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Coups tordus autour de l’enquête de France 2 sur Bernard Arnault
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Coups tordus autour de l’enquête de France 2 sur Bernard Arnault (radiofrance.fr)
L’affaire d’un présumé espionnage du journal Fakir par l’ancien patron du renseignement intérieur Bernard Squarcini pour le compte de LVMH ne semble pas être un cas isolé. L’exemple du journaliste de France 2 Tristan Waleckx pose lui aussi beaucoup de questions.
“ J’ai subi une pression infernale que je t’ai répercutée. Je tiens à m’en excuser auprès de toi .” Juin 2014. Lorsque le responsable de l’émission “Complément d’enquête” sur France 2, Benoît Duquesne, s’entretien avec Tristan Waleckx qui a réalisé deux mois plus tôt un portrait-enquête incisif sur le PDG de LVMH, Bernard Arnault, le journaliste confie être surpris par la tonalité des propos tenus par son rédacteur en chef. “Il m’a dit qu’il avait tout à fait conscience que ce qui s’était passé lorsque nous avons enquêté sur Bernard Arnault était anormal, se souvient Tristan Waleckx désormais présentateur de l’émission. Il m’explique qu’il est encore possible d’investiguer sur le monde politique, comme nous l’avions fait sur Nicolas Sarkozy ou Jérôme Cahuzac, mais que ce n’est pas la même chose avec des empires comme LVMH qui ont les moyens d’être vraiment méchants. Ses propos m’ont marqué parce que Benoît Duquesne [décédé en juillet 2014, NDLR] n’avait pas le profil d’un militant anticapitaliste fustigeant les puissances de l’argent.”
“Il cherche des dossiers”
Trois mois plus tôt, une scène étonnante se déroule dans “La Villa Corse”, le restaurant parisien préféré de l’ancien patron du renseignement intérieur, Bernard Squarcini alors au service de LVMH. Il a invité Michèle Fines, une spécialiste des questions policières qui a travaillé par le passé avec Benoît Duquesne. “Il cherchait des renseignements sur Benoît Duquesne, raconte Michèle Fines. Il savait que j’avais été professionnellement en conflit avec lui car je lui en avais parlé. Je lui avais même fait rencontrer Benoît Duquesne. Je pense que c’est pour ça qu’il m’invite à déjeuner. Il se dit que peut-être je vais l’aider à trouver quelque chose. Je comprends que ‘Complément d’enquête’ s’est lancé dans une enquête ambitieuse sur le patron de LVMH et qu’il cherche des dossiers pour essayer de les empêcher d’aller jusqu’au bout.”
Quelques temps plus tard, Michèle Fines rapporte la scène à Tristan Waleckx. “Je tombe des nues, explique ce dernier : demander à Bernard Squarcini de se renseigner sur mon rédacteur en chef, ça va hyper loin ! Je me souviens de l’expression que Michèle Fines avait utilisé à l’époque : on essaye de trouver ‘des chantiers’ dans la vie personnelle et professionnelle de Benoît Duquesne.” Bernard Squarcini n’a pas répondu à nos sollicitations. Lorsqu’il a été interrogé sur le sujet par les auteurs du documentaire “Media Crash” et par le journaliste Jean-Baptiste Rivoire, il a reconnu avoir évoqué Benoît Duquesne lors de ce déjeuner, tout en contestant la moindre volonté de déstabilisation de sa part.
“De l’argent liquide pour de faux témoignages”
Cette pression, Tristan Waleckx l’a également ressentie durant ses investigations sur le PDG de LVMH. En mars 2014, le journaliste se rend en Roumanie, pour tenter de recueillir des témoignages d’ouvriers de la Somarest, une filiale de LVMH. Il découvre que certaines pièces de Louis Vuitton sont fabriquées sur place. “Alors que nous étions encore dans notre voiture devant l’usine, on remarque une personne en train de nous prendre en photo, de manière assez grossière, tout près du pare-brise, raconte Tristan Waleckx. Puis elle est partie en courant. À peine arrivés, nous étions déjà repérés.” Au même moment, Tristan Walekx reçoit un coup de fil de Benoît Duquesne. “Il m’explique qu’il est un peu embêté parce que le directeur général de LVMH, Nicolas Bazire, vient de l’appeler en lui disant que je distribuerais de l’argent liquide à la sortie de l’usine pour acheter des faux témoignages ! poursuit Tristan Waleckx. Je lui réponds qu’évidemment tout cela est inexact. Puis Nicolas Bazire va envoyer un mail à Benoît Duquesne dans lequel il explique que je proposerais de l’argent pour filmer en caméra cachée à l’intérieur de l’usine, ce qui était également complètement faux.”
© Radio France - Benoît Collombat, cellule investigation
Nicolas Bazire n’a pas répondu à nos questions. Questionné par les auteurs du documentaire “Media Crash”, il a indiqué avoir voulu “questionner la déontologie du journaliste ”, contestant toute pression.
La rumeur de Bordeaux
Un deuxième épisode intriguant va perturber le journaliste de “Complément d’enquête”. “Benoît Duquesne rentre, un peu affolé, dans ma salle de montage et demande à me parler en tête à tête, sans témoin, se souvient Tristan Waleckx. Il me dit : ‘il y a un gros souci, il faut absolument que tu me dises ce que tu faisais le 29 janvier dernier, à Bordeaux.’ Je lui réponds que ce jour-là, je n’étais pas à Bordeaux, mais en tournage à Sciences Po Paris avec des anciens salariés de l’entreprise Boussac rachetée par Bernard Arnault dans les années 1980.” Le rédacteur en chef de “Complément d’enquête” n’en dit pas plus, mais cette mystérieuse histoire de Bordeaux resurgit quelques jours plus tard, à l’occasion d’une interview un peu tendue avec le PDG de LVMH, Bernard Arnault.
“Nous avions récupéré des documents montrant que contrairement à ce qu’il avait toujours affirmé, Bernard Arnault avait commencé à payer une partie de ses impôts en Belgique, explique Tristan Waleckx. Quand on lui soumet les documents, Bernard Arnault s’énerve, se lève, arrache son micro, puis me prend à parti d’un ton assez menaçant. Il me dit : faites attention, nous avons des éléments contre vous, vous allez m’avoir sur le dos !” Dans cet échange enregistré par la caméra, le PDG de Bernard Arnault accuse le journaliste d’avoir monté une opération contre lui lors d’un déplacement à Bordeaux.
Extrait de l’échange filmé :
- L’opération que vous avez montée là… lâche Bernard Arnault
- Vous savez que c’est complètement faux… répond Tristan Waleckx
- Écoutez, vous feriez mieux de vérifier, parce qu’on a des preuves. Et vous feriez mieux de faire attention.
- Ah ben j’aimerais bien savoir… dans le Sud-Ouest là ?
- Oui.
- Que j’étais là-bas sur place ?
- Non, non, des gens envoyés par vous.
- Non mais… pas du tout.
- Et que le gars a même dit que vous lui avez demandé, que vous alliez le rétribuer etc. Méfiez-vous parce qu’on a des éléments.
- Mais c’est complètement faux cette histoire !
- D’accord, j’espère pour vous, j’espère vraiment pour vous, sinon votre carrière est finie.
-Vous nous imaginez monter un truc pareil ? Justement on est clair…
- Je n’imagine pas, mais je pense que vous devriez vous méfier parce qu’on a des éléments, je ne vous dis rien de plus. Allez, moi je m’en vais, j’en ai marre, au revoir.
Ce n’est que quelques mois plus tard, début 2015, que le journaliste de “Complément d’enquête” commence à comprendre. Il est convoqué par la Brigade de répression de la délinquance contre la personne, à Paris. LVMH a déposé une plainte contre X pour “chantage” et “tentative d’extorsion de fonds”. Une information judiciaire a été ouverte au tribunal d’Agen. La police, demande au journaliste ce qu’il faisait le 29 janvier 2014, à Bordeaux. Tristan Waleckx dément s’y être rendu, avant d’être convoqué une nouvelle fois. “Le ton de la policière est beaucoup plus sec lors de cette deuxième audition, se souvient Tristan Waleckx. Elle me dit : ‘vous m’avez menti, j’ai la preuve que vous étiez bien à Bordeaux ce jour-là.’ Elle me sort des photos en me précisant qu’elles ont été fournies par le service de sécurité de LVMH. On devine effectivement une équipe de télévision mais ce n’est clairement pas moi qu’on voit sur les photos. Je sens bien que la policière ne me croit pas. Elle me sort la carte grise du véhicule qui appartient à France Télévisions en me disant : ‘c’est bizarre que vous prétendiez ne pas connaître les personnes sur la photo.’”
Et pourtant... Il s’agissait en réalité d’un véhicule de France 3 Bordeaux utilisé le 29 janvier 2014 par une équipe d’une émission matinale de France 2, “C’est au programme”. Elle était venue tourner ce jour-là à Bordeaux un reportage… sur “les étoiles du cirque de Pékin”. L’enquête se conclura par un non-lieu en 2016. LVMH ne s’exprimant pas sur le sujet, on ne sait pas quel était le contenu de la plainte qui avait été déposée. Quel était le soupçon nourri contre Tristan Waleckx ?
“Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé, regrette Tristan Waleckx. J’ai interrogé LVMH sur le sujet : sans succès. C’est resté une affaire non résolue et très énigmatique, parce que c’est quand même un délit grave, 'chantage et tentative d’extorsion de fonds'.” Le journaliste (qui a été entendu dans le dossier LVMH – Squarcini par la juge Aude Buresi, le 30 avril 2021) envisage cependant une hypothèse : lors de son enquête, il a appelé à deux reprises un ancien détective privé susceptible selon lui d’avoir travaillé pour LVMH. Cet homme, Philippe Mourlaud, habite à Villeneuve-sur-Lot, dans le Sud-Ouest. “Je pense que c’est ce coup de téléphone qui a servi de détonateur, estime le journaliste. J’ai l’impression qu’au moment où j’appelle ce détective privé, cela déclenche un vent de panique qui se répercute immédiatement sur Benoît Duquesne. Il est mis au courant de mon coup de fil alors que je ne lui en ai pas encore parlé. Benoît Duquesne me dit : ‘Mourlaud, attention danger, il ne faut pas y aller !’”
Une “barbouze” qui reste muette
Philippe Mourleau n’est pas un inconnu dans le monde du renseignement. Son nom est apparu au début des années 1990, dans une vaste affaire d’écoutes téléphoniques clandestines qui débute en octobre 1991, sur le palier de l’appartement parisien des journalistes de Libération Philippe Kieffer et Marie-Eve Chamard. “Le propriétaire de mon immeuble m’alerte sur un fil qui dépasse de mon compteur EDF, raconte Philippe Kieffer. On enlève le cache, et on découvre un petit magnétophone caché à l’intérieur. Je prends mon téléphone, compose un numéro et je vois un voyant rouge qui s’allume sur l’enregistreur. Je comprends alors qu’on est écouté.”
Le journaliste dépose plainte. Les policiers interpellent Philippe Mourlaud alors déguisé en agent EDF venu récupérer l’enregistreur caché dans le compteur. 167 cassettes seront retrouvées à son domicile avec un bric-à-brac d’émetteurs-récepteurs, mais Philippe Mourlaud restera muet sur ses commanditaires. “Quand les policiers lui ont demandé quelle était la nature de son activité, il a répondu qu’il était ‘un aventurier des temps modernes’, se souvient Philippe Kieffer. Je n’ai jamais pu savoir qui était le commanditaire des écoutes qui me visaient. À l’époque, avec Marie-Eve Chamard nous étions en train de travailler sur un livre consacré à l’histoire de la télévision. Berlusconi, Hersant, Lagardère… cela concernait beaucoup de dossiers sensibles. C’était à la fois politique et économique.”
Au même moment, le conseiller spécial de la Première ministre, Edith Cresson, annonce avoir, lui aussi, découvert des écoutes sauvages à son domicile. Le juge Jean-François Ricard qui instruit le dossier identifie 43 victimes, dont un autre journaliste, Pierre Péan. Incarcéré cinq mois après son arrestation, Philippe Mourlaud a été condamné en mai 1995 à un an de prison et 100 000 francs d’amende pour “atteinte à l’intimité privé”. Absent lors de l’audience, un mandat d’arrêt est lancé contre lui. Il sera finalement arrêté un mois plus tard, à Monaco. Lors de son procès en appel, en septembre 1995, Mourlaud reste tout aussi silencieux sur ses commanditaires : “Je souhaite vivre encore”, lâche-il à la barre. On découvre à cette occasion qu’il a notamment travaillé pour l’ex-directeur général de Moulinex (qui sera relaxé) ou le directeur de la sécurité d’Yves Saint-Laurent (condamné à 4 mois de prison avec sursis et 20 000 francs d’amende) qui ont toujours niés être au courant des méthodes illégales employées.
Contacté par la cellule investigation de Radio France sur ses liens éventuels avec LVMH, Philippe Mourlaud n’a pas souhaité répondre, faisant ce seul commentaire : “Je ne suis pas une balance”. Le journaliste Philippe Kieffer se souvient lui avoir reçu un étrange courrier anonyme : “La personne m’expliquait où et quand le détective privé avait l’habitude de remettre ses enregistrements clandestins, dans un bar parisien. Mais le plus romanesque c’était la signature de cette lettre : ‘Le fantôme de Christian Dior’.”
Aller plus loin :
- REGARDER | Les coulisses du reportage de “Compléments d’enquête” de Tristan Waleckx sur Bernard Arnault racontée dans le documentaire “Media Crash” de Valentine Oberti et Luc Hermann visible sur Mediapart (disponible pour les abonnés)
- LIRE | Le livre de Jean-Baptiste Rivoire, L’Élysée (et les oligarques) contre l’info (Les Liens qui libèrent, 2021)