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Ludivine Bantigny: L’ensauvagement du capital
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
L’ensauvagement du capital – CONTRETEMPS
Voici quelques extraits de l’essai intitulé L’ensauvagement du capital, que Ludivine Bantigny a publié dans la nouvelle collection lancée par Le Seuil, « Libelle » (2022). Elle y mène une analyse des ravages et saccages opérés par la logique tout à la fois rationnelle – en termes de profits – et insensée du capital. Elle le fait en s’efforçant d’incarner vraiment les violences ainsi perpétrées.
Leurs sarcasmes. Je les entends grincer quand je pense à Djaba marchant dans la décharge, leur dérision en bruit de fond. Ils s’emploient si bien à railler notre critique du capital, nos appels de détresse et nos indignations. Parlez-leur donc d’égalité, de justice sociale, de démocratie vraie ; parlez-leur de communs, cet autre mot du communisme au fond : ils ironiseront, hurleront et agiteront des noms – Staline, Mao et même Pol-Pot tant qu’ils y sont. Ils nous ficheront leur grand couteau entre les dents en guise de tout argument. Pendant ce temps, Djaba marche dans la décharge à la terre défoncée, jonchée de téléphones cassés, d’emballages en polystyrène, de combinés en bakélite et de vieilles batteries rouillées. Il s’avance en frayant son chemin parmi les câbles et les tiges métalliques. Il a onze ans et vit près d’Accra, au Ghana. Dans ce paysage désolé où les rebuts s’enchevêtrent et se tordent, il cherche un peu de cuivre, de laiton et d’étain que « l’homme à la balance » lui achètera pour deux fois rien. Djaba est un de ces nombreux enfants qui tentent de survivre et pour ça cohabitent avec tout ce qui les tuera : relents de pyralène et de dioxine, exhalaisons d’acides bromhydriques, déchets d’arsenic. Ces enfants contractent toutes sortes de maladies qui leur détruisent les poumons : saturnisme, intoxications… On imagine mal dans quelles douleurs ils meurent. En tout cas : dans l’indifférence, en silence. Pris de nausées et de vomissements, de migraines et de fatigues extrêmes, ils reviennent dans leur village. Celles et ceux qui les ont aimés les enterrent, et voilà.
Djaba vient de trouver un ordinateur désossé qui porte encore une étiquette : « United States Environmental Protection Agency ». On connaît ironie moins cruelle. Regardez bien votre tablette : elle finira peut-être là, près d’Accra. Dans la rivière où nageaient autrefois des poissons plats, les tilapias, tout est mort. L’étain que récupère Djaba, le voilà revenu en Afrique, après un long circuit qui est passé par nous et par l’ordinateur avec lequel j’écris. Il a été extrait dans une mine du Kivu, au Congo, par l’un de ces hommes comme Pascal, Timothée et Gabriel. Auprès d’eux vit Neema, violée, battue et torturée durant la dernière guerre qui ensanglanta la région. Ce ne sont pas même des mineurs car ils n’ont rien, pas de matériel, seulement leurs mains ; ce sont plutôt des « creuseurs ». Ils cheminent dans les boyaux de mines au péril incessant de la lente asphyxie : au péril de leur vie. Christophe Boltanski les décrit comme des ombres, dans l’impression d’une fin du monde, au cœur de l’étuve et du sort des forçats. « Le neuvième cercle de l’enfer ». Ce qu’ils en sortent viendra emplir nos puces électroniques, nos logiciels, nos boîtiers, nos écrans… Des « minerais de sang » comme le dit Christophe Boltanski qui a fait le périple du Congo au Ghana. Il choisit pour exergue à son puissant récit ces deux phrases de William Blake :
« Voir un monde dans un grain de sable et un ciel dans une fleur sauvage. Tenir l’infini dans la paume de la main et l’éternité dans une heure. »
Car tout est là : notre petit monde dans ce grain, dans la mine, nos vies dans celles de Djaba, de Timothée et Neema, nos écrans nés de leurs mains blessées – et la poésie, impérieuse, pour que ce monde ne sombre pas. On se rappelle peut-être l’esclave de Surinam campé dans le Candide de Voltaire, habit déchiré, main droite et jambe gauche amputées, corps ravagé : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. »
Bien loin de là, dans une tour de La Défense, la prédation s’organise à distance. On l’enrobe de bonne conscience pour expliquer que, mais oui, Bolloré Africa Logistics travaille minutieusement au bien du continent. C’est un groupe « responsable », qui sait y faire avec les discours ciselés pour écarter tout soupçon, forgés par des « coachs en efficacité relationnelle » et excellente communication. Ailleurs, des financiers, investisseurs et spéculateurs raflent soudain les stocks d’étain pour manipuler leurs cours, acheter au plus bas, étrangler l’offre, attendre une nouvelle hausse, revendre. Dans ces opérations de courtage, le groupe Glencore en connaît un rayon. Marc Rich, son PDG, un génie de la fraude fiscale et des mouvements boursiers compliqués, vit en Suisse pour ses beaux lacs et ses aménités. Il est entouré de Picasso, de Renoir, de Monet. Il ne connaît évidemment ni Pascal ni Neema ni Timothée. « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ». Ou, à notre heure : « C’est à ce prix que marchent vos ordinateurs. »
Des vies, des visages
Dans certaines usines de Shanghai, les conditions de travail sont tellement insupportables qu’on a installé des filets pour empêcher les employées de se suicider en se jetant par la fenêtre. Mais il n’est pas besoin d’aller à Shanghai ou Accra. Voyez comment travaille Jeanne, la caissière du supermarché à côté : les cadences, les intimidations du manager, l’usure du corps, l’épuisement qui brise. Ou Marthe, femme de chambre dans un hôtel chic : temps partiel subi, flou permanent sur les horaires, salaire de misère, racisme ordinaire. Ou Manon, une parmi des millions dans ce qu’Ursula Huws appelle le « cyberprécariat ». Ou Sacha, employé chez Amazon : ordres transmis dans l’oreillette, toute la journée, toute la journée, sans jamais une minute d’arrêt – d’ailleurs il n’a pas le temps d’aller aux toilettes et se déplace avec une bouteille qui ne lui sert vraiment pas pour boire. Ou Laurane, chez Ikea : elle vient d’apprendre que son employeur l’espionnait comme il surveille ses salariés par truchement d’officines privées. Ou Stefan, « travailleur détaché » dans un terminal méthanier, payé cinq euros de l’heure. La sous-traitance a du bon pour ses employeurs. Et ce sont souvent des millions de cotisations sociales non versées. Certes, la justice passe par là parfois : elle a un jour condamné Bouygues à verser 29 000 euros pour travail dissimulé. Mais que lui importe une telle somme ? Une goutte d’amende dans l’océan des dividendes : 0,0017 % de son chiffre d’affaires. À ce tarif, la justice peut se démener, elle aura beau dire et beau faire : elle n’a aucun moyen face à l’ampleur des intérêts en jeu. Et d’ailleurs, souhaite-t-elle faire mieux ? Les Pandora Papers révèlent 13 000 milliards d’évasion fiscale : la justice s’en soucie-t-elle ? Il vaut mieux traquer les chômeurs et les chapardeurs d’APL.
À l’origine de ce livre, il y a des visages, des noms et des vies. Il y a des morts aussi. Celle de Djamel Chaar, un chômeur de 42 ans qui s’est immolé par le feu. Celle de Yannick Sainsonetti qui s’est pendu dans la chambre froide du magasin Lidl où il était salarié : il faisait seul le travail de trois personnes mais n’osait plus revendiquer de peur d’être licencié. Celle de Paula Da Silva, une employée de La Poste qui s’est elle aussi suicidée : le directeur de son bureau avait alerté sur la situation dramatique de son établissement ; il a été remplacé par un nouveau manager. Celle de son collègue, Charles, un facteur, qui a écrit dans une dernière lettre avant de se tuer : « Depuis 34 ans j’ai exercé mon métier avec amour de mon travail. Ils m’ont totalement détruit. Alors bougeons avec La Poste et mourons avec La Poste. »
Donc : accroître les marges diminuer les coûts faire travailler plus toujours plus plus longtemps plus vite accroître les cadences compresser le temps porter atteinte à la santé à la vie psychique sociale familiale au sommeil à l’intégrité à la dignité. Accumuler. Parce que c’est rentable dans une logique comptable : tout y a un coût et tout est étiquetable. On a appris ceci récemment par une étude de l’OCDE : les migrants rapportent plus au pays qu’ils et elles ne lui coûtent. Et alors ? Faut-il en faire un critère ? L’hospitalité s’accommoderait du contraire. Et quand le sage montre les Pandora Papers, d’autres montrent les travailleurs. […]
Ensauvagements
Ceux-là mêmes qui convoquent les morts de jadis, on les voit souvent indifférents aux morts du présent, ensevelis sous leur cynisme. Que leur importe en fait les ravages du capitalisme qui tue chaque jour, en masse ou à feu lent ? Ces contempteurs ont leurs silences, leurs omissions, leurs choix de victimes, poussées sur des échiquiers comme des pions : par idéologie plus, parfois, que par compassion. Depuis l’enfance, on m’a enseigné les crimes du stalinisme mais jamais le génocide des Herero et des Nama, dans l’horreur du colonialisme. Ces dernières années, je lis le mot d’« ensauvagement » à longueur de journées, à longueur de colonnes et de petits slogans. Alors forcément je reviens à Césaire. Il savait de quoi il parlait en décrivant l’Europe coloniale, elle qui suçait, comme un vampire le sang, les terres, les biens et la dignité même ; qui ravalait l’humanité au rang amer des bêtes de somme : loin, très loin d’une supposée mission de civilisation. Césaire le disait au contraire : la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, « à l’abrutir au sens propre du mot ». Peu importaient les têtes coupées, les fillettes violées, les hommes suppliciés ; on acceptait. C’était la régression, la gangrène ; un poison instillé lentement mais sûrement : « l’ensauvagement du continent ».