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Les conflits sont-ils devenus plus rares et plus violents ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Il y a quelques années, la forte médiatisation du conflit social à Air France, avec l’épisode des chemises déchirées des cadres, avait illustré ce qui semble être désormais un discours convenu : la grève serait un archaïsme du syndicalisme français, d’autant plus illégitime qu’elle renvoie l’image d’une action « violente » qui ne concernerait plus que les salariés « protégés » du secteur public ou des transports, abusant de leur pouvoir de blocage de l’économie.
Comme l’avait fait en son temps Nicolas Sarkozy en déclarant qu’on « ne voyait plus les grèves en France », Manuel Valls avait alors défendu l’idée que le conflit d’Air France faisait exception. Partout ailleurs, dans le secteur privé en particulier, le « dialogue social » fonctionnerait bien. La « preuve » : d’après les statistiques publiques, le niveau des grèves n’aurait jamais été aussi bas en France.
En conclure que les grèves auraient disparu et que les relations entre patrons et salariés se seraient apaisées dans les entreprises du secteur privé relève pourtant d’une interprétation hautement contestable de ces données statistiques. Où en sont les conflits du travail en France ? Comment ont-ils évolué dans leurs formes et leur intensité ces dernières décennies ? Réponse en 5 épisodes, dont voici le premier.
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Cet article a été publié le 3 novembre 2015 sur le site Terrains de luttes. Entre 2013 et 2018, ce site a proposé un espace d’échange afin de prendre le temps de l’examen concret et du recul historique, pour donner à voir à la fois la situation des classes populaires et comprendre les stratégies des classes dominantes. Il avait vocation à fournir des armes intellectuelles critiques dans une perspective anticapitaliste, rationnelle et empirique. Ce site visait aussi à construire des ponts et des échanges entre chercheurs engagés, militants et travailleurs afin d’alimenter et de solidariser les différents fronts des luttes.
Pour ce faire, le site publiait régulièrement (d’abord sur une base quotidienne puis hebdomadaire) des entretiens réalisés par des chercheurs, des militants ou des journalistes ; des récits et des analyses d’évènements (grèves, manifestations, etc.) et d’activités (action des lobbyistes, répression patronale, etc.), des reportages vidéos ou des chroniques. Dans un paysage militant où beaucoup de sites animés par des intellectuels engagés privilégient les discussions théoriques, l’objectif de ce site était d’incarner, pour mieux les dénoncer et les combattre, les transformations et les effets du capitalisme à travers des visages et des figures, des adresses et des lieux, des institutions et des organisations, des pratiques et des évènements.
Terrains de luttes a disparu, mais ses animateur.trices ont accepté de confier à Contretemps leurs archives, que nous publierons régulièrement.
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Episode 1 : Les conflits sont-ils devenus plus rares et plus violents ?
De la difficulté à interpréter les données statistiques des grèves
Il est vrai que les données de l’enquête annuelle du ministère du Travail (appelée ACEMO), construite à partir d’un échantillon représentatif d’entreprises du secteur marchand, indiquent, depuis 2011, un recul de la part des établissements touchés par un mouvement de grève : alors que 2,7% des entreprises de plus de 10 salariés avaient connu une grève en 2005 (année de lancement de l’enquête), et que cette proportion avait atteint 3,3% en 2010, il n’y a plus que 1,3% des entreprises qui déclarent avoir connu au moins une grève en 2012.
Le nombre de Journées individuelles non travaillées (JINT) pour fait de grève, qui permettent de mesurer l’intensité des conflits, enregistre un recul comparable. Le niveau des JINT pour 1000 salariés était de 61 en 2012 contre 165 en 2005, avec un rebond important en 2010 (318 JINT pour 1000 salariés au moment des grèves contre la réforme des retraites)[1]. Les résultats de l’enquête ACEMO semblent ainsi, de prime abord, confirmer la tendance à la baisse des JINT qui étaient enregistrées avant 2005 par l’inspection du travail : de 3 millions dans les années 1970 hors fonction publique, leur nombre a considérablement reculé dans les années 1990, pour osciller entre 250 000 et 500 000. Depuis cette période, on serait ainsi passé à moins de 80 jours de grève pour 1000 salariés dans le secteur privé, en dehors des pics de grève de 1995 et de 2010.
Toutefois, la fiabilité des JINT mesurées avant 2005 a été contestée. L’immense majorité des grèves localisées échappaient au signalement des inspecteurs du travail[2]. Dans un contexte où les grèves deviennent plus souvent locales que nationales, l’évolution enregistrée par ces données statistiques reflète sans doute autant une difficulté à mesurer les grèves qu’un déclin de ces dernières[3]. Certes, le dispositif ACEMO est plus fiable mais l’interprétation des résultats de cette enquête implique aussi beaucoup de prudence. D’abord, elle n’existe que depuis 2005. Elle ne donne donc qu’un aperçu ponctuel de l’évolution des grèves, qui n’a d’ailleurs rien de linéaire.
Surtout, rien n’indique que cette évolution conjoncturelle soit le signe d’une évolution nécessairement stable à plus long terme. En outre, ce dispositif d’enquête ne s’intéresse qu’aux grèves. Or, pour mesurer les évolutions des conflits au travail, il est nécessaire de prendre en compte toutes les formes de conflits : la grève classique (d’un à plusieurs jours), mais aussi les débrayages ponctuels, les manifestations, les pétitions, les grèves du zèle, etc.
Des conflits collectifs plus fréquents dans les années 2000 que dans les années 1990
Les résultats d’une autre enquête du ministère du Travail (appelée REPONSE, cf. encadré) invalident l’idée d’un déclin des conflits au travail et d’une disparition des grèves dans les entreprises du privé. Alors que, pour beaucoup de militants, le milieu des années 1990 constitue un moment fort des luttes sociales avec le mouvement social de 1995, celles-ci atteignent en réalité un niveau plus élevé dans les années 2000 qu’à la fin des années 1990 : 16 % des établissements du secteur privé entre 2008-2010 et 15% en 2002-2004 ont connu au moins un arrêt de travail, contre 13% en 1996-1998. L’augmentation est même plus nette pour les conflits sans arrêt de travail (cf. graphique). Au final, environ 30% des établissements du secteur privé ont connu au moins un conflit dans les années 2000. Et comme les grèves sont beaucoup plus fréquentes dans les grands établissements que dans les petits, il en résulte que 45% des salariés enquêtés ont déclaré un arrêt de travail dans leur établissement entre 2008 et 2010, 15% reconnaissant y avoir participé[4].
Champ : établissements de plus de 20 salariés Source : Enquêtes REPONSE 1998, 2004, 2011. Volet RD – DARES Lecture : en 2010, 16% des établissements de plus de 20 salariés ont connu au moins un conflit avec un arrêt de travail contre 13% des établissements en 1998.
Qu’est-ce que ces chiffres signifient ? Tout simplement que le déclin tendanciel des JINT indique surtout une baisse de l’intensité des grèves depuis les années 1980. Cela tient en particulier à ce que les grèves massives, déclenchées dans les grands établissements industriels et dans le cadre de journées d’action nationales, ont fortement reculé. Ne serait-ce qu’en raison de la disparition de nombreux « bastions » industriels du syndicalisme.
Cela n’implique pas pour autant que les grèves et les conflits collectifs aient disparu du secteur privé. Simplement, leur forme dominante s’est transformée : il s’agit à présent le plus souvent de grèves très localisées, circonscrites à l’échelle d’une entreprise, voire d’un établissement[5]. Si les grèves sont devenues plus petites dans les années 2000, en revanche le nombre de conflits est plus élevé qu’à la fin des années 1990 et ces conflits prennent des formes diversifiées (du débrayage à la manifestation).
Champ : établissement de plus de 20 salariés Source : Enquête REPONSE, 1998, 2004, 2011. Volet RD – DARES Lecture : en 2010, 7% des établissements de plus de 20 salariés ont connu un conflit sous forme de manifestation contre 5% en 1998.
Autre enseignement notable de l’enquête REPONSE, qui contraste avec la baisse conjoncturelle des grèves enregistrées par l’enquête ACEMO depuis 2011 : le niveau des conflits collectifs à la fin des années 2000 reste à un niveau comparable à celui du début de la décennie. Alors que le retour de la croissance avait été évoqué comme une raison de la recrudescence des conflits dans les entreprises au début des années 2000, on ne constate pas d’effet inverse quand la conjoncture économique se dégrade de nouveau, du moins à court terme (lire le prochain épisode). On constate même que, à conflictualité globalement stable, les mouvements sociaux tendent plutôt à se durcir avec une augmentation continue des établissements concernés par des conflits avec arrêts de travail entre 1998 et 2011, tandis que le nombre d’établissements concernés par des conflits uniquement sans arrêt de travail a diminué sur la dernière période.
Plus de conflits là où il y a déjà du conflit
Cette tendance à l’intensification et au « durcissement » des conflits là où ils se produisent est confirmée par la concentration des conflits. Par rapport à 2004, le nombre d’établissements déclarant l’existence de trois formes de conflits ou plus augmente (+ 2 pts) par rapport à la part des établissements touchés par deux ou une seule forme de conflit.
Champ : établissement de plus de 20 salariés. Source : Enquêtes REPONSE 2004, 2011. Volet RD – DARES Lecture : parmi les établissements ayant déclaré au moins un conflit, 22% ont connu trois formes de conflits en 2004 contre 24% en 2010.
De même, la part d’établissements déclarant n’avoir connu qu’une ou deux actions de grèves est en baisse (-1,5) alors que la part de ceux ayant connu plus de trois débrayages a quasiment doublé.
Champ : établissement de plus de 20 salariés. Source : Enquêtes REPONSE 1998, 2004, 2011. Volet RD – DARES Lecture : parmi les établissements ayant déclaré une grève de moins de deux jours, 1,5% ont connu ce type de grève plus de 5 fois en 2004 contre 3% en 2010.
Des conflits durs qui restent rares
Ce durcissement des conflits reste toutefois limité car on raisonne ici sur de petits effectifs d’établissements. De plus, les conflits ayant occasionné la séquestration de dirigeants ou des menaces sur l’environnement sont rares puisque ces modalités d’action sont mentionnées dans moins de 1% des conflits déclarés[6]. Surtout, la fréquence des grèves de plus de deux jours continue de baisser légèrement et, à l’inverse, celle des établissements ayant connu des grèves plus courtes est, elle, globalement en augmentation.
Champ : établissement de plus de 20 salariés. Source : Enquêtes 2011. Volet RD – DARES Lecture : en 2010, 0,1% des établissements de plus de 20 salariés ont déclaré un conflit avec séquestration.
Enfin, l’intensité comme les formes de conflits collectifs déclarés continuent de varier très sensiblement en fonction de la taille des établissements et des secteurs d’activité. En l’occurrence, le recours à la grève reste beaucoup plus rare dans les petits établissements et dans les secteurs de faible tradition syndicale (commerce, services, etc.). Dans ces contextes organisationnels, les conflits se limitent plus souvent qu’ailleurs à des mobilisations sans arrêt de travail.
Source : REPONSE 2011, base RD, DARES Lecture : 4% des établissements de 11 à 19 salariés ont connu un conflit avec arrêt de travail en 2010 contre 27,5 % des établissements de 50 salariés et plus.
La confrontation des données statistiques invalide l’hypothèse d’une pacification des relations entre salariés et patrons. Les conflits collectifs dans le cadre des rapports salariaux restent au contraire diffus dans le secteur privé à la fin des années 2000. Et le recours à la grève demeure une modalité centrale du rapport de force collectif et syndical, qui va même en s’intensifiant dans les entreprises qui connaissent des conflits collectifs. Il s’agit cependant le plus souvent de courts arrêts de travail qui dépassent rarement les limites de l’entreprise, et la propension des salariés à se saisir de ce mode d’action reste très inégale. Même si les données les plus récentes s’arrêtent au début des années 2010, rien ne laisse penser que cette situation se soit modifiée en profondeur depuis.
Les grèves et les conflits du travail ont donc surtout disparu des radars médiatiques pour n’apparaître que lorsqu’ils se manifestent de façon violente. C’est un enjeu pour les forces syndicales de redonner une visibilité à ces conflits du travail devenus sous-terrain faute de relais. De plus, notre analyse pointe une double difficulté du mouvement syndical qui constitue autant de défis à relever. D’abord, dans sa capacité et sa volonté à fédérer les luttes d’entreprise qui existent mais restent morcelées et segmentées. Ensuite, dans la mise en place de stratégies d’organisation et de mobilisation des salariés dans les très petites et moyennes entreprises, dont la proportion augmente.
Annexe. Une source originale : l’enquête REPONSE
L’enquête REPONSE de la DARES sonde une sélection d’établissements – à ne pas confondre avec une entreprise, qui peut-être composée de plusieurs établissements, comme La Poste ou McDonald’s – et interroge les représentants de la direction (DRH, etc.), le représentant du personnel de la liste majoritaire et des salariés tirés au sort. L’enquête a lieu tous les 6 ans : 1992, 1998, 2005, 2011. Par rapport à l’enquête ACEMO, l’enquête REPONSE offre un triple intérêt. D’abord, elle permet plus facilement de comparer dans le temps l’évolution de la conflictualité, puisque ACEMO n’a été mise en place qu’en 2005. Ensuite, REPONSE interroge les directions d’entreprise et les représentants du personnel sur les conflits qu’ils ont connus au cours des trois années précédant la passation du questionnaire, ce qui est important quand on sait que la dynamique des grèves a toujours été variable dans le temps. Enfin, REPONSE appréhende les conflits collectifs au travail dans leur diversité. Elle permet non seulement de distinguer différentes modalités d’action de grève (+ de 2 jours, – de 2 jours, débrayages, etc.), mais aussi de mesurer la part des établissements concernés par d’autres formes de conflits collectifs, sans arrêt de travail (manifestation, rassemblements, pétitions, refus des heures supplémentaires), ou par des tensions s’exprimant de façon plus individuelle.
*
Pour aller plus loin, lire le rapport coordonné par Jérome Pélisse, Baptiste Giraud et Etienne Penissat
Notes
[1] Guillaume Desage, Elodie Rosankis, « Négociation collective et grève en 2012 », DARES Analyses, novembre 2014, n° 089
[2] Sophie Camard, « Comment interpréter les statistiques des grèves ? », Genèses, 47, 2002, p. 117-121 ; Delphine Brochard, « Evaluation des statistiques administratives sur les conflits du travail », Documents d’Etudes de la DARES, n° 79, 2003
[3] Alexandre Carlier, « Mesurer les grèves dans les entreprises : des données administratives aux données d’enquête », Document d’Etudes de la DARES, n° 139, 2008.
[4] Maria-Teresa Pignoni et Emilie Raynaud, « Les relations professionnelles au début des années 2010 : entre changements institutionnels, crise et évolutions sectorielles », DARES-Analyses, n°26, Avril 2013.
[5] Sophie Béroud et alii., La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Editions du Croquant, 2008.
[6] Jérôme Pélisse, « De la grève au flashmob : des conflits sociaux moins violents ? », Les Cahiers français, n° 376, 2013.