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Non, l’automatisation ne fera pas disparaître le travail. Entretien avec J. S. Carbonell

Lien publiée le 26 avril 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Non, l’automatisation ne fera pas disparaître le travail. Entretien avec J. S. Carbonell – CONTRETEMPS

Les discours sur le « grand remplacement technologique » laissent entendre que l’automatisation rend la plupart des travailleur.euse.s obsolètes. Mais l’innovation ne se contente pas de remplacer les humains – elle a plutôt créé une bataille pour savoir à qui vont bénéficier les nouvelles technologies.

Les confinements suite au COVID-19 ont relancé le débat pour savoir quels emplois sont nécessaires et dans quelle mesure nos sociétés restent centrées sur le travail. Avec ce que l’on a appelé la « grande démission », cela a pris la forme d’un refus croissant d’accepter de travailler dans des emplois ennuyeux pour des salaires de misère. Pourtant, dans de nombreux récits « techno-optimistes », le pouvoir des travailleur.euse.s d’accepter ou de refuser un emploi est de toute façon en déclin. Ces récits prétendent que l’intelligence artificielle et l’automatisation entraînent une vague de licenciements sans précédent – exigeant, en retour, que nous trouvions d’autres moyens de garantir aux citoyens un revenu stable.

Mais, selon le sociologue du travail, et membre de la rédaction de Contretemps, Juan Sebastián Carbonell, l’affirmation selon laquelle les nouvelles technologies remplacent la nécessité d’une main-d’œuvre humaine est un mythe aussi vieux que le capitalisme lui-même. Dans son livre qui vient de paraître, Le futur du travail, publié aux éditions Amsterdam, il affirme que le travail ne disparaît pas mais se transforme, les conséquences matérielles des nouvelles technologies, de l’externalisation et de la sous-traitance étant façonnées à la fois par les plans des directions d’entreprise et par la résistance des travailleur.euse.s.

David Broder, de Jacobin, s’est entretenu avec lui sur le mythe du « grand remplacement technologique », de la résilience de la main-d’œuvre au niveau mondial et des bases de l’identité de classe dans les économies postindustrielles.

David Broder – Votre travail résiste à l’idée que nous assistons à un « grand remplacement technologique » du travail humain. Pourquoi ? Et qu’est-ce que les caisses automatiques nous apprennent à ce sujet ?

Juan Sebastián Carbonell – D’abord, parce que c’est faux ; le remplacement technologique n’a pas lieu. Je prends l’exemple des caisses automatiques, car il y a eu une controverse en France au début des années 2000. La CFDT (Confédération française démocratique du travail) a fait campagne contre elles, en disant qu’elles allaient remplacer les caissières des supermarchés. Les syndicats sont parfois eux-mêmes victimes de cette illusion : la mythologie capitaliste du « grand remplacement » du travail par les machines. Pourtant, vingt ans après leur introduction, les caisses automatiques ne sont présentes que dans 57% des supermarchés en France, et là où elles sont présentes, elles s’ajoutent, et ne remplacent pas, les caisses conventionnelles avec des caissières humaines. Elles ne sont pas non plus toujours aussi automatiques : il y a toujours des caissiers pour surveiller et aider les clients, même si leurs tâches ont changé.

Le livre tente donc de remettre en question ce sens commun. Pour moi, le problème de la transformation du travail aujourd’hui n’est pas tant que les nouvelles technologies pourraient éventuellement remplacer les travailleur.euse.s, mais qu’elles sont utilisées pour dégrader les conditions de travail, faire stagner les salaires et mettre en place une flexibilisation majeure du temps de travail.

DB – Vous expliquez que les « technologies économisant le travail » ne suppriment pas le besoin de travailleur.euse.s en général mais changent la façon dont le travail est organisé.

JSC – Quand on regarde les effets concrets des nouvelles technologies dans le travail, on voit immédiatement des conséquences qui ne peuvent pas être réduites au seul « remplacement ». Il y a une substitution de tâches spécifiques, ce qui ne supprime pas entièrement les emplois.

L’objectif de la direction peut aussi être de déqualifier la main-d’œuvre, afin qu’un.e travailleur.euse soit plus facilement remplacé.e par un.e autre. Ceci est lié à la thèse de Harry Braverman sur la dégradation du travail au vingtième siècle, qui se poursuit au vingt-et-unième. Il affirme que lorsque la direction introduit une nouvelle technologie, elle le fait pour accroître son contrôle sur le processus de travail. J’ai beaucoup vu cela dans l’industrie automobile lorsqu’a été introduit ce qu’on appelle le « digital manufacturing » dans les usines de montage : comme l’a dit un technicien, l’objectif est que n’importe qui puisse faire n’importe quoi sur le lieu de travail. Un autre résultat important – bien que pas nécessairement délibéré – est que vous avez également besoin d’une requalification des travailleurs : certaines nouvelles machines auront besoin de programmeurs et de personnel de maintenance, ce qui implique également une transformation des compétences au sein de la main-d’œuvre.

Par exemple, dans le contexte de ce que l’on appelle la quatrième révolution industrielle et la production digitale, nous assistons également à l’apparition de data scientists dans les usines. Il est encore difficile de savoir combien d’emplois cela représente. Mais il faut parfois embaucher différents types de travailleur.euse.s pour faire différents types de choses dans un procès de travail en mutation.

Cette déqualification entraîne également une intensification du procès de travail. Cela signifie simplement qu’il y a plus de travail pour moins de personnes ayant les mêmes compétences, pendant le même temps de travail – ce qui est très courant dans la dynamique du changement technologique.

Une autre conséquence importante – généralement négligée par les chercheurs, les journalistes ou les soi-disant experts en nouvelles technologies – est le renforcement du contrôle et de la surveillance sur le lieu de travail. La direction peut plus facilement, par exemple, suivre les travailleur.euse.s avec un GPS et contrôler leurs mouvements, comme dans le cas des coursiers et des livreurs.

Je prends l’exemple du Daily Telegraph, où la direction a introduit des capteurs de mouvement afin de savoir si les travailleur.euse.s étaient devant leur ordinateur. On observe également ce phénomène dans l’industrie, toujours avec l’introduction de la production digitale, par exemple en enregistrant le moment où la machine s’arrête de tourner, afin que la direction sache si les travailleur.euse.s ont pris une pause plus longue. Plus généralement, l’utilisation des données dans la fabrication a pour conséquence de rendre le processus de travail plus transparent aux yeux de la direction. Celle-ci sait ainsi quand les machines sont utilisées, à quelle intensité, quand elles vont s’arrêter, quand ou comment elles sont utilisées, etc. Les logiciels MES (manufacturing execution system) lui permettent de centraliser toutes ces informations et d’avoir une vision plus claire du processus de travail. Les apologistes des nouvelles technologies présentent cela comme un progrès, mais ils ne parlent pas de ses effets négatifs sur les travailleur.euse.s.

DB – Vous nous dites que certains défenseurs de la thèse du « grand remplacement technologique » admettent que les vagues précédentes d’innovation technologique ont réorganisé la main-d’œuvre plutôt que de la remplacer, mais insistent sur le fait qu’avec la quatrième révolution industrielle et l’intelligence artificielle, cela change. Pour donner un exemple concret, je gagnerai du temps sur la transcription de cette interview en utilisant un service de transcription grâce à une IA, mais il me faudra encore des heures pour éditer les résultats. Alors, qu’est-ce qui est réellement différent ?

JSC – Les experts et les futurologues sont conscients que les vagues d’automatisation passées n’ont pas entraîné la fin du travail. Ils essaient donc de voir ce qui est spécifique à la nouvelle vague d’automatisation d’aujourd’hui. Et ils disent qu’elle va apporter une nouvelle et dernière rupture dans le capitalisme, mettant enfin fin au travail.

Le titre de mon livre, Le futur du travail, a un double sens en français : les débats sur l’avenir du travail font référence au futur, mais pour moi ils ressemblent au passé. Je souligne les continuités entre les vagues d’automatisation passées et celle d’aujourd’hui, en disant que la robotisation et les logiciels dans les usines et les bureaux ont eu plus ou moins les mêmes conséquences que l’introduction, par exemple, des technologies digitales à l’usine ou de l’IA aujourd’hui.

Si l’IA est présentée comme la technologie qui va mettre fin au travail des cols blancs comme des cols bleus, elle est encore très limitée dans ses usages et ses potentiels. Le programmeur a encore un rôle central non seulement dans la création mais aussi dans le fonctionnement quotidien de l’IA : il fournit son architecture, sa méthode d’apprentissage, les données qui l’alimentent, etc. Nous sommes donc encore loin d’une technologie qui fonctionnerait de manière entièrement autonome. Certains chercheurs parlent de l’IA comme d’une « technologie à usage général », c’est-à-dire d’une technologie dont les usages se généralisent mais dont les conséquences restent à déterminer. Mais elles seront si générales qu’elles ne feront probablement que créer autant d’emplois qu’elles contribueront à en détruire. Plus précisément, l’intelligence artificielle n’est pas indépendante des travailleur.euse.s, des programmeurs et des développeurs qui travaillent sur ces logiciels.

Ainsi, derrière l’apparente nouveauté de ces nouvelles technologies qui sont présentées comme un bouleversement majeur du capitalisme, on retrouve en fait la même continuité, les mêmes logiques de substitution, de déqualification et d’intensification du contrôle. Par exemple, les logiciels de traduction vont remplacer certains éléments du travail des traducteurs, mais ils pourraient aussi rendre certaines spécialités plus précieuses.

DB – J’aimerais aborder l’idée d’une « société du travail ». Comme vous nous le dites, les niveaux d’emploi globaux n’ont pas baissé, d’autant plus que l’ère du « plein emploi » comprenait une population non active très importante, par exemple dans le travail domestique des femmes. Néanmoins, il est largement affirmé que le monde du travail est désormais si fragmenté qu’il est impossible de parler de la condition commune d' »être un.e travailleur.euse”, souvent caractérisée comme propre à une ère fordiste désormais révolue. Votre travail remet en question ce point de vue. Pourquoi ?

JSC – J’essaie d’historiciser la discussion sur la précarité de la majorité écrasante de la main-d’œuvre d’aujourd’hui, en disant que la précarité n’est pas nécessairement si nouvelle, mais qu’elle est en partie le produit de la féminisation de la main-d’œuvre. S’il y a eu une hausse du chômage en France (1 % en 1968 à 10 % en 2015), c’est aussi parce qu’il y a une baisse de la population « inactive », principalement des femmes (qui travaillaient à la maison), qui sont passées de 27 % en 1968 à 11,5 % en 2015. Si le plein emploi a existé pendant les « Trente Glorieuses » – les trois décennies qui ont suivi 1945 – c’est aussi parce que le taux de non-emploi (c’est-à-dire les personnes qui ne sont ni en emploi ni à la recherche d’un travail rémunéré) était élevé.

Dans un sens, la précarité a été fonctionnelle au capitalisme depuis ses débuts : ce qui était nouveau dans l’après-guerre, c’était l’idée que les capitalistes auraient besoin d’une main-d’œuvre plus stable et qu’ils s’efforceraient de l’obtenir. J’essaie de développer cette idée dans le livre. Même des formes de travail comme Uber et le travail indépendant sur des plateformes numériques ne sont pas si nouvelles que ça. Le travail indépendant médiatisé par d’autres personnes a toujours existé dans le capitalisme : je donne l’exemple des mineurs de charbon dans la France du début du siècle, qui travaillaient dans un système comme l’Uberisation, où certains étaient embauchés non pas par les patrons ou directement par la mine, mais par des intermédiaires, appelés « butties« , qui les payaient à la berline de charbon – ce que décrit Émile Zola dans Germinal. La différence aujourd’hui, c’est que cet intermédiaire est une plateforme numérique impersonnelle.

Donc, j’essaie de dire que cette expérience commune du travail n’a jamais vraiment existé. Dans le débat en France, il y a une phrase que j’aime bien : « La classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été. » Elle n’a jamais été cette personne embauchée sur un emploi stable, travaillant de 9 à 5 comme le disait Dolly Parton.

Plus généralement, j’ai essayé de dire que le travail reste central, de deux manières, malgré les changements. La première est qu’il reste le principal moyen par lequel la société se produit et se reproduit. Et il reste central, également, d’une manière sociale. Il reste central dans le sens où le travail est aussi un ordre social incarné dans le salariat et aussi dans les représentations sociales, qui donnent au travail sa centralité dans la vie des individus. Aujourd’hui, malgré les affirmations d’une précarité généralisée, l’emploi permanent est la norme en France : 75,2 % de l’ensemble de la population active est employée en contrat à durée indéterminée.

Ce qui change avec COVID, c’est que dans ces représentations, où le travail reste central, le travail n’est plus idéalisé. Avec la « Grande Démission », on voit que les gens sont plus désabusés par rapport aux conditions de travail, aux salaires, à la flexibilité du travail. Mais si on regarde le nombre de démissions, en tout cas en France, elles n’ont augmenté que parce qu’elles rattrapent des démissions qui auraient eu lieu pendant les confinements, et parce que quand il y a de la croissance, quand l’accumulation reprend, il y a plus de mobilité interne du travail. Par exemple, en France, fin 2021, il y a plus d’embauches que de démissions, tandis que les embauches en CDI dépassent actuellement les niveaux d’avant COVID fin 2019.

DB – Vous dites que « la désindustrialisation est partout sauf dans les statistiques », notamment en dehors de l’Europe occidentale. Pour prendre une grande puissance industrielle européenne comme l’Italie, il y a une expérience de quelques générations – grossièrement délimitées par la Seconde Guerre mondiale et les années 1980, qui ont vu la réémergence, l’essor et la chute du mouvement ouvrier – suivie d’une désindustrialisation et d’une externalisation à grande échelle, même si certaines industries importantes demeurent. Il est clair que ces facteurs combinés fournissent une base matérielle pour le récit de la « mort de la classe ouvrière ». Mais si l’on regarde au-delà du Nord global, dans quelle mesure cela est-il réel, et dans quelle mesure s’agit-il même d’un discours dominant ?

JSC – La « mort de la classe ouvrière » est une question intéressante car l’une des principales raisons à l’origine du discours sur la fin du travail est la désindustrialisation et la fin des cols bleus. Ce que l’on oublie, c’est la mondialisation des chaînes de valeur, la régionalisation des industries et le fait que – pour ne prendre qu’une industrie de premier plan – il y a aujourd’hui plus de travailleur.euse.s de l’automobile dans le monde qu’il y a trente ans : beaucoup moins en Italie, en France ou au Royaume-Uni, mais beaucoup plus en Chine, en Inde et en Amérique latine. L’emploi dans le secteur automobile a augmenté de 35 % dans le monde entre 2007 et 2017. Prenez la Chine, où l’emploi dans ce secteur a augmenté de 68 %, pour atteindre environ 5 millions de travailleur.euse.s en 2017, ou le Mexique, où l’emploi a doublé au cours de la même période. Dans le même temps, l’emploi dans l’industrie automobile en France a diminué de 280 000 à 190 000 au cours de la même période. C’est sans compter l’émergence d’une chaîne de valeur des batteries, dont les effets sur l’emploi industriel sont à déterminer.

Ainsi, le discours sur la « mort de la classe ouvrière » est un récit du Nord global, aveugle aux transformations économiques du capitalisme mondial. J’utilise le cadre théorique de Beverly J. Silver, qui affirme que le capital est confronté à deux forces opposées. La première est une baisse de la rentabilité : le capital cherche de nouveaux pays où la main-d’œuvre est moins chère, et de nouvelles industries où il peut investir, pour contrer la tendance à la baisse du taux de profit. La deuxième force est l’organisation de la classe ouvrière. C’est pourquoi il recherche toujours des classes ouvrières « disciplinées » et « pacifiées » dans les pays du Sud. Mais il crée également les mêmes contradictions dans ces autres pays. Ainsi, alors qu’elle investit dans la création de nouvelles industries et de nouvelles classes ouvrières dans d’autres pays, elle crée également de nouveaux conflits et de nouvelles revendications.

En ce sens, parallèlement à la désindustrialisation des pays du Nord, on assiste à une industrialisation des pays du Sud et de l’Est. La Slovaquie produit plus de véhicules par personne que tout autre pays d’Europe. Ensuite, dans le nord-ouest de l’Europe, vous avez également tendance à créer de nouveaux pôles de travailleur.euse.s industriel.le.s ; dans le livre, je donne l’exemple de la logistique, qui est l’un des secteurs du travail industriel qui connaît la plus forte croissance dans les pays riches. Il y a un petit boom du nombre de travailleur.euse.s dans ce secteur, où les emplois sont généralement manuels, très peu qualifiés et très mal payés. En France, vous avez maintenant 800 000 cols bleus dans les hubs logistiques à la périphérie des grandes villes. On peut également penser au Worldport d’UPS à Louisville, dans le Kentucky, qui emploie 20 000 personnes. Cela reflète à nouveau l’idée que là où le capital investit, les conflits du travail émergent. Vous l’avez vu en France, et vous l’avez vu dans le nord de l’Italie, où il y a eu une vague de grèves des travailleur.euse.s migrant.e.s dans les hubs logistiques. C’est une conséquence directe de ce développement de la logistique en tant que secteur industriel, comme l’était l’industrie automobile il y a quelques années.

Alessandro Delfanti a dit qu’Amazon était le nouveau Fiat. Je ne suis pas sûr d’être tout à fait d’accord avec cela, car Fiat, devenu Stellantis, existe toujours. Mais la configuration de la main-d’œuvre est quelque peu similaire. Cela signifie qu’il y a des travailleur.euse.s jeunes, non qualifiés, migrants, mal payés, et très concentrés dans ces nouveaux hubs logistiques. Et c’est un cocktail explosif dans un certain sens pour l’organisation de la classe ouvrière, et cela pourrait être une source possible de renouvellement également pour le mouvement ouvrier aujourd’hui.

DB – Quand on pense à Fiat Mirafiori ou à Renault à Boulogne-Billancourt – les « forteresses rouges » historiques du mouvement ouvrier – leur importance ne se limitait pas au nombre de travailleur.euse.s qu’elles employaient ou même aux chaînes d’approvisionnement qui leur étaient rattachées, mais elle revêtait également une certaine importance symbolique en tant que « champions nationaux » et centres de la modernité industrielle que les travailleur.euse.s se battaient pour contrôler. Aujourd’hui, il existe des secteurs économiques plus importants qui emploient plus de personnes (par exemple, le tourisme en Italie), mais ils ne semblent pas avoir le même rôle d’agrégation, en tant que foyer possible de l’identité de classe ou de la vision du pouvoir dans la société.

JSC – Oui, je vois, et il y a des courants autonomes qui disent : « le pouvoir est logistique, bloquons tout ! », pour lesquels, donc, le secteur de la logistique a une importance stratégique dans l’organisation des travailleur.euse.s et le renversement du capitalisme, si seulement nous y construisions des syndicats plus forts, non-bureaucratiques, et cetera. Je pense que c’est à la fois vrai et faux. La logistique a la particularité de ne pas pouvoir être délocalisée facilement, simplement à cause de son fonctionnement. Dans le même temps, on assiste à une véritable désindustrialisation de l’Europe occidentale et des pays riches en général.

Mais quand vous regardez l’histoire du mouvement ouvrier, vous voyez que certains secteurs qui étaient à l’avant-garde n’étaient pas nécessairement plus concentrés ou stratégiques. Erik Olin Wright distingue le pouvoir associatif – le pouvoir qui provient de l’organisation collective des travailleur.euse.s – et le pouvoir structurel, qui provient de la localisation des travailleur.euse.s dans l’économie capitaliste. Le rôle de leader n’a pas toujours été joué par ceux qui étaient capables d’empêcher l’ensemble de l’économie de fonctionner.

Je prends l’exemple de la France du milieu du XIXe siècle, où les cordonniers étaient les travailleurs les plus subversifs : ils avaient un fort pouvoir associatif et étaient extrêmement organisés. On estime que 4 % des personnes arrêtées pour avoir résisté au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 étaient des cordonniers. Ils ont également créé l’un des premiers syndicats de Paris, en 1866. Et de nombreux élus de la Commune de Paris étaient aussi des cordonniers, dont Auguste Serraillier, qui informait Karl Marx des événements qui se déroulaient à Paris.

Cela m’amène au fait que, par exemple, les travailleur.euse.s des plateformes numériques n’ont pas nécessairement le même pouvoir structurel que, disons, les travailleur.euse.s de la logistique, mais il existe des dynamiques similaires d’investissement, de travail et de concentration du capital. Ils ont également été à l’avant-garde de nombreuses luttes en France, en Italie, en Allemagne, etc. et du renouvellement d’une partie du mouvement ouvrier en Europe occidentale. C’est pourquoi je dis que dans ces nouveaux secteurs on retrouve non seulement les mêmes logiques du capitalisme dans l’organisation du travail mais aussi les mêmes logiques de conflit.

DB – Dans votre livre, vous relativisez l’ampleur réelle de l’Uberisation mais aussi vous présentez l' »économie de plateforme » plus comme un fantasme pro-marché que comme un modèle économique viable. Souvent, nous voyons des politiciens éblouis par l’idée que les plateformes numériques ne sont en quelque sorte pas tout à fait réelles et ne sont pas liées par les « anciennes » réglementations, et en ce sens, elles sont un cheval de Troie pour saper les conditions de travail. Mais vous soulignez également certaines limites matérielles à l’expansion de ce modèle.

JSC – Oui, la première chose est de comprendre en termes relatifs l’importance numérique du travail pour les plateformes numériques. Les estimations sont très variables : en France, entre 1 et 6 % des indépendants. Il y a un statut particulier qui s’appelle le « micro-entrepreneur » – pas des indépendants, et pas des professionnels qui ont leur propre cabinet comme les médecins et les avocats, mais les personnes qui travaillent, entre autres, pour des plateformes numériques – et cela ne représente que 2,8 % de la population active totale. Donc, je voulais d’abord noter la réalité de ces chiffres.

Ensuite, il y a les limites matérielles. La première est le problème que rencontrent les capitalistes pour constituer une main-d’œuvre fiable. Avec ce type d’organisation du travail dans les plateformes numériques, les conditions de travail sont parfois si mauvaises que les travailleur.euse.s ne seront pas fidèles à la plateforme – car celle-ci n’est pas non plus fidèle aux travailleur.euse.s. Il y a donc un fort turnover, ce qui pose parfois un problème en termes de continuité du service.

L’autre problème est ce que Marx appelle une consommation anti-économique de la main-d’œuvre, du point de vue du capital : parce que les conditions de travail sont si mauvaises, les travailleur.euse.s sont extrêmement fatigués, et le turnover est très élevé. Par exemple, certains chauffeurs Uber travaillent jusqu’à soixante heures par semaine. Cela crée des conditions dans lesquelles la main-d’œuvre est épuisée, ce qui crée à nouveau des problèmes de continuité de service.

Le dernier problème est la viabilité de ce modèle économique. Prenons l’exemple d’Uber : il n’est pas économiquement viable, sauf dans certaines très grandes villes comme Londres, Paris et New York, et en général, il perd beaucoup d’argent. C’est également le cas de Deliveroo.

Cela signifie que certaines plateformes numériques dépendent en fait fortement des subventions publiques. En France, il existe une plateforme de services domestiques comme le ménage, les coiffeurs et les coachs sportifs, appelée Wecasa. L’État subventionne les clients pour certains services, comme le ménage ou la garde d’enfants, afin de les rendre économiquement viables. Sinon, la plateforme ne pourrait pas rémunérer suffisamment les travailleur.euse.s. Ils peuvent donc être attirés par elle, en concurrence avec d’autres plateformes de services domestiques existantes, car elle est maintenue artificiellement à flot par l’État.

DB – Il semblerait toutefois que si certains de ces travailleur.euse.s peuvent s’opposer à ces conditions en demandant à être reconnus comme des employés – par exemple, chez Uber ou Deliveroo – la syndicalisation serait un défi plus difficile à relever lorsqu’il s’agit, par exemple, de Fiverr, où les tâches sont divisées au point de détruire l’identité professionnelle.

JSC – Je vois ce que vous voulez dire, mais dans le livre, j’évoque l’exemple des microtravailleur.euse.s pour Amazon Mechanical Turk (MTurk). Il s’agit de la main-d’œuvre la plus fragmentée que vous puissiez imaginer : des gens qui travaillent quelques minutes à la fois pour une plateforme numérique, en faisant « clic, clic », de manière totalement anonyme sur internet. Mais malgré cette fragmentation extrême, certains ont réussi à s’organiser non pas exactement en syndicats mais sous des formes qui ressemblent aux « sociétés fraternelles » qui existaient dans l’Angleterre du XIXe siècle. Cela s’est fait aussi grâce aux outils numériques que le capitalisme nous a donnés, en se retournant d’une certaine manière contre leurs maîtres – en utilisant, par exemple, les forums qu’Amazon a mis en ligne. Ils ont commencé à discuter entre eux, en échangeant sur ce qu’ils devaient faire.

C’est amusant parce que cela ressemble vraiment à la façon dont les travailleurs pensaient au début du XIXe siècle, en disant, par exemple, « Nous devrions écrire des lettres à Jeff Bezos en disant, voici notre situation, vous devez changer cette situation. Pourrions-nous être payés davantage ? Pourriez-vous rendre plus transparente la façon dont les salaires sont déterminés ? » et ainsi de suite. Ils ont donc créé cette association autour de leurs revendications. Puis Amazon a fermé le forum, donc ils ont plutôt décidé de s’organiser en dehors d’Amazon et de créer leur propre coopérative, qui a un mode de fonctionnement plus transparent, ce qui était l’une des principales critiques de MTurk.

DB – Comme vous le mentionnez, l’un des thèmes du livre est que la technologie ne se contente pas de produire des résultats négatifs – il y a une lutte pour ces effets, dans laquelle la technologie est elle-même un outil. Mais quels bons exemples pouvons-nous citer où les syndicats ou les organisations de travailleurs ont été proactifs en définissant comment les avancées technologiques pourraient être utilisées de manière socialement utile ?

JSC – J’ai du mal à trouver un exemple d’une organisation de travailleurs qui a avancé une idée originale concernant la technologie, à l’exception de ceux que j’ai mentionnés concernant les syndicats qui sont sceptiques à propos de ces nouvelles technologies. En effet, les travailleurs ont généralement raison d’être sceptiques à leur égard, car lorsqu’elles sont mises en œuvre, elles ont les conséquences négatives que j’ai décrites.

Trente ans avant que la CFDT ne mène cette campagne contre les caisses automatiques, elle a mené une enquête avec des sociologues et publié un livre, très important à l’époque, intitulé Les Dégâts du progrès. C’était une réflexion très intéressante sur l’utilisation de la technologie sur le lieu de travail, qui disait en gros que, bien sûr, les technologies sont mauvaises pour les travailleurs lorsqu’elles sont entre les mains des patrons, mais qu’elles pourraient être quelque chose de différent.

C’est l’idée que j’essaie de défendre dans le livre. Les technologies ne sont pas en soi émancipatrices, car lorsqu’elles sont entre les mains des patrons, elles font partie de la subordination des travailleurs. Mais si les technologies sont accompagnées d’un projet politique émancipateur, elles peuvent avoir l’effet exactement inverse. C’est pourquoi je demande pourquoi les syndicats n’exigent pas des investissements publics pour améliorer les conditions de travail grâce aux nouvelles technologies sur le lieu de travail. Lorsque je parle aux ouvriers des usines automobiles où j’ai fait des recherches, ils me disent qu’ils ne sont bien sûr pas fondamentalement contre les nouvelles technologies si elles les libèrent de telle ou telle tâche physique.

Mais le problème est qu’historiquement, la gauche et le mouvement ouvrier ont exigé que l’automatisation soit synonyme de réduction du temps de travail. Cette exigence ne suffit plus : car la réduction du temps de travail s’est systématiquement accompagnée d’une flexibilisation du temps de travail. En France, la semaine de trente-cinq heures était perçue positivement par les syndicats, mais la littérature scientifique soutient que les patrons l’ont utilisée pour flexibiliser les emplois et intensifier la charge de travail, puisqu’elle a été calculée comme une moyenne sur une année, ce qui signifie que les travailleurs faisaient parfois six ou sept jours par semaine et étaient mis au chômage à d’autres moments, créant une situation impossible pour leurs familles. Les personnes qui réclament la semaine de trente-deux heures n’ont pas bien pris la mesure de ce qui s’est passé avec la semaine de trente-cinq heures.

DB – Une solution proposée aux effets de l’automatisation est le revenu universel (RU). Vous rejetez l’affirmation – la disparition supposée du travail – qui sert souvent de justification à cette demande. Mais j’aimerais approfondir les raisons pour lesquelles vous pensez que la gauche devrait rejeter cette demande. Votre livre cite Daniel Zamora, qui soutient que le RU s’inscrit dans une logique de réduction de la pauvreté plutôt que dans le type d’égalité et de contrôle démocratique exercé par les travailleurs organisés. Mais pourquoi un revenu minimum n’est-il pas au moins une base sur laquelle s’appuyer ?

JSC – Le problème avec le RU est qu’il repose sur une prémisse qui est normalement fausse. Habituellement, les défenseurs du RU le font soit parce qu’ils croient qu’un précariat remplace le prolétariat, soit parce qu’ils pensent que l’automatisation finira par conduire à un avenir sans travail et que nous avons donc besoin d’une solution pour toutes ces personnes qui seront finalement sans emploi.

Mais pour moi, les problèmes liés au RU sont plus politiques. La principale raison pour laquelle je m’inspire beaucoup de Zamora est que cette revendication rétrécit les horizons de la gauche et du mouvement ouvrier. Si ce dernier demandait auparavant l’abolition du travail salarié, l’abolition de l’État, une société sans classe, la socialisation des moyens de production, le RU n’est qu’une mesure redistributive fixant la gauche dans un calcul budgétaire.

L’autre problème est qu’il remplace la force collective des travailleurs, par une relation personnelle et individualisée – mais aussi anonyme – avec l’État. C’est pourquoi, pour moi, le RU n’est pas seulement un problème, mais pourrait aussi être dangereux pour la gauche, en tant que solution à la soi-disant crise du travail aujourd’hui.

DB – Plusieurs de vos arguments semblent situer votre travail comme une critique de l’autonomisme, mais ces points de discussion ne sont pas uniques à ce milieu. Par exemple, l’idée de la mort de la classe ouvrière informe également un certain populisme de gauche qui cherche à regrouper les précaires et les atomisés sous la bannière du « peuple. » Pourquoi pensez-vous que ces idées sont si communes ?

JSC – Oui, le mouvement autonome partage beaucoup d’idées fausses sur le travail avec un certain « sens commun » sur le remplacement des travailleurs par des machines ou sur l’émergence d’un « précariat. » C’est aussi pour cela que j’ai inclus une discussion sur le fameux « Fragment sur les machines » des Grundrisse de Marx et sur le pouvoir stratégique des travailleurs dans le secteur de la logistique, sur lequel les autonomes se focalisent souvent.

Dans mon livre, je voulais donner quelques outils à la gauche, en particulier en Europe occidentale, pour réfléchir aux réalités du travail aujourd’hui et au potentiel subversif qu’il possède encore. Certains camarades en France ont dit que mon livre était un livre sur la classe ouvrière, mais ce n’est pas le cas : j’essaie de défendre l’idée d’E.P. Thompson selon laquelle la classe ouvrière est en fait le résultat de la lutte des classes plutôt que l’inverse. Pour moi, la classe est une question politique, symbolique et culturelle – elle n’existe jamais « en soi ». C’est pourquoi il est nécessaire de partir du travail tel qu’il est aujourd’hui, en se détachant de toutes les idées fausses à son sujet – celles qui sont parfois perpétuées par la gauche – et de réfléchir plutôt à la classe et à la politique de classe sur une base scientifique.

Le chapitre manquant de ce livre est peut-être celui qui concerne les luttes dans le secteur de la reproduction sociale, un autre secteur dans lequel le travail connaît des évolutions majeures. Le capital embauche massivement des femmes précaires pour travailler dans le travail domestique marchandisé. Et c’est un secteur qui, pour moi, peut aussi être à l’avant-garde de la lutte des classes et du mouvement ouvrier. Mais d’autres en parlent mieux que je ne l’aurais fait.

Publié initialement sur Jacobin ; traduction par Contretemps.