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Le retour à l’ordre de la dette
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
À propos de : Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette, La Découverte
Face à la pandémie Covid-19, autorités politiques et bancaires ont semblé s’affranchir des préoccupations budgétaires. Mais maintenant que les contraintes liées à la pandémie se relâchent, celles de la dette vont revenir sur le devant de la scène.
Dans un ouvrage précédent tiré de sa thèse, Benjamin Lemoine revenait sur la constitution de ce qu’il appelle l’« ordre de la dette ». À partir des années 1960, un ensemble de décideurs politiques et techniques français ont progressivement dépossédé l’État de son propre circuit de financement, pour aller se financer sur les marchés. Depuis au moins les années 2000, un discours se dissémine assénant aux citoyens que la dette publique doit absolument être remboursée, au détriment des budgets sociaux. Benjamin Lemoine fait référence dans son nouvel ouvrage à cette « mécanique du dressage de l’opinion par l’idéologie de la dette » (p. 8-9). Ce récit moralisateur sur la dette publique, qui occulte la dépendance des pouvoirs publics aux marchés financiers, a été particulièrement renforcé dans le contexte de la crise de la dette européenne à l’aube des années 2010, au-delà de la France.
La démocratie disciplinée par la dette soutient que, en dépit des prises de positions politiques, au moment de la crise de la COVID-19, visant à suspendre les habituelles règles de contrainte budgétaire, le retour à l’ordre de la dette n’est pas loin. Selon lui, tout donnerait à penser que les futures orientations économiques et budgétaires des pouvoirs publics reprendront tranquillement le chemin de l’austérité budgétaire, après la période, fastueuse sur le plan budgétaire, de la COVID.
Le moment COVID : une parenthèse plutôt qu’un tournant
Benjamin Lemoine part du décalage entre le discours rigoriste à l’aube des années 2010 sur les finances publiques et le discours activé dans le contexte de la crise COVID. Dans ce dernier, il y a une « relâche de la contrainte budgétaire […] provisoire » (p. 13). Ceci est notamment matérialisé par le programme de relance européen, Next Generation EU, qui a soudainement rendu acceptable l’idée longtemps discréditée de faire ruisseler l’argent magique sur les économies. Malgré une différence d’orientations entre la gestion de la crise de 2010 et celle liée à la pandémie, il affirme que l’ordre de la dette est de retour dix ans plus tard sur l’agenda politique. La résilience du discours dramatisant de la dette fait écho aux travaux du politiste britannique émérite de l’Université de Warwick, Colin Crouch qui mettait en valeur la résilience du néolibéralisme au lendemain de la crise économique de 2008.
Un des intérêts de l’ouvrage de Lemoine est de s’inscrire dans une perspective constructiviste. Cela signifie qu’il remet en perspective la vision politiquement hégémonique de la dette publique, en montrant que cette dernière n’a pas toujours constitué un problème public. Il revient d’ailleurs sur plusieurs occurrences historiques du XXe siècle, où l’ordre de la dette n’était pas encore hégémonique. Si, en 2016, Benjamin Lemoine évoquait la genèse de ce récit sur la dette, il montre ici comment s’esquissent les premiers rappels à l’ordre de décideurs, critiquant déjà l’obésité budgétaire dont la gestion COVID aurait été le porteur.
L’un des points forts de l’ouvrage est donc de montrer comment les croyances économiques les plus dominantes dans les champs politiques et économiques sont reproduites. L’ordre de la dette ne s’est pas imposé naturellement, mais à travers l’action de garde-fous qui défendent le retour aux « harmonies économiques » propres à l’ordre économique et financier actuel. Parmi ces garde-fous, il mentionne la « noblesse d’État financière », constituée notamment par les représentants des ministères des finances, des banques centrales et des Trésors. Tous ces « censeurs » des imaginaires économiques alternatifs visent à rappeler à l’ordre les représentants politiques trop impétueux. Il illustre bien la manière dont le néolibéralisme suppose la coopération active de segments dominants de l’État au maintien artificiel d’un hypothétique « ordre du marché » (à la différence de l’ultralibéralisme).
Mais l’originalité de l’ouvrage est aussi de s’intéresser à la « capacité de nuisance » (p. 20) des détenteurs de la dette publique, les créanciers, sur la politique, en plongeant dans des archives et par entretiens auprès d’acteurs financiers publics et privés. À l’image du politiste américain émérite de l’Université de Yale, Robert Dahl qui demandait dans les années 1960 « qui gouverne » la ville de New Haven, Benjamin Lemoine prend au sérieux le pouvoir politique des créanciers, qui coproduisent les politiques publiques. Les professionnels qui vivent de et pour la dette, dont on ne sait d’ailleurs pas grand-chose, contribuent selon l’auteur à imposer un « agenda structurel » de réformes légitimant un ordre néolibéral et de financiarisation de la société (p. 126), donc à faire de la politique par le biais des possibilités de financement des pouvoirs publics. Cela nous rappelle que toute relation financière est fondamentalement une relation de pouvoir.
Ainsi, les analyses de Benjamin Lemoine croisent de nouveau celles de Colin Crouch qui a fait émerger le concept de « post-democracy ». Ce dernier renvoie à l’idée que les États labellisés démocratiques produisent des décisions qui ne se conforment pas aux souhaits exprimés par les citoyens au moment des élections, mais aux intérêts d’une élite économiquement dominante. Cela fait écho à la thèse défendue par le politiste français qui traite de la politique confisquée par la dette. Elle est confisquée en ce qu’à la politique des urnes se substituerait la politique des détenteurs de la dette de l’État (ce qu’il appelle la bondholding class) : « Peu importe l’issue du suffrage universel, la vie démocratique n’affecte plus la vie de la dette sur les marchés financiers, qui suivra son cours » (p. 16).
Il évoque comment les gouvernements français, au gré des alternances politiques, s’en tiennent à mener des politiques économiques pour rassurer les marchés financiers, sans parvenir à dés-instituer l’ordre réglé de la dette. En cela, les acteurs des marchés financiers participeraient à l’évaluation des politiques publiques, distinguant les régimes politiques crédibles du point de vue économique(ment dominant) des gouvernements immatures, expansionnistes et à blâmer.
Benjamin Lemoine montre la concordance des volontés entre noblesse d’État financière et bondholding class (p. 29-63) qui travaillent à défendre la « neutralité du marché » (p. 102), à désencastrer l’économie et la politique, et à réduire les possibilités de mener des politiques économiques et budgétaires en décalage avec ce que les marchés financiers sont susceptibles d’apprécier.
Un autre monde aurait été possible
La perspective constructiviste de Benjamin Lemoine n’est pas pour autant fataliste. En effet, il cherche à montrer que la conjoncture COVID recelait des éléments créditant l’idée qu’il était possible de mener des politiques économiques autrement. Par exemple, il dit que les autorités monétaires (p. 65-113) ont pris certaines décisions rompant avec l’orthodoxie économique, comme le rachat de dettes des États membres sur les marchés financiers secondaires, ou le maintien de taux d’intérêt à des niveaux bas, si ce n’est négatifs, y compris pour des États avec une forte dette publique. Ces décisions, qui ont temporairement suspendu leur dépendance à la finance privée – une dépendance en constante progression, à réinscrire dans une perspective historique plus longue, depuis les années 1960 – même si ce n’est pas pour les « bonnes » raisons idéologiques :
Les interventions des banques centrales au printemps 2020 n’ont pas été justifiées politiquement pour monétiser un programme de relance keynésien comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale. L’intervention est restée circonstanciée, proportionnée à l’objectif d’inflation, et surtout convoquée en urgence par l’instabilité financière (p. 86).
Il poursuit : « […] jamais la structure même de la financiarisation, ni l’enchevêtrement périlleux des dettes souveraines avec ce casino spéculatif ne sont mis en cause » (p. 97) dans le débat économique post-COVID.
Mais Benjamin Lemoine suggère à plusieurs reprises que ce récit ne renvoie en fait qu’à une possibilité de gestion de la dette parmi d’autres. Il rappelle notamment l’exemple qu’il avait largement analysé dans son ouvrage tiré de sa thèse :
Dans l’après-guerre, le financement de l’État était essentiellement non marchand, sécurisé, et inséré dans le contrôle public de l’économie : la soutenabilité des dettes n’était pas un sujet d’inquiétude (p. 58).
Pour Benjamin Lemoine, le retour à un financement du Trésor hors marché est une solution désirable, à même de rendre possible le redéploiement de l’État social qu’il appelle de ses vœux. Pour lui, l’endettement doit être au service d’une redistribution socialement juste des richesses.
Dans tous les cas, les solutions qu’il avance font écho à des courants sociaux plus larges qui, depuis les mouvements anti-austérité au mouvement des Gilets jaunes, préconisent la réaffirmation de la souveraineté des pouvoirs publics vis-à-vis d’acteurs financiers et économiques privés, pour lutter contre la « financiarisation » de la société et ce qu’il appelle la « shadow democracy » (p. 57).
En ce sens, l’ouvrage de Benjamin Lemoine fait œuvre de sociologie économique critique, cherchant à discréditer les croyances économiques dominantes, pour promouvoir des orientations alternatives. La mise au pas de la finance privée doit alors s’indexer à une volonté politique.
Quelques pistes pour prolonger
Si on aurait aimé en savoir plus sur la sociologie et les profils hétérogènes des détenteurs de titre de la dette, l’ouvrage de Benjamin Lemoine est fécond, car il interroge plus largement la financiarisation des politiques publiques et la dégradation contrôlée de la vocation sociale de l’État.
On proposera quelques prolongements à son étude. On aura compris le travail d’accréditation par un nombre d’acteurs publics et privés pour activer le récit dramatisant de la dette, et donner de la force à l’ordre de la dette. Toutefois, l’on sait que cet ordre n’est pas fondamentalement immuable. Il pourrait justement être intéressant de travailler sur des moments désinstituants par rapport à l’idéologie de la dette, lorsque des gouvernements prennent des actes qui ne se conforment pas à la volonté des marchés financiers (comme ce fut le cas de l’Équateur en 2008).
Si les moments de quasi-rupture avec l’ordre de la dette sont rares (ou peu visibles), on pourrait aussi envisager de considérer le travail d’accréditation de visions alternatives et non-néolibérales de l’ordre économique. Dominés dans le champ de la réflexion économique, les acteurs hétérodoxes sont toutefois un bel objet d’études qu’il reste à explorer. L’hétérodoxie ne se réduisant pas seulement aux économistes, les collectifs d’audit citoyen de la dette qui ont émergé partout en Europe témoignent de la volonté de groupes de citoyens et militants de ré-encastrer l’économie dans le débat politique.
Enfin, les travaux de Benjamin Lemoine sont à remettre en perspective avec la sociologie politique des politiques économiques européennes, en ce que l’ordre de la dette est coproduit à plusieurs échelles de gouvernements. Selon le politiste allemand émérite à l’Institut Max Planck, Fritz Scharpf, qui analyse la possibilité d’un (retour) de l’État social en Europe, le problème de l’ordre économique et financier légitime est lié au fait qu’on a constitutionnalisé (et de fait sacralisé) une vision de l’économie dans les Traités européens. Dès lors, il pourrait être intéressant de provoquer un débat de société sur la dé-constitutionnalisation des principes économiques au niveau européen. Cela semble indispensable pour rendre légitimes (ou même discutables) des visions économiques alternatives.
par Jessy Bailly, le 11 juillet