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Le tourisme écolo n’existe pas
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le tourisme écolo n’existe pas (reporterre.net)
Le tourisme, « vert » ou de masse, détruit territoires et rapports sociaux. Il transforme tout en marchandise, en produit à consommer, dénonce Henri Mora dans « Désastres touristiques ».
Il y a quelques années, l’auteur de ces lignes avait eu l’occasion de mener un reportage aux Médiévales de Provins (Seine-et-Marne), l’un des plus grands rassemblements médiévalistes de France. Tous les types de tourisme s’y retrouvaient : on y côtoyait des revendeurs de produits made in China et des restaurateurs servant un repas « médiéval » à base de tomates mozza et de brownie crème anglaise, mais aussi des artisans, des artistes et des restaurateurs de sites médiévaux. Malgré leurs divergences, artistes, exposants et touristes de tous bords communiaient dans une atmosphère irréelle, dans un Provins hors du temps… et pourtant résolument ancré dans la surconsommation capitaliste.
À leur manière, les Médiévales de Provins constituent l’un des « désastres touristiques » que déplore Henri Mora dans un ouvrage du même nom, aux éditions l’Échappée. L’essayiste est connu pour son engagement militant contre le Center Parcs de Roybon, en Isère, un projet touristique démesuré et aujourd’hui abandonné. Dans ce court ouvrage, l’auteur, plutôt que de passer en revue les innombrables dommages politiques, sociaux et environnementaux causés par une industrie touristique dévorante, s’en prend aux fondements mêmes de cette industrie. À ses yeux, qu’il soit alternatif ou de masse, le tourisme représente toujours le fer de lance de la marchandisation du monde.
Et pour cause : le tourisme demeure aujourd’hui la première industrie – car c’est bien d’une industrialisation des loisirs dont on parle – de la planète. Avec 1,4 milliard de touristes internationaux (contre 25 millions en 1950) et 1 700 milliards de dollars d’exportation en 2019, le secteur concentrait – avant le Covid-19 – 10 % du PIB mondial et un emploi sur dix. Première également en impact écologique : l’industrie émet à elle seule 8 % des gaz à effet de serre de la planète. Cette activité polluante dépend fortement de l’avion, des navires de croisière et autres grands hôtels et parcs d’attraction.
Il est cependant difficile de quantifier le poids réel du tourisme : présent partout, il se niche dans les moindres recoins. Ainsi, pour prendre en compte les effets réels du tourisme, il faut élargir l’analyse aux émissions du secteur aérien, à l’accaparement de terres et de côtes pour y construire infrastructures logistiques et stations balnéaires, à la surproduction de marchandises destinées aux touristes… jusqu’aux administrations publiques dévolues à la promotion du tourisme. Car bien que l’exploitation touristique se fasse en grande partie par des entreprises privées, le secteur demeure très fortement encadré – sinon monté de toutes pièces – par les puissances publiques, et ce sur toute la planète. « L’organisation administrative et scientifique du tourisme a réussi à produire ce qu’aucune industrie n’a pu réaliser » : une croissance continue et (presque) sans limites géographiques depuis un demi-siècle. L’auteur rappelle que le tourisme de masse fut inventé par l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie, qui développèrent dans l’entre-deux-guerres agences de voyages et moyens de transport pour organiser et contrôler le temps libre de leurs populations et acheter la paix sociale. La chose se poursuivit dans les années 1960 sous l’Espagne franquiste, qui peupla de stations balnéaires les côtes méditerranéennes du pays au détriment des populations locales, ce qui fit dire à certains opposants politiques : « Franco met son peuple à l’ombre pour que vous ayez plus de soleil. »
Un secteur très dépendant des aides publiques
Les démocraties libérales ne sont pas en reste dans leur soutien sans faille à l’industrie touristique. Pendant que l’Espagne aménageait ses plages, la France lançait en 1964 le Plan neige et la construction de dizaines de stations de ski dans les Alpes et, dans une moindre mesure, les Pyrénées. Encore aujourd’hui, particulièrement après la crise du Covid-19 qui le toucha de plein fouet, le secteur demeure très dépendant des aides publiques. Ainsi, en 2021, le gouvernement français lui a versé pas moins de 38 milliards d’euros, auxquels il faut ajouter 15 milliards pour le secteur aérien. Soit 53 milliards, à mettre en comparaison avec les 100 milliards déversés dans toute l’économie française dans le cadre du plan France Relance.
Pourquoi un soutien si massif et constant ? Sans doute parce que le tourisme, « industrie transformant le monde dans sa globalité en produit à consommer », représente aujourd’hui le fer de lance de l’expansion capitaliste. Le secteur, tel le roi Midas, a le pouvoir exceptionnel de transformer en or tout ce qu’il touche, particulièrement lorsque c’est gratuit. Pour illustrer ce pouvoir d’extraction de la valeur, Henri Mora s’attarde longuement sur le cas de Joffre Lakes, situé dans un parc national de l’ouest canadien. Tout commence en 2016, avec la publication sur Instagram d’une simple photo figurant une femme marchant sur un tronc d’arbre immergé dans les eaux bleues de ce lac de montagne. Cette photo déclencha un engouement touristique sans précédent, de sorte que les rives du lac sont désormais encombrées de touristes à la belle saison. Contempler les beautés de la nature ne peut à présent se faire que dans le cadre d’un marché local capitaliste. Mais Mora va plus loin : le tourisme n’a pas seulement la capacité de créer infiniment de la valeur à partir de toute chose, il dispose également du pouvoir de faire rêver les travailleurs de tous horizons et de capter leur temps libre et leurs économies, de telle sorte qu’il est « en même temps le producteur et le pur produit du monde totalitaire du travail et de la marchandise ».
Montage de quelques photos de Joffre Lakes parmi les centaines de milliers postées sur Instagram.
En d’autres termes, quelle que soit la forme envisagée, il n’y a pas de tourisme écologique possible. Les solutions technologiques proposées par les industriels et soutenues par les gouvernements – en particulier le mythe de « l’avion vert » – sont l’une des cibles principales de l’auteur. Verdir un produit n’a pas grand sens à ses yeux, tant qu’on ne sort pas d’une logique productiviste ou, pour reprendre ses mots : « La marchandise devra être décarbonée, mais son marché devra s’étendre de plus en plus pour satisfaire les besoins du système : pour consommer des biens, il faut les produire et pouvoir les acheter… » Autrement dit : si le productivisme touristique ne peut pas croître de manière intensive, il le fera de manière extensive, en grignotant toujours plus de territoires.
Mais, me direz-vous, ne serait-il pas possible d’imaginer un tourisme durable, compatible avec les désirs des habitants d’un territoire ? C’est là que la critique de Mora se fait la plus radicale. Pour l’auteur, le tourisme alternatif est une fable, car, intrinsèquement, cette industrie détruit un territoire et ses rapports sociaux. Pour bien comprendre l’argument, il faut remonter à la critique qu’adressait le philosophe Walter Benjamin à la (re)production massive d’œuvres d’art dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, en 1936. Le philosophe marxiste reprochait principalement aux techniques reprographiques naissantes leur « inauthenticité », soit la rupture avec ce qu’il appelait « le hic et le nunc », c’est-à-dire l’intense lien émotionnel, « l’aura », qui se dégage en présence réelle d’une œuvre d’art. On retrouve peu ou prou les termes de Benjamin sous la plume de Mora, comme ici : « La chose originale non marchande perdra de son âme et de son épaisseur. » Là où l’argumentaire de Benjamin portait principalement sur des questions d’ordre esthétique, celui de Mora rapproche critiques esthétique et économique.
Barcelone : « Touriste, rentre chez toi, tu es le terroriste. » Flickr / CC BY 2.0 / Aries Tottle
Le tourisme fonctionne en effet comme les vitrines des grands magasins, analysées par Jeanne Guien dans son ouvrage Le consumérisme à travers ses objets (Divergences) : « Le tourisme transforme toute réalité et tout sentiment réellement vécus en simple curiosité et, tout au plus, en émotion stimulée par sa mise en vitrine. Il transforme le réel en représentation. » De même que les vitrines, le tourisme fait de chaque lieu une boutique et de chaque passant un consommateur qui s’ignore.
Le tourisme est rarement l’objet de contestations frontales
Comme toute vitrine, il s’agit donc, d’une part, de ne pas se laisser abuser par le reflet trompeur que le tourisme nous tend et, d’autre part, d’en briser la glace pour détruire ce phénomène de captation de la valeur. Mora note en effet qu’hormis dans certaines grandes villes submergées par la foule (Barcelone, Venise, etc.), le tourisme est rarement l’objet de contestations frontales. Soit parce que les populations lui prêtent des vertus bénéfiques pour leur territoire, soit parce qu’on ne le perçoit pas au même titre que d’autres enjeux. Selon l’auteur, bien que le développement touristique soit crucial dans de grands projets inutiles et imposés comme EuropaCity ou l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, la contestation de ces projets « se cristallis[ait] généralement sur les nuisances qu’ils [pouvaient] provoquer et leurs conséquences sur l’environnement » et non sur leur finalité touristique en tant que telle. C’est pourquoi l’essayiste reproche aux occupants de Notre-Dame-des-Landes leur « victoire en demi-teinte » : certes, les zadistes auront empêché la construction d’un nouvel aéroport, mais ils ne se seront pas mobilisés contre le développement des aéroports de Nantes, voire de Rennes, qui se fait dans le but d’accroître les flux touristiques.
Henri Mora propose une ligne claire : l’antitourisme. La société se contente de « remettre en question les excès du tourisme ou ses conséquences environnementales, mais jamais ses conséquences sociales, les rapports sociaux qu’il développe : marchandisation, artificialisation, folklorisation, accaparement et monopolisation de l’activité humaine et des terres, hausse du prix de l’immobilier et du foncier, etc. ». L’antitourisme, lui, s’oppose frontalement à cette industrie pour « éviter que le domaine de la marchandise ne s’étende davantage ». Le combat – et l’enjeu – et de taille : pour sortir de la marchandisation et de son monde, il faut sortir du tourisme, cheval de Troie du capitalisme dans tous les territoires.
Désastres touristiques — Effets politiques, sociaux et environnementaux d’une industrie dévorante, d’Henri Mora, éditions L’échappée, 2022, 208 p., 17 euros. |