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"Qui a la plus grosse bibli ?" – Le mythe du bourgeois qui a tout lu
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
"Qui a la plus grosse bibli ?" - Le mythe du bourgeois qui a tout lu (frustrationmagazine.fr)
A longueur de plateaux de télévision ou de dîners de networking, les bourgeois étalent leurs références. Bien plus qu’un amour réel pour la culture, la lecture littéraire ou la pensée, il s’agit d’une stratégie d’intimidation, de reconnaissance et de distinction. Bien souvent, ce vernis est une falsification qui ne repose sur rien ou presque rien. Petite proposition d’auto-défense pour faire face à cette arnaque et nous libérer de complexes qui n’ont pas lieu d’être.
Apprendre à simuler des lectures, un essentiel de la formation bourgeoise
La lecture, ou plutôt sa mise en scène, ainsi que la mobilisation, souvent hors contexte, de références est une technique d’intimidation facile et classique de la bourgeoisie. Mais il est primordial de toujours garder en tête que, comme souvent, les mystifications autour de la bourgeoisie reposent sur du vent et que celle-ci lit infiniment moins que ce qu’elle prétend.
On ne naît pas menteur, on le devient. Faire croire que l’on a une culture que l’on a pas avec aplomb cela s’apprend et nécessite des techniques.
C’est notamment le cas pendant les études des bourgeois et plus particulièrement dans les classes préparatoires aux grandes écoles, et surtout, pendant ces grandes écoles : les écoles de Sciences Po sont les maîtres dans le domaine, les écoles de commerce suivent derrière. On y apprend à faire semblant d’avoir lu des livres que l’on a pas lu : faire des petites fiches de lecture sur des informations pompées sur Internet, apprendre des citations par coeur à l’aide de dictionnaires de citations ou d’ouvrages synthétiques de culture générale, que l’on pourra ensuite réutiliser dans ses copies.
Nicolas, rédacteur en chef de Frustration, raconte son expérience de la prépa littéraire (un comble) : “le bachotage et le conformisme réclamés sont tellement intenses que le rapport à la lecture est purement instrumental et pas curieux du tout. La plupart ne lisait rien d’autre que ce qui était nécessaire”. Guillaume, amoureux de littérature, a également constaté la manière dont les anciens élèves de prépa littéraire assimilent des lieux communs qu’ils répètent en boucle, de manière convenue : « Ça ne les intéressait pas de discuter de littérature en dehors de leurs cours. Je les revois m’expliquer que tel livre que j’aimais beaucoup n’avait aucun intérêt, puis, en discutant, ils finissaient par m’avouer ne l’avoir jamais lu mais que c’était ce qu’on leur expliquait en cours. Par exemple, pour eux, Sartre était un “mauvais romancier à part Les Mots et La Nausée” “, exemple typique de lieu commun rabâché en prépa voire même dès le lycée, “évidemment ils n’avaient jamais lu le reste de son œuvre romanesque”. Pourtant lorsque l’on entend une telle affirmation on imagine forcément que celui qui la formule a d’abord lu tout Sartre, a le bagage pour en faire une analyse critique et a lu assez de littérature pour formuler une sentence aussi irrévocable que “Sartre est un mauvais romancier” sans même avoir besoin de la nuancer par sa subjectivité (“je pense que…”). Dans le même genre, un de nos lecteurs témoigne : “dans ma grande prépa parisienne on disait “on parle mieux d’un livre que l’on a pas lu : ça évite les erreurs d’interprétation”.
Bien que dite sur le ton de la blague, cette affirmation n’est pas sans évoquer des conseils réels donnés à la jeunesse bourgeoise. Comme nous le rappelait un autre lecteur, apprendre des centaines de citations fait effectivement partie des conseils pour intégrer Sciences Po et réussir les épreuves de culture générale (une partie de ces épreuves ont été supprimées, mais cela est très récent). En effet, un site au titre explicite comme integrersciencespo.fr propose par exemple des centaines de citations de culture générale à apprendre par cœur, classées par thèmes ou par auteurs. Le livre d’Eric Cobast Petites leçons de culture générale dont l’objectif avoué est de préparer aux concours propose le même genre de compilations. Si ce travail de singe savant peut sembler un peu pénible et un peu ardu, il faut se rappeler que cela est un effort bien moindre par rapport au bénéfice : pouvoir mobiliser une culture imaginaire tout le reste de sa vie. Car apprendre quelques centaines de citations, cela suffit pour faire le job.
Dans les Instituts d’Études Politiques (les “Sciences Po”), contrairement à ce que certains disent, les étudiants travaillent pour la plupart. Néanmoins le temps qu’ils peuvent consacrer à la lecture complète d’ouvrages est assez limité. Il est très courant d’avoir une semaine pour faire un exposé à quatre sur un courant de pensée (le “marxisme”), un sujet ardu d’économie (“le keynésianisme », “l’euro”…), une figure historique ou artistique (“Robespierre”, “Proust”…)… Il faut également être en mesure de pouvoir faire des oraux et des dissertations sur presque n’importe quel sujet. Cela ne laisse clairement pas le temps de lire les auteurs qui permettraient de faire un bon travail. Même surprise du côté de Guillaume, ancien étudiant de Sciences Po Bordeaux : “j’étais hyper surpris en arrivant dans l’école de voir que les bourgeois ne lisaient rien, à part les livres au programme, et encore”.
Le seul moyen d’y arriver est donc de mettre en place des techniques, d’avoir quelques auteurs et citations, sur chaque thème, mobilisables à chaque fois.
Grandes écoles et plateaux de télé : même méthode
Si cela vous rappelle quelque chose, c’est parce-que cette méthode est évidemment reproduite sur les plateaux de télévision, en particulier dans les émissions de débat (auxquelles nous avions déjà consacré un article témoignage), car le contexte y est assez similaire : il faut pouvoir parler de n’importe quel sujet rapidement, être expert sur tout c’est-à-dire être expert sur rien, mais sans trop passer pour un con. La sensation recherchée chez le spectateur doit être celle de l’infériorité : “ohla ! qu’est-ce que je pourrais répondre, moi, à ce type, il a TOUT lu…”. Non il s’appuie simplement sur le fait qu’il est statistiquement probable que vous n’ayez pas lu le livre dont il parle. Si c’est le cas, il y a de grandes chances que vous soyez parfaitement exaspéré, mais ce ne sera de toute façon pas le cas du journaliste ou des autres invités qui s’abstiendront de relever les débilités que l’on fait dire à un auteur probablement décédé.
Dans les milieux des médias, des personnes (souvent des stagiaires) sont même payées pour faire, sur des livres, des fiches de lecture aux bourgeois qui prétendent ensuite les avoir lus. On ne peut raisonnablement pas préparer et animer une émission quotidienne matinale de télévision ou de radio cinq jours par semaine, en invitant des tas d’auteurs, et prétendre réellement lire leurs ouvrages. Les auteurs en question s’en rendent très vite compte mais, promo oblige, n’insistent généralement pas trop lourdement sur ce point au risque d’embarrasser inutilement leur interlocuteur, ce qui n’aurait pas beaucoup d’intérêt pour eux.
Un signe qui ne trompe pas : les citations hors contexte à gogo
Toutefois, il n’est pas si difficile de voir que ces gens ne lisent pas, ou peu. Un signe symptomatique est l’utilisation faite des citations : celles-ci sont souvent égrenées parfaitement hors contexte et de manière totalement contraires à l’esprit des auteurs cités. Lorsque l’on a lu un auteur et qu’on le respecte, on s’abstient évidemment de ce type de manipulations.
On pourrait d’ailleurs lister certaines de ces personnes amatrices de citations, qui utilisent des auteurs, en isolant des bouts de phrases, pour leur faire dire absolument le contraire de ce qu’ils étaient et ont défendu dans leur vie et leur oeuvre : Raphaël Enthoven, Michel Onfray, Christiane Taubira, Jacques Sapir, Paul Melun, Eric Zemmour, Gérald Darmanin…
Et inversement faire la liste, pas si longue en vérité, des auteurs qui sont tout le temps mobilisés parce qu’il est très facile de trouver leurs citations : Jean Jaurès, Voltaire, Winston Churchill, Charles De Gaulle, Karl Marx, Antonio Gramsci, Aimé Césaire, Montesquieu, Trotski, Aron, Albert Camus, Simone Veil, Victor Hugo…
Quelques exemples donc.
Le “philosophe” Raphaël Enthoven, dont on imagine qu’il était tracassé du retard de son train qui devait l’emmener en vacances à la Baule ou à l’Ile de Ré, utilise Jean Jaurès, une des plus grandes figures du socialisme et du mouvement ouvrier français donc, pour… râler contre la grève SNCF.
Le chroniqueur CNEWS Paul Melun, ancien sciences-piste, est un autre exemple. Dans l’un de ses derniers articles pour Valeurs Actuelles, il cite L’Armée Nouvelle de Jaurès. C’était déjà ce livre qu’il disait être en train de lire lors de ses premiers passages TV réguliers en 2021 chez CNEWS, ou lors d’un reportage chez lui pour M6 où il allait chercher le livre dans sa grosse bibliothèque. Étrangement, il le citait déjà dans son ouvrage de 2019, Les Enfants de la Déconstruction. Doit-on en conclure que cette lecture lui a pris deux ans ? Qu’il avait cité un livre qu’il n’avait même pas fini dans son essai ? Ou bien que la lecture d’un seul livre d’un auteur permet de capitaliser dessus, des années durant, en se faisant passer pour un “passionné de Jaurès” ?
Enthoven pense visiblement que sa citation devrait nous convaincre que Jaurès serait aujourd’hui au MEDEF ou éditorialiste au Point. C’est raté, il montre juste son ignorance totale du mouvement ouvrier.
Récemment, alors qu’il se moquait d’Anasse Kazib, porte-parole de Révolution Permanente et ouvrier syndicaliste, pour n’avoir pas lu certains des ouvrages de Marx et Lénine, l’économiste Jacques Sapir se faisait rembarrer brillamment par Marina Garrisi, éditrice aux Editions Sociales, les éditions historiques des publications de Karl Marx. Au-delà du fait que cela n’ait pas de réel intérêt de lire l’intégrale de Marx à part si on est chercheur sur le sujet, l’éditrice nous rappelait justement qu’il n’existe même pas d’édition complète des textes de Marx, ni en français, ni en langue originale.
A tout cela il répondait : “Le même Lénin qui disais “étudiez, étudiez, étudiez toujours” ce que vous avez magistralement oubliez pour tomber dans des effets de modes, si ce n’est des effets de manches…”. Mais Lénine était un révolutionnaire bolchévique russe, pas un coach en développement personnel “inspirant” dont on pourrait isoler une phrase pour lui faire dire n’importe quoi, ou pour animer un séminaire de management. C’est un exemple de citation qui ne veut rien dire, de pur artifice, dont le seul objet est de tenter de signifier à son interlocuteur que l’on a lu Lénine et que cela devrait faire autorité. Lénine a probablement dit dans sa vie “le café est bon ce matin” ou “flemme de cette journée” (en langage soutenu russe des années 1910), ça n’en fait pas des phrases constitutives de la pensée léniniste. C’est donc une falsification, une trahison.
Les révolutionnaires russes ont d’ailleurs bonne presse chez les réacs puisque Didier Lallement, l’ancien préfet de police de Paris désormais célèbre pour sa gestion ultraviolente de la mobilisation des Gilets Jaunes (ou pour ses injures aux malades et morts du Covid), citait Trotski dans sa carte de voeux 2021 aux élus d’Ile-de-France, en tirant une phrase des Ecrits Militaires : “Je suis profondément convaincu, et les corbeaux auront beau passer, que nous créerons par nos efforts commun l’ordre nécessaire. Sachez seulement et souvenez-vous bien que, sans cela, la faillite et le naufrage sont inévitables”. Tout laisse pourtant à penser que le sort d’un Didier Lallement russe, à l’époque où Trotski dirigeait d’une main assez rigide l’Armée Rouge, aurait été peu enviable.
Autre exemple drolatique, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, s’écriant, pour rendre hommage à notre formidable police, “Alexandre Dumas écrivait dans les années 1850 qu’‘un pays sans police est un grand navire sans boussole et sans gouvernail’’. La lecture du texte original, Les Mohicans de Paris, plutôt qu’une recherche de mot-clé “police” sur Evene.fr, lui aurait permis de connaître la suite, moins flatteuse (mais peut-être plus vraie ?) : “D’où vient donc, alors, que, pour occuper cette fonction importante, pour remplir cette mission conservatrice, on choisit d’ordinaire des idiots de la plus laide espèce (…) Je vais vous le dire : c’est que la police, au lieu de s’occuper des grandes questions gouvernementales; entre dans les détails les plus infirmes et se laisse aller à des préoccupations tout à fait indignes d’elle”. Dans le même genre, et toujours pour défendre la police, il convoquait une autre fois un classique des sciences politiques en affirmant que “C’est vieux comme Max Weber (…), la police exerce une violence, certes, mais une violence légitime”. Sauf que la formule de Weber, “le monopole de la violence légitime” désigne le fait que l’Etat, pour exercer son pouvoir et sa coercition, fait accepter l’idée que seule sa violence est légitime. Cela ne signifie en aucun cas que toute violence d’Etat ou toute violence policière en devient intrinsèquement légitime…
Par souci de pluralisme et pour prendre une illustration un peu plus à gauche, Christiane Taubira est l’experte absolue de l’étalage de culture et de citations totalement hors contexte, par pure caution morale. Il faut dire que le public électoral visé était précisément la petite bourgeoisie qui s’imagine et se veut lettrée. Dans un texte intitulé “Taubira littéraire ?” écrit en 2016, François Bégaudeau revenait longuement sur ce cas précis en prenant exemple de son livre Murmures à la jeunesse et notait qu’“en 90 pages, la fraiche démissionnaire parvient à citer Hugo (deux fois), Fanon (deux fois), Montaigne, Descartes, La Boétie, Camus, Mendes-France, Eluard, Rivière, Césaire, Simone Weil, Darwich, Glissant (deux fois), Laâbi (deux fois). A quoi il faut ajouter Barbara, Nina Simone, Ella Fitzgerald, Juliette Greco, Ferrat, Brel, Oum Khaltoum, Le Forestier – « être né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard ». Ce qui nous fait une citation par double-page.”
Au-delà des figures médiatiques et politiques, le milieu de l’entreprise n’est pas étranger aux citations toutes pétées, vidées de leur substance. Mais n’en déplaisent aux formateurs de séminaires en management, “d’art oratoire” ou autres as du power-point bullshit, Sun-Tzu écrit pour la Chine du VIe siècle avant JC dans un contexte d’affrontements entre royaumes et Machiavel pour la République florentine dans le contexte très particulier de la Renaissance italienne et de ses jeux de pouvoir, pas pour apprendre à “manager ses collaborateurs avec efficacité” ou à “leader son projet avec la méthode agile”.
Pour le moment, j’ai préféré ne mentionner que les cas où les citations sont correctes, mais googler rapidement des citations ou répéter des lieux communs pour faire croire à un immense capital culturel, c’est évidemment prendre le risque de dire absolument n’importe quoi. Et ça arrive en réalité souvent, bien que cela soit évidemment peu relevé.
On l’a dit, parmi les auteurs favoris cités par nos bourgeois : Voltaire. Et parmi elle la citation préférée : ‘“je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire”. Depuis quelques années la citation est essentiellement utilisée pour défendre le droit pour l’extrême droite à dire des dingueries racistes. Dans un débat face à Alain Finkielkraut, où il défendait le droit à s’exprimer de l’humoriste antisémite Dieudonné, le dessinateur Plantu agitait sa main sur laquelle il avait écrit “Voltaire” en répétant en boucle la citation.
Problème : la citation de Voltaire est ce qu’on appelle une “citation apocryphe” c’est-à-dire que, bien qu’elle lui soit attribuée à force d’être répétée, Voltaire n’a jamais dit ou écrit cela. Il faut dire que cette phrase n’est pas brillante : je ne sais pas pour vous, mais moi, parmi toutes les bonnes raisons de mourir pour une cause à laquelle je crois, celle de mourir pour que des fachos aient le droit de dire de la merde, n’arrive vraiment pas en tête de liste.
Toujours dans la catégorie des bourgeois qui cherchent à montrer leur admiration pour Voltaire, Frédéric Lefèbvre, à l’époque secrétaire d’Etat au sein du gouvernement Fillon, présent à la Journée du Livre Politique en 2011, citait “Zadig & Voltaire” comme étant l’ouvrage l’ayant le plus marqué dans sa vie. Rien que ça. Sauf que Zadig & Voltaire n’est pas un livre, mais une boutique de fringues à 200 euros la chemise, notamment présente sur les Champs-Elysées…
Les réacs plus hardcore du type d’Eric Zemmour, grand amateur de citations lui aussi, aiment beaucoup réutiliser des grandes figures pour leur faire dire n’importe quoi. Dans un article publié dans Le Figaro, sans donc la moindre vérification ou précision, Eric Zemmour écrivait tout un texte autour d’une citation qu’il attribuait au Général De Gaulle : « Il ne faut pas se payer de mots. C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon la France ne serait plus la France. Nous sommes avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. ». Sans citer sa source, il affirmait que ces propos étaient “signés du Général De Gaulle”, dont on rappelle que cela veut dire qu’ils auraient été “écrits de la main de”. Problème : De Gaulle n’a jamais écrit cela. Il s’agit de propos rapportés par Alain Peyrefitte, 24 ans après la mort du Général, l’historien Jean-Paul Bled, directeur de la revue Etudes gauliennes, rappelant donc qu’il n’y en à “aucune trace écrite dans ses mémoires ou ses discours (…), il ne peut donc en être comptable”.
Des grands lecteurs, il y en a, pas forcément où on croit
De mon côté, les plus gros lecteurs que j’ai connus étaient dans les milieux militants de la gauche radicale, pas tant des bourgeois que ça pour la plupart d’entre eux et elles. Ils et elles prennent du plaisir à lire de la théorie, ce qui est parfaitement honorable. Parce que oui, il y a une notion de plaisir à admettre plutôt que d’absolue nécessité. On lit sainement pour le plaisir de connaître, de réfléchir, d’apprendre. Mais contrairement à ce que certains pensent, pour ce qui est d’accéder, par exemple, au marxisme, l’expérience de l’exploitation au travail peut être, souvent, tout aussi efficace et déterminante que la lecture de textes. On pourrait en dire tout autant pour le féminisme et l’expérience concrète de la violence patriarcale.
De toute évidence, même si l’on peut aussi y trouver quelques stratégies pour grossir un peu facilement et artificiellement une bibliographie, les universitaires lisent aussi beaucoup, au moins dans leurs domaines respectifs (après tout ils sont aussi payés à le faire), il ne s’agit d’ailleurs pas de mondes n’ayant rien à voir…
Mais le monde de l’université, et c’est aussi une des raisons pour laquelle il est autant ciblé par la classe dominante qui le traite d’islamo-gauchiste à tout bout de champ, n’est pas toujours stricto-sensu “bourgeois”, ni dans la provenance sociale de ses étudiants et étudiantes, dont près de la moitié travaille à côté de leurs études, ni dans leur rapport critique au monde social.
Ainsi les chercheurs sont généralement les premiers exaspérés lorsqu’ils voient des bourgeois arrogants citer des auteurs qu’eux ont passés plusieurs années à étudier, être utilisés par pur sophisme, comme astuce rhétorique, par des gens qui, pour certains, n’ont dû lire que trois bouquins (et on inclut Ratus) au cours de leurs vies.
Ce n’est donc pas pour rien que les universitaires et les chercheurs ne sont au final presque jamais invités nulle part.
Les experts auto-proclamés des plateaux télé n’ont pas lu plus que vous et moi et ne sont pas chercheurs
Car il est important de se rappeler que les bourgeois qui monopolisent les espaces médiatiques, et en particulier la télévision, sont des éditorialistes, des consultants auto-proclamés experts dans un domaine qu’ils auront choisi après un “benchmark” des meilleurs opportunités pour devenir invité professionnel, des journalistes, des essayistes (c’est-à-dire des auteurs de livres d’opinion sans portée ni méthode scientifique), mais pas des chercheurs – quand bien même la confusion est très largement et volontairement entretenue.
Alain Finkielkraut est par exemple souvent présenté comme un philosophe, mais ne dispose que d’une maîtrise de philosophie, il n’a pas créé de concept, et il n’existe pas de courant de pensée qui pourrait s’incarner dans le terme finkielkrautisme. Finkielkraut n’est donc pas philosophe mais essayiste. De la même manière, beaucoup de chroniqueurs présentés comme des économistes n’ont pas étudié l’économie mais le management.
La grosse bibliothèque : un impératif décoratif de la bourgeoisie
Qui c’est qui a la plus grosse bibliothèque ?
La démonstration de son capital culturel ne passe pas, chez la bourgeoisie, que par les citations à tout-va, mais aussi par une démonstration matérielle, aussi ridicule que courante : la grosse bibliothèque, bien remplie, de gros livres. Il faut le prouver, montrer que l’on a plein de livres, que l’on a tellement lu qu’on ne sait plus où les mettre.
C’est même à ça qu’on doit reconnaître l’intellectuel invité à distance sur les plateaux télé : il faut toujours bien diriger sa webcam pour être sûr que notre grosse bibliothèque soit visible dans le fond. Les livres ne sont évidemment pas disposés au hasard. Il faut dire que la grosse bibliothèque est chez la bourgeoisie un impératif décoratif comme d’autres, comme la cuisine américaine, le marbre ou la douche à l’italienne. C’est même plus trivialement une démonstration de capital économique parmi d’autres. Car les livres coûtent chers, même très chers quand il s’agit de “beaux livres”, de “vieux livres” (compter facilement une vingtaine d’euros au bas mot, voire même jusqu’à 70 euros pour un livre de La Pléiade). Remplir sa grosse bibliothèque de “Librio 2 euros” plutôt que de grands Gallimard intransportables, c’est tout de suite un peu moins classe.
Les livres sont si chers que, parmi les grands lecteurs de la gauche radicale dont nous parlions au-dessus, beaucoup fréquentent plutôt les bibliothèques ou…volent. Des libraires nous expliquaient par exemple que les ouvrages du Comité invisible (groupe d’auteurs anonymes de gauche radicale, notamment connu pour L’Insurrection qui vient) font partie des plus volés.
Cette tradition de la grosse bibliothèque n’est pas nouvelle, elle est même antérieure à la bourgeoisie qui a ici repris une tradition plutôt aristocratique, où l’on faisait visiter sa bibliothèque à ses invités.
Vous l’aurez compris, ces grosses bibliothèques sont bien souvent remplies de livres non lus, ce n’est pas leur rôle. Les remplir n’est d’ailleurs pas très compliqué pour les bourgeois. Au-delà du fait qu’ils ont l’argent pour acheter des tas de livres qu’ils ne liront pas, c’est aussi, entre eux, un de leurs cadeaux privilégiés. Dans le marché de l’édition, un segment est par exemple consacré aux “coffee table books”, ces livres qui ont l’avantage d’être gros, beaux, chers, de prendre de la place et d’être bien visibles dans la grosse bibliothèque, mais qui n’ont pas pour but d’être lus mais seulement feuilletés dans le meilleur des cas. On hérite aussi de la grosse bibliothèque de ses grands-parents ou parents bourgeois. Dans certaines professions (auteur, chroniqueur, éditorialiste, journaliste, politique…), on reçoit même plein de propositions d’envois de livres gratuits. Bref, réunir quelques centaines de livres ornementaux ne tient pas pour eux de l’exploit.
Ainsi, dans les milieux bourgeois classiques, donc pseudo-intellos, généralement issus de grandes écoles, j’ai vu pour ma part une majorité d’escrocs, avec les trois mêmes bouquins cités revenant en boucle, des types dont la connaissance des penseurs dont ils parlent se limitait globalement à la lecture de leur page Wikipédia (dans le meilleur des cas).
Mais quand ont-ils le temps de lire ?
Les vrais lecteurs le savent : lire un livre prend du temps, en particulier lorsqu’il s’agit de lectures théoriques et/ou ardues. Il faut un contexte particulier, calme, un temps “pour se mettre dedans”, ne pas être épuisé… Idéalement si l’on veut en retirer quelque chose, il faut prendre des notes, surligner, bref faire un vrai travail avant, pendant, après.
Quand est-ce que des gens qui passent leurs journées, des heures, à n’en plus finir, sur Twitter, comme Enthoven ou Naulleau, ont le temps de lire ? Comment peut-on passer des dizaines d’heures par semaine à bouquiner quand on écume les plateaux télés en plus d’autres activités, ou pire que l’on anime des émissions comme Léa Salamé ? Comment peut-on, en plus de lire autant qu’on le prétend, écrire, avec sérieux, un livre par mois, plusieurs milliers de pages par an, avec des grosses bibliographies, comme Onfray ?
Oui les bourgeois ont, malgré tout, un peu plus de temps libre et sont moins fatigués, ils n’ont pas en plus de leur travail à faire leur ménage, leurs courses, à s’occuper de leurs enfants braillards, donc ils lisent un petit peu plus que la moyenne. Toutefois les bourgeois médiatiques, la classe politique, de par la vie qu’ils mènent, n’ont évidemment, absolument pas, matériellement, le temps de le faire. Autre manière de repérer l’imposture.
Comment riposter ?
La meilleure solution consiste encore à suivre celle conseillée par Gilles Raveaud. Comme il l’explique : lire, à son rythme, les grands auteurs – ce qui n’est pas si long et aussi inaccessible que ce qu’ils cherchent à nous faire croire. Cela permet de rire de la manière dont les bourgeois, en faisant mine d’afficher leur culture avec aplomb, ne démontrent généralement, en réalité, qu’une inculture crasse. C’est aussi la possibilité de remettre à leur juste place les auteurs cités ad nauseam dans l’histoire des idées, ne plus se laisser avoir par les manipulations qui sont faites par les citations tronquées des bourgeois, d’identifier quand on fait dire à un penseur ou à un auteur le contraire de ce qu’il a défendu toute sa vie.
Par exemple : quelqu’un disant avoir lu Marx mais affirmant que la dissociation binaire qu’il opère entre la bourgeoisie et le prolétariat n’est plus très actuelle, lieu commun très souvent répété, n’a jamais lu Marx, pas un seul de ses livres. Lire un seul livre de Marx permet de repérer le fraudeur : Marx distingue toujours des sous-classes qui s’affrontent au sein même de la bourgeoisie, et au sein même du prolétariat, simplement ces deux catégories ont, malgré leur diversité et leurs divergences, des intérêts communs supérieurs.
Mais l’on peut pousser la sécession d’avec les injonctions de la bourgeoisie encore plus loin. Il n’y a pas à sacraliser absolument “la lecture des textes”. Toujours pour rester sur l’exemple de Marx et des reproches adressés à Anasse Kazib par Enthoven, Sapir et une clique enragée de thésards marxistes, oui, lire Marx est passionnant, mais le marxisme est une pensée, pas une religion. Et il y a plein de manières différentes d’accéder et de se familiariser avec des pensées. La lecture en est une, qui présente ses avantages propres, elle n’est pas la seule. Cela n’est d’ailleurs pas nouveau : à ses origines, la philosophie est parlée et non écrite. Socrate n’écrivait pas.
Nous disposons de plein d’autres manières d’accéder à des pensées : écouter des conférences, que cela soit en vrai ou sur Internet, pourquoi pas des podcasts ou lire Frustration, participer à des formations, ou même en discutant avec des amis et des camarades. Parfois, l’expérience concrète de nos vies suffit et nous mène à des intuitions et des pensées qui sont ensuite confirmées par la découverte ou la lecture des penseurs. En tout cas, l’inverse est largement démontré : la lecture toute seule, l’accumulation de concepts collectionnés et mal digérés, d’“idées”, quand elles ne sont associées à aucune pratique, à aucune expérience affective vécue autre que celle du confort bourgeois et de l’accumulation de biens, ne rendent pas moins cons.
Ainsi, ne nous laissons jamais intimider par l’étalage de culture lettrée ou savante que font les bourgeois. Cela est, souvent, largement une fraude. Il n’est pas du tout sûr qu’ils aient lu plus que vous et nous, peut-être font-ils juste bien semblant.
Bref, comme disaient nos grands-mères : la culture c’est comme la confiture, moins on en a plus on l’étale.