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Miguel Amoros: le fardeau réaliste
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le fardeau réaliste (lundi.am)
Miguel Amorós à propos d’Apophtegmes sur le marxisme d’Agustín García Calvo
Dans un entretien de 2010 réalisé par Isidro López, Agustín García Calvo déclarait : « Durant les années de mon agréable exil à Paris, de 1969 à 1976, je publiai chez Ruedo Ibérico des apophtegmes contre le marxisme où sont dénoncées les croyances propagées par le Parti Communiste et par d’autres, qui, très tôt, m’avaient dérangé et contre lesquelles il fallait lutter. J’ai pris plaisir ensuite à m’appuyer de temps à autre sur les découvertes de Marx lui-même, comme la vente de la force de travail, une notion que j’ai tenté de développer par d’autres voies ».
En mai 1970, avant la fin de la première année d’exil d’Agustín, les éditions Ruedo Ibérico éditaient en effet, très discrètement et sans indication d’auteur, une brochure intitulée Apophtegmes à propos du marxisme à l’occasion de la commémoration de la naissance de Karl Marx. L’intention qui guidait Agustín n’était pas d’effectuer une critique de l’œuvre de Marx, riche en contributions, et de participer ainsi, du simple fait de la faire, au renforcement de l’Ordre établi, mais de dévoiler comment sa vulgarisation sous la forme de marxisme avait dégénéré en un credo, un système de dogmes « inerte et réactionnaire ». C’est précisément pour cela, pour discourir « sur le marxisme qui a fini par faire partie de l’idéologie dominante », que les éditions Ruedo Ibérico décidèrent de publier de nouveau les Apophtegmes dans le numéro 55-57 de leur revue Cuadernos, correspondant à la période de janvier-juin 1977 et consacré à Bakounine, Marx, en marge de la polémique. Dans cet écrit, Agustín souhaitait se consacrer à l’« obscur labeur de tuer ce qui est mort », victime des « germes létaux de l’idéologie et de la doctrine », en parlant « des poids morts du marxisme », de son fardeau, et non de sa force subversive et libératrice, particulièrement celle qui était sous-jacente dans ses développements de concepts comme Travail, Argent et Capital. Il est curieux que García Calvo n’ait jamais été taxé de marxiste, alors que, pour bien moins, certains ont tenté de l’intégrer à la pensée dominante comme post-structuraliste, en lui attribuant une filiation avec des auteurs comme Nietzsche, dont il nia toujours l’influence, et en lui cherchant des similitudes avec Deleuze et Foucault. À première vue, pour comprendre le lien entre Agustín et Marx, il conviendrait de faire appel à son traitement critique de la notion de Réalité, mot qui, en tant qu’idée – représentation au service du Pouvoir – s’écrit toujours chez lui avec une majuscule.
Le terme « Réalité » est spécifique, produit de notre culture en un moment historique déterminé ; ce fut une invention savante médiévale, construite à partir du latin res (chose), pour désigner un cadre situé entre le royaume de Dieu et l’inconnu, ce qui ne se sait pas, que les Anciens appelaient parfois natura. En principe, il faisait référence à des activités comme le Commerce, la Justice ou les Arts. C’est en vain que l’on chercherait un semblable vocable dans l’Antiquité. La Réalité fut établie depuis le sommet de l’autorité terrestre avec l’aide de l’autorité scolastique. Par influence des abstractions comme Un, Rien ou Tout, on obligea les choses, les être vivants et inertes, « à être ou à croire qu’elles sont, chacune d’entre elles, une, rien ou toutes ». Attrapés dans les idées, les personnes et les objets pouvaient dès lors se croire Réalité, Réalité qui était déterminée par « les injonctions d’en haut » – qu’on les nomme Régime, Église, État ou Capital – et acceptée par les mortels comme un acte de foi. C’est à démasquer cette tromperie, cette falsification, qu’Agustín consacrera tous ses efforts. Sa volonté tenace et philologique de suivre la voie héraclitéenne, c’est-à-dire celle de la pensée pré-philosophique, compliqua son langage et rendit difficile sa compréhension, mais l’on pouvait en dire tout autant de la voie hégélienne suivie par Marx. Finalement, la Réalité n’était pas « tout ce qu’il y a », et encore moins le réceptacle de la vérité, qui résidait en dehors d’elle. Telle qu’elle se présentait à nous, c’était simplement la concrétisation matérielle des idéologies de la Domination, ou comme le dirait Marx, le Capital lui-même. C’était en fin de compte une relation sociale médiatisée par des abstractions et étayée par la foi en celles-ci.
Agustín trouva dans Le Capital de Marx une méthode originale pour comprendre ce qu’il appelait Réalité, pour en dévoiler les contradictions et les détruire. Avec elle, l’antithèse entre sujet et objet se trouvait annulée ; la personne – le travailleur – était simplement une chose, avec tous ses attributs économiques. La Réalité n’était qu’Économie. En son sein, l’Argent, « nom commun de toutes les choses », en dévorant littéralement la force de travail, se convertissait en Capital, l’Argent « rendu humain », qui « hérite de tous les traits de subjectivité que les travailleurs lui ont cédés ». À la lecture de ces brefs commentaires, nous comprenons l’allégresse suscitée très post festum dans l’école de la « critique de la valeur » en écoutant le son de ces « quelques notes de la dialectique marxienne », dans une œuvre bien antérieure aux réflexions de Postone.
Agustín attaquait le grand point faible du marxisme, son matérialisme. Le concept de Matière est aussi idéaliste que le concept d’Esprit autour duquel Hegel centra son système et il devait être combattu comme héritier de la Religion. En vérité, l’idée ne provenait pas de Marx, mais d’Engels, étant adoptée avec enthousiasme par la social-démocratie allemande et par Lénine. Le saut en arrière, vers le matérialisme mécanique et scientiste, fut déjà critiqué adroitement par Anton Pannekoek dans Lénine philosophe et par Karl Korsch dans Marxisme et philosophie, et il n’y a donc pas grand-chose à ajouter. L’autre contradiction signalée par Agustín dérivait de l’appellatif « historique » qui accompagnait le matérialisme et la dialectique marxiste. Car, Histoire et Réalité se confondant, la narration des faits ayant eu lieu finissait par se convertir en un passé mort, objet d’étude scientifique : l’action était remplacée par l’Idée de l’action, et la narration par l’idéologie, « vision répandue et imposée par la Société en vigueur ». La contradiction résidait dans le Temps – temps linéaire, chronologique, bien sûr –, qu’on l’appelle aussi Évolution ou Progrès. Toutefois, Walter Benjamin déjà – auquel Agustín lui-même fait allusion – avait abordé le sujet avec une clarté supérieure, en exposant la dialectique de la révolution comme une rupture du continuum historique réifié, ce saut soudain de la vie hors de l’époque qu’entraînaient les brusques accélérations du temps durant les insurrections populaires. Un autre auteur contemporain de Benjamin, Siegfried Kracauer, mentionnera, dans L’Histoire – Des avant-dernières choses, le concept d’« événement émergent », en se référant à l’événement qui détermine son contexte au lieu d’être produit par celui-ci, et il conseillait à l’historien – au narrateur – de « se consacrer aux multiples formes de temps ».
Un des points les plus faibles de l’idéologie marxiste était – et est encore – sa valorisation positive du travail et l’exaltation de la condition ouvrière, en totale contradiction avec les analyses de Marx. L’ouvriérisme expliquait les limbes où se trouvaient consignés tout autant le dégoût envers l’usine que la critique de la consommation et de la vie quotidienne, si nous exceptons les recherches d’Henri Lefebvre et de l’Internationale situationniste, qu’Agustín ignorait certainement. Plus incisive était sa réprobation du lieu commun par excellence du marxisme – et pas seulement du marxisme –, à savoir la lutte des classes. Bien que la dynamique capitaliste n’en avait pas encore fini avec les classes telles qu’elles existaient au début du siècle, et que le prolétariat constituait donc encore une force historique à considérer, même si cela n’était pas vrai partout, le processus de rationalisation qui avait considérablement modifié le schéma des classes était très visible. De nouvelles classes se développaient, couvées par le développement étatique et technologique, et le prolétariat s’essoufflait tandis que le rôle de l’État grandissait. De plus, les luttes pour la libération des nations opprimées, en déplaçant la lutte des classes, entraînaient Marx dans le fumier du nationalisme. Dans une optique tiers-mondiste contraire à l’internationalisme, les exploités n’étaient pas les mêmes partout et le Capital était moins nocif dans certains pays que dans d’autres ; une telle chose se devait, selon Agustín, d’être contredite par les opprimés eux-mêmes, sans demi-mesures et sans « multiplier les règnes des successives épiphanies du Seigneur ».
Agustín insistait sur la convergence du Capital et de l’État, qui était en train de donner lieu à un nouveau capitalisme – déjà dénoncé par Bruno Rizzi en ce qui concerne la société soviétique et par Friedrich Pollock et Franz Neumann, théoriciens de l’École de Francfort – et par conséquent à une transformation des classes et de la nature de l’oppression. Le capitalisme d’État, totalitaire ou « démocratique », qui remplaçait sa forme libérale, se caractérisait par une régulation bureaucratique des marchés et un contrôle étatique des mouvements de capital, ainsi responsable d’une première dématérialisation de l’Argent, qui n’est plus basé sur aucun étalon, mais sur l’autorité de l’État. L’État devenait plus attractif, à supposer que cela soit possible, pour le marxisme ordinaire, mais pour Agustín, la conquête politique de l’État ne supprimait pas la contradiction entre gouvernants et gouvernés, n’éliminait pas l’exploitation, puisque n’importe quelle forme de Pouvoir constitué – n’importe quel État – était une forme de Capital. État et Capital étaient deux faces de la même chose, la face publique et la face privée, impossibles à détruire séparément. Aujourd’hui, alors qu’ils sont tous deux entrés dans la phase néo-libérale, les choses sont bien pires, car l’Argent – le Pouvoir, la Réalité, le Tout – se fonde sur le crédit et la foi en la Banque privée, alors que l’État reste en marge, accomplissant les fonctions hautement développées d’exécuteur de ses directives, de gendarme et de geôlier.
L’énorme renforcement de l’État a rendu presque puériles les observations perspicaces d’Agustín. Vu à distance, ce substantiel opuscule est aujourd’hui un peu en dessous des faits, aussi bien pour ce qui est de la dégradation subie par le marxisme idéologique que de la désintégration de la plus grande réussite de la civilisation bourgeoise, à savoir l’Individu, immergé dans les catégories – idées ou images – structurantes du capitalisme. Les observations finales nous conduisent à Freud, autre auteur dont Agustín fait l’éloge, s’amusant à affirmer que l’âme est de nature freudienne puisqu’elle suit les règles décrites par la psychanalyse. De la même façon, l’âme est marxiste puisqu’elle se comporte selon les règles de l’économie décrites par Marx. Finalement, Agustín, et c’est là le plus important, avoue que ces apophtegmes à propos des découvertes de Marx et des aberrations du marxisme ne fonctionneront que dans la mesure où ils semblent provenir de la voix anonyme des misérables de la terre, du peuple qui n’existe pas en tant que composante positive de la Réalité, du commun qui toujours dit « non ».
Miguel Amorós
Apophtegmes sur le marxisme d’Agustín García Calvo vient de paraître aux éditions Crise & Critique, traduit de l’espagnol par Manuel Martinez et présenté par Luis Andrés Bredlow et Anselm Jappe.