ils se la pétaient ; ils ne font qu'y croire. Le plus surprenant étant que l'intelligence ne fait rien à l'affaire, puisqu'on trouve dans le lot de quasi-demeurés aussi bien que des gens ultra-brillants. On les voit qui marchent à grandes enjambées d'open spaces en salles de réunion, de conf calls en kickoff, la foi chevillée au corps et le costume infroissable. Ils finiront millionnaires et porteront le week-end des polos Ralph Lauren, voire des mocassins à pompons. On ne peut rien pour eux que les regarder réussir. »