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France : une gauche radicale contre la montée du fascisme
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
France : une gauche radicale contre la montée du fascisme – CONTRETEMPS
Dans cet entretien, Franck Gaudichaud analyse la situation politique ouverte par les dernières élections en France, principalement la croissance simultanée de l’extrême-droite fascisante et de la gauche menée par Jean-Luc Mélenchon, la reconduction du néolibéralisme autoritaire macroniste, ainsi que les défis tactiques et stratégiques pour les courants anticapitalistes afin d’explorer et élargir le champ des possibles que présente la nouvelle situation hexagonale.
***
Martín Mosquera (MM) – Pourrais-tu faire un bilan général de la séquence électorale, de l’élection présidentielle aux législatives ?
Franck Gaudichaud (FG) – Nous pouvons dire que nous sommes face à une crise aiguë du système ultra-présidentialiste de la 5e République en France et qu’en même temps il existe une crise politique aiguë du macronisme, principale face politique actuelle des classes dominantes et du néolibéralisme autoritaire en France. Ces crises se traduisent sur le plan électoral et institutionnel, mais comme un miroir déformant des multiples tensions (sociales, raciales, de genre, territoriales, écologiques, culturelles, etc.) et conflits de classes existant dans les profondeurs de la société française.
Premièrement, il est nécessaire de souligner l’ampleur de l’abstention, très importante lors de la dernière élection présidentielle et encore plus lors des législatives : plus ou moins la moitié du corps électoral ne s’est pas présentée aux urnes. Nous avons des niveaux d’abstention très élevés (plus de 60 %) dans la jeunesse et les secteurs populaires. C’est un point central pour toute perspective de gauche, car dans les quartiers populaires, entre les immigrés, les précaires et les jeunes, la gauche devrait convaincre et continuer à croître (et pas seulement sur le plan électoral). Finalement, lors du second tour des présidentielles, Macron a été élu – pour la seconde fois – contre l’extrême-droite (de Marine Le Pen) avec 58 % des suffrages. Mais la moitié de ses électeur-trice-s (y compris beaucoup venant de la gauche) l’ont appuyé par défaut, c’est-à-dire pour empêcher une victoire de l’extrême-droite (il s’agit de freiner le fascisme dans les urnes), bien qu’en réalité ils/elles rejettent le bilan politique désastreux du macronisme.
Seconde tendance, la crise de la coalition présidentielle se traduit de manière bien plus évidente dans l’élection législative et conduit à ce que – pour la première fois en 20 ans de vie républicaine avec un système présidentialiste appuyé sur un mandat de 5 ans, depuis l’année 2002 – un président élu n’a pas la majorité absolue au Parlement. La coalition de Macron dispose d’une majorité relative de 245 sièges et se trouve très loin de la majorité absolue, car il lui manque plus de 40 sièges… De 33 % des suffrages en 2017, cette coalition a aujourd’hui captée moins de 26 % de ceux-ci : La République en marche (LREM) – le parti au pouvoir – a perdu la moitié de ses sièges par rapport à la législature antérieure ! Cela signifie l’ouverture de nombreuses inconnues à court terme et d’une période de forte instabilité institutionnelle : l’actuel gouvernement d’Elisabeth Borne – ex-socialiste adepte de l’austérité néo-libérale, nommée récemment première ministre – devra négocier chaque pas avec la droite traditionnelle, peut-être avec quelques membres du centre social-libéral et même – comme il le fait déjà activement – chercher l’appui (ou l’abstention) de Marine Le Pen au Parlement, en donnant plus d’espace et de position de pouvoir à l’extrême-droite. Ce problème représente une fissure majeure pour Macron, ce qui renforce toutefois davantage la dérive ultra-présidentialiste que connaît le régime depuis 2017, sans construire un appareil politique propre solide et avec un Parlement considéré par le pouvoir seulement comme espace de validation de ses directives gestionnaires.
Troisième enseignement : nous assistons à la confirmation de la tripolarisation du champ politique français et à la fin du bipartisme bourgeois ayant dominé la scène politique et institutionnelle depuis la création de la 5e République par le général De Gaulle en 1958. Trois blocs ou trois pôles sont apparus et on a vu disparaître du panorama présidentiel les grands partis des classes dominantes jusqu’à ce moment, c’est-à-dire Les Républicains (la droite traditionnelle) et le Parti socialiste (social-libéral). Ces deux partis ont été totalement dispersés, atomisés, par ce nouveau scénario de tripolarisation : l’une des tâches de Macron a consisté précisément à pulvériser ces partis historiques pour reconfigurer un « extrême-centre » néo-libéral autour de sa personne. Néanmoins, le PS et la droite ont montré une certaine capacité de résilience lors des législatives, grâce à leur ancrage territorial et à leurs figures locales.
Un premier pôle s’articule autour de Jean-Luc Mélenchon, un pôle de gauche parlementaire ayant cette fois pour centre la France Insoumise (FI), soit une gauche plus à gauche et plus radicale que le PS, qui a réussi à rassembler pour les législatives – une réussite tactique inattendue qui doit beaucoup au nouveau poids de la FI et à la figure de Mélenchon – la quasi-totalité des diverses forces des gauches parlementaires au sein de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (NUPES). Un second pôle, c’est celui du néo-libéralisme autoritaire autour de Macron, de sa coalition nommée Ensemble et du « bloc bourgeois » hégémonique[1]. Et troisièmement, un pôle d’extrême-droite, avec de claires tendances (néo)fascistes, autour de Marine Le Pen et d’autres petits groupements xénophobes, nationalistes et ultraconservateurs. Il faut souligner que, durant les présidentielles, nous avons vu surgir une extrême-droite encore plus virulente et ouvertement fasciste autour du polémiste et ex-journaliste Eric Zemmour, qui malgré un violent discours revendiquant le maréchal Pétain (collaborateur des nazis durant la Seconde guerre mondiale) a réussi à obtenir quasiment 2,5 millions de votes (7 % des suffrages). La radicalité de Zemmour aura contribué à donner une image un peu plus « républicaine » à Marine Le Pen et à la montrer comme une possible force gouvernementale pour des secteurs toujours plus larges de l’establishment.
Le grand défi laissé par cette séquence politico-électorale pour les gauches, c’est de savoir jusqu’à quel point il va être possible de construire des alternatives au macronisme et à une extrême-droite en pleine croissance et institutionnalisation. C’est-à-dire, créer des fronts unitaires sociaux et politiques et, en même temps, construire des forces anticapitalistes combatives et unitaires pour affronter un scénario très complexe, dans un contexte d’inflation, de crise économique, d’effondrement climatique et de conflit armé sanglant au cœur de l’Europe.
MM – Que peux-tu nous dire à propos de l’élection présidentielle, de Mélenchon, de la construction de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES) et du résultat législatif de la gauche ?
FG – Durant l’élection présidentielle, la première tendance qui s’est confirmée, c’est que les gauches se situent toujours à des niveaux très bas, autour de 30/31 % des votes. Donc attention à ne pas prendre désirs pour des réalités. Au sein de ce pourcentage, l’axe central a été la France Insoumise et Mélenchon, qui ont obtenu 22 % des votes exprimés, seulement à un point de Marine Le Pen et de la possibilité d’être présent au second tour face à Macron – ce qui constitue une autre opportunité perdue d’un combat électoral clair entre le néo-libéralisme autoritaire et une gauche institutionnelle « de transformation » post-néolibérale. Malheureusement, Mélenchon fut à nouveau battu, mais il a réussi à démontrer –au-delà de ses limites et contradictions – qu’avec un discours de réformes démocratiques et en rupture avec le néo-libéralisme et le racisme, avec une campagne active dans les quartiers populaires, revendiquant la planification écologique et le retour du rôle de l’Etat social, qu’il est possible de battre dans les urnes l’extrême-droite, marginaliser les sociaux-libéraux et inquiéter le pouvoir de Macron. La FI et JL Mélenchon sont peuplés d’ambiguïtés et de points aveugles. JL Mélenchon, qui durant 30 ans fut dirigeant du PS, continue parfois dans ses discours à revendiquer une partie de l’héritage de la « gauche de gouvernement » de François Mitterrand à Jospin (qui ont pourtant apporté tant de désillusions et de trahisons au peuple de gauche) ou à s’inscrire dans une tradition que l’on pourrait qualifier de « nationale-républicaine », particulièrement lorsqu’il fait référence au rôle « glorieux » de la France dans le monde (y compris dans ses actuelles « colonies »), au rôle des forces armées et de la « dissuasion nucléaire » pour « construire la paix dans le monde », lorsqu’il mobilise les symboles patriotiques (drapeau, hymne, etc.) et s’appuie sur une compréhension de notre histoire, assez éloignée de la tradition de la lutte anti-impérialiste et décoloniale d’autres secteurs de la gauche radicale. En même temps, le programme de la FI sur l’indispensable planification écologique et le combat contre la financiarisation de l’économie est – sans doute – l’un des plus détaillés et les plus progressistes de la gauche ; également sur les droits des femmes et des LGTBI ou par rapport à une politique fiscale offensive sur les grandes entreprises et les multinationales. L’opposition de Mélenchon, durant la campagne, à l’usage de l’énergie nucléaire civile, sa claire dénonciation des violences policières, du racisme structurel de l’Etat et en particulier de l’islamophobie sont très avancés pour le niveau de conscience général du pays et ont représenté un air frais dans un champ médiatique saturé de xénophobie et de préjugés racistes. Le modèle de Mélenchon, c’est la « révolution par les urnes » ou la « révolution citoyenne » : un plan de réformes mené « par en haut » , par l’Etat, articulé aux revendications de la société civile. De fait, Mélenchon est très inspiré par la dynamique des gouvernements progressistes latino-américains : premièrement, il s’est rapproché des processus du Venezuela, de la Bolivie, du Brésil et de l’Equateur. Maintenant – avec la seconde vague progressiste sur le continent -, il a récemment décidé de faire une nouvelle « tournée » sur le continent, notamment au Mexique, au Honduras et en Colombie, en montrant tout son intérêt pour les nouveaux gouvernements au pouvoir. Un message politique clair destiné aussi à la France.
Le reste de la gauche présente lors de la présidentielle n’a pas permis l’unité et il me semble que ce fut une erreur tactique sérieuse face à une extrême-droite toujours plus menaçante. Nous avons vu EELV (les écologistes) et le Parti communiste obtenir moins de 5 %. Le PS, grand parti de gouvernement depuis les années 1970, a obtenu moins de 2 %. Un écroulement fracassant ! Et la gauche révolutionnaire, présente avec le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et Lutte ouvrière (LO), n’a pas du tout mobilisé sur le plan électoral, en obtenant respectivement 0,8 % et 0,5 % des votes… Bien que, il faut le dire, la campagne de Philippe Poutou (NPA) a été dynamique, réussissant à obtenir une sympathie réelle dans des secteurs de gauche et de certains secteurs politisés des franges populaires et de la jeunesse, alors que Philippe Poutou – ouvrier et anti-capitaliste – ne mâche pas ses mots face à des journalistes conservateurs et à des hommes politiques bourgeois. La grande proposition et le succès tactique et politique de Mélenchon, c’est la création de la NUPES. Il a obligé l’ensemble des partis de la gauche institutionnelle (de l’aile gauche réformiste aux sociaux-libéraux) à s’allier pour les législatives autour de son programme L’Avenir en commun, avec quelques cadeaux dans ces négociations, notamment des circonscriptions pour un PS moribond. Cela a signifié l’unification des socialistes, des communistes, des Verts et de la FI. Evidemment, pour Mélenchon, l’incorporation du PS était tactiquement importante au niveau électoral et en raison de sa présence territoriale toujours conséquente. Mais cela a eu un coût politique très élevé, parce qu’il s’agit d’un parti clairement intégré aux élites et au capitalisme néolibéral par son histoire récente. Il n’a ainsi pas été possible d’envisager d’incorporer à cette coalition le NPA et les anticapitalistes, justement parce la priorité a été donnée à l’alliance vers le centre, avec le PS, et qu’aucun espace n’a été donné à la gauche révolutionnaire.
Finalement, le résultat des législatives a été assez décevant pour la NUPES, qui a obtenu seulement 133 sièges (30/31 % des votes, 13 % des inscrits et 6,5 millions de votes), alors qu’il y avait des attentes de beaucoup plus (certains parlaient de 200 sièges) : Mélenchon est resté bien loin de l’objectif fixé dans la campagne d’obtenir une majorité et de s’imposer à Macron comme premier ministre. Le scrutin uninominal majoritaire a pour effet de sous-représenter la gauche au Parlement, en plus du fait qu’elle obtient certes une forte présence dans les grandes métropoles et les villes moyennes, mais sans réussir à se développer dans les territoires ruraux. Avec un système proportionnel, la NUPES aurait obtenu au moins 15 sièges supplémentaires. Mais, au-delà de l’effet du système électoral, nous voyons que la coalition n’a pas réussi à mobiliser largement les abstentionnistes au sein de la jeunesse et des classes populaires. Ainsi, on observe qu’au second tour, dans la majorité des affrontements entre l’extrême-droite et la NUPES, l’extrême-droite a gagné ! C’est une leçon d’une grande importance et un danger qui se confirme. En tout cas, la NUPES ouvre une perspective pour les gauches, par le fait d’avoir plus de 130 sièges (plus de 70 seulement pour la FI, le secteur le plus radical, alors que dans la législature antérieure celle-ci en avait seulement 17). Cela ouvre des voies pour résister institutionnellement, au Parlement, à Macron et à l’extrême-droite. Mais cela sera loin d’être suffisant. Les premières semaines confirment une volonté des député-e-s de gauche de se faire entendre. Néanmoins, le défi, c’est de s’ouvrir aux mouvements sociaux et aux mobilisations syndicales, de préparer la rentrée sociale, pour affronter le programme néo-libéral de combat de Macron et révéler en même temps les options anti-sociales et racistes de l’extrême-droite.
La question se pose aussi si la NUPES va réellement maintenir cette unité brinquebalante politiquement ou si ce fut seulement une option tactique électoraliste. Nous voyons déjà les premières tensions dans cet espace entre les sociaux-libéraux du PS, les écologistes, le PC, et la FI. La proposition de Mélenchon de former un groupe parlementaire unifié a été rejetée par le reste des composantes. Il y a donc une tension interne qui se traduit par de possibles divisions dans le travail parlementaire des gauches. Mais ce sont aussi des différences au plan stratégique.
MM – Dans ce scénario, que pouvons-nous attendre du second mandat de Macron ?
FG – Effectivement, nous entrons dans une période de crise et d’instabilité du régime de la 5e République, au-delà de la gestion de Macron. Celui-ci, qui n’a plus de majorité, va être obligé de négocier en permanence, notamment avec Les Républicains (droite) – qui, pour le moment, ont dit qu’ils resteraient dans l’opposition -, avec des secteurs du social-libéralisme ou avec l’extrême-droite. La composition du gouvernement récemment nommé est bien plus à droite que le précédent et il est beaucoup plus faible, par sa dépendance envers la droite et envers le groupe parlementaire de Marine Le Pen. Divers commentateurs pronostiquent une possible dissolution du Parlement et la convocation de nouvelles élections (une compétence du président de la République). Dans des régimes parlementaires comme l’Allemagne ou l’Italie, un gouvernement minoritaire peut gouverner en forgeant des coalitions. Mais la 5e République ne fonctionne pas ainsi. Il faut comprendre que nous sommes dans un contexte de crise aiguë de la « monarchie républicaine » à la française. La majorité des régimes politiques européens sont des systèmes parlementaires où les coalitions sont la norme, en France nous sommes dans un présidentialisme exacerbé où, si le pouvoir présidentiel se trouve en minorité, il entre en crise. Nous voyons là l’épuisement du régime initié – et rendu possible par un coup d’Etat – par le général De Gaulle en 1962 (qui a connu une modification substantielle de calendrier en 2002). Hormis ce point, il faudrait rappeler la multiplication des affaires : malversation dans le cas McKinsey (une consultante privée ayant reçu des millions d’euros), les accusations de violence sexuelle contre deux ministres, le cas Uber et le trafic d’influence effectué par Macron, quand celui-ci était ministre de l’Economie, une information répercutée dans la presse mondiale, etc.
Dans ce contexte, les promesses de l’actuel locataire du Palais de l’Elysée restent les mêmes : la continuité de la violence néolibérale, avec pour axe la réforme des retraites, afin de faire passer l’âge de la retraite de 62 à 65 ans. C’est-à-dire une très grande régression sociale. Et prolonger aussi une politique directement en faveur des plus riches, avec des bénéfices fiscaux pour les grandes entreprises et les secteurs les plus riches du pays. Macron confirme ainsi son profil de « président des ultra-riches », une expression lancée par deux sociologues critiques de gauche. Malgré sa faiblesse, Macron tente de garantir aux capitalistes du pays qu’il suivra le chemin choisi, dans un contexte d’explosion de la dette publique avec des milliers de millions d’euros injectés dans l’économie par l’Etat durant la crise de la pandémie (pour financer directement les entreprises et la continuité de l’emploi).
Le plus probable, c’est qu’à la crise institutionnelle s’ajoute aussi une crise politique et sociale à partir de septembre, avec la réactivation des mouvements sociaux et syndicaux autour de la défense du système des retraites par répartition, mais aussi face à l’énorme crise existant actuellement dans le secteur de la santé, où l’hôpital public n’a plus la capacité de faire face au renouveau de la pandémie, et dans l’enseignement, où apparaît une désertion des professeurs qui ne veulent plus vivre dans des conditions de travail totalement précarisées. Ceci avec en toile de fond, la canicule, des incendies massifs et une très grave crise hydrique. Nous voyons donc clairement un pouvoir fragilisé et sans capacité de répondre à ces crises multiples, avec une forte arrogance de classe, où Macron dit seulement qu’il va poursuivre les réformes néo-libérales et appuyer l’Ukraine contre Poutine.
On assiste en parallèle à une consolidation et une expansion de vote en faveur de l’extrême-droite et du néo-fascisme. Effectivement, Marine Le Pen et le Rassemblement national (RN) ont connu un résultat inespéré. La stratégie macronienne de choisir l’extrême-droite comme « meilleur adversaire », afin de se présenter comme ultime barrière de la lutte démocratique, en grossissant Le Pen pour marginaliser la gauche radicale, n’a réussi qu’à consolider davantage une option néo-fasciste en France.
Premièrement, nous avons vu comment le RN a réussi à nouveau à figurer au second tour de la présidentielle et à obtenir plus de 40 % des suffrages, soit plus de 13 millions de votes (rappelons que le RN n’avait obtenu que 4,6 millions en 2007). Ce qui n’était pas attendu, notamment par les gauches, c’est ce résultat exceptionnel, historique, aux législatives. L’extrême-droite a obtenu un score jamais vu dans l’histoire de la 5e République, avec plus de 13,5 millions de votes et 89 sièges, un résultat énorme malgré la faiblesse de sa présence locale. Si nous le comparons à 2017, elle a multiplié par 10 sa présence au Parlement ! Cela dans un contexte où le système électoral est défavorable à des formations comme le RN. Territorialement, nous constatons sa consolidation dans le Nord et le Sud-Est de la France, dans des zones fortement désindustrialisées, où le Parti communiste a perdu son implantation et où la formation de Marine Le Pen est maintenant capable d’apparaître comme « le parti » de la classe ouvrière blanche. Le RN a aussi « cartonné » en milieu rural, dans des espaces abandonnés par les services publics, où l’emploi est précaire et rare. Le sociologue Ugo Palheta parle de la constitution d’un « bloc blanc » ultra-nationaliste et transclassiste rejetant tout discours de classe pour construire un discours ultra-nationaliste où les ennemis sont le migrant, l’étranger et la « mondialisation », mais en construisant aussi des ennemis intérieurs : les jeunes des quartiers de l’immigration post-coloniale, les musulman-e-s, les syndicalistes, les féministes et le mouvement LGBTIQ. Dans des départements entiers, tous les député.e.s appartiennent au Rassemblement national, avec un rejet énorme du macronisme, mais aussi dans un scénario où la gauche n’est pas capable de concurrencer le RN. Nous voyons donc une extrême-droite consolidée autour d’un programme ouvertement anti-migrants, anti-féministe, raciste et articulé par un discours, entre guillemets, « social », anti-macroniste, mélangeant l’islamophobie, l’apologie de la police et de ses violences, et rejetant en même temps la politique de destruction sociale menée par le macronisme (bien que le programme économique du RN soit, en réalité, ultra-libéral, ce qui s’est déjà confirmé par ses premiers votes au Parlement contre l’augmentation du SMIC).
Maintenant, le RN va avoir une influence politique considérable à partir du Parlement et, grâce à l’appui de Ensemble, il vient de gagner les deux vice-présidences de l’Assemblée nationale : deux néo-fascistes à la présidence du second organe du pouvoir d’Etat ! Le parti va recevoir une subvention de plus de 10 millions d’euros par an durant toute la législature. Nous sommes évidemment face à un risque de consolidation néo-fasciste, en alliance avec d’autres forces au niveau européen, ce qui va permettre de cimenter la dynamique Le Pen avec ses possibles alliés de l’extrême-droite européenne, avec le discours sur la nécessité d’unifier les droites en France mais cette fois autour de Marine Le Pen, tout comme Mélenchon a tenté d’unifier les gauches autour de son programme. Le péril immédiat anti-démocratique est donc là. C’est l’urgence démocratique du moment, c’est ce qui doit vertébrer notre tactique politique, le nier serait simplement un suicide.
Evidemment, il faut y ajouter le contexte européen et international, avec la signification de la guerre au cœur de l’Europe, une tragédie en cours avec des centaines de milliers de morts et la fuite de millions de personnes de l’Ukraine vers l’Europe occidentale. Macron, qui a assumé récemment la présidence tournante au niveau européen, a tenté de se présenter en chef de guerre et en grand diplomate, mais nous voyons surtout son impuissance et son alignement sur l’OTAN, sans proposition réelle et sans alternatives pour défendre réellement le droit à l’autodétermination du peuple ukrainien face à l’invasion impériale de Poutine. Bien au-delà de cela, ce qui pèse beaucoup sur ce second mandat, c’est la crise économique et la manière dont l’inflation crée un fort mécontentement social dans un contexte géopolitique européen toujours plus militarisé (cf. l’exemple de l’Allemagne) et globalement dangereux.
La question, est quelle sera la capacité du mouvement social et populaire dans ce contexte – jonché de nombreux périls mais avec quelques opportunités – pour réactiver et défendre une politique large, unitaire, combinant opposition au macronisme, anti-fascisme, anti-racisme, féminisme et perspective de transition écologique radicale. Ces dernières années, nous avons connu des combats de classes centraux en France, notamment autour de la réforme de la loi sur le travail en 2016, avec des grèves et des batailles importantes. Mais il est aussi nécessaire de réfléchir sur les limites des possibilités des grandes centrales syndicales à conduire ces conflits grévistes et de classe, sur la crise de l’engament syndical des salarié.e.s. Nous avons vu un secteur de la jeunesse adhérer à des perspectives de désobéissance civile autour des thèmes de l’écologie et des « zones à défendre » (ZAD), par exemple à Notre-Dame-des- Landes, une jeunesse politisée qui se mobilise sur le thème de la crise climatique capitaliste de manière radicale et autonome, avec Extinction Rebellion par exemple. Il faut aussi rappeler évidemment la mobilisation collective des « gilets jaunes », qui fut la grande surprise de ces dernières années, où apparut un nouvel acteur populaire – peu « encadré » par les organisations traditionnelles (politiques ou syndicales) – a infligé une première défaite au macronisme, l’a fait plier et obligé à injecter plus de 10 milliards d’euros en faveur des secteurs les plus pauvres, malgré la violence de la répression étatique et le mépris de classe des « grands médias ». Un aspect intéressant, c’est de voir que maintenant, avec l’élection législative et la formation de la NUPES, des figures du mouvement social ont été élues député-e-s : je pense à Rachel Kéké, une femme noire très combative, figure d’une grève importante menée dans les hôtels parisiens. Nous pouvons aussi citer l’élection d’un syndicaliste et ex-« gilet jaune » toulousain, Christophe Bex, ou une autre figure comme Aurélie Trouvé, venue du mouvement altermondialiste, élue députée dans les quartiers populaires de Paris. L’obtention de ces sièges est hautement positive, à condition que leurs titulaires ne se laissent pas enjôler par la forte pression et les logiques institutionnelles et médiatiques du Palais Bourbon… Ce ne sera pas une tâche facile. Le défi passe par la création d’un pont entre le social et le politique, entre les mouvements populaires et le cadre institutionnel, non en termes de cooptation-modération à partir de l’institution étatique, mais bien plus d’accentuation-rupture « par en bas ». Ce pont doit être dynamisé en conservant toujours l’autonomie du mouvement populaire. Car il ne faut pas alimenter d’illusions sur l’ampleur d’une « révolution par les urnes », même s’il est juste de penser l’Etat et les institutions comme un champ traversé de tendances contradictoires, où il est possible d’intervenir. A terme, ce qu’il faut construire continue d’être l’auto-organisation des luttes, des outils « par en bas » et des formes de pouvoir populaire démocratique, clairement en rupture avec l’Etat capitaliste, colonial et militariste français. Quelque chose qui apparaît, sous de nombreux aspects, très éloigné de la volonté des dirigeants de l’actuelle NUPES…
Une autre question est de savoir si des initiatives comme le Parlement de l’Union populaire construit par la France insoumise durant la campagne, une structure qui rassemble des syndicalistes, des militant-e-s associatif-ves, des intellectuel-le-s et des artistes pourrait se transformer en outil de mobilisation ou de réflexion stratégique à partir de septembre 2022. Pour le moment, un mouvement comme la FI n’a pas de colonne vertébrale nationale, de présence organique dans les quartiers, ni même d’espaces de débats démocratiques, ce qui fait que toutes les décisions se prennent autour de Mélenchon et de ses capitaines, un autre problème frappant. Sans instances nationales démocratiques, avec sa formation « gazeuse », la France insoumise est avant tout une machine électorale et parlementaire ultraverticaliste, sans corps ni jambes.
Pour penser les responsabilités des organisations et des militant-e-s anticapitalistes face à ce nouveau scénario, il faut évidemment réfléchir à partir du nouveau scénario et notamment du nouvel espace occupé par la NUPES : c’est un événement central qui polarise aujourd’hui grande partie de la discussion au sein des gauches. Et ce fut le mérite de Mélenchon et de la FI de faire bouger l’échiquier. Une position sectaire peut faire penser qu’il s’agirait, d’une simple reformulation de la « gauche plurielle » des années 2000 ou d’une pure tentative vouée à l’échec comme Syriza [Grèce] ou Podemos [Etat espagnol], et donc qui ne nous concerne pas. Ce n’est pas ma position. Premièrement, si la NUPES peut d’une manière générale être qualifié comme une coalition « néo-réformiste » qui a pour centre une orientation démocratique et écologiste post-néolibérale, il faut rappeler, comme je l’ai déjà mentionné, qu’elle est traversée par de nombreuses contradictions et tiraillements. En premier lieu, par la présence du PS, qui reste un parti de l’ordre bourgeois, malgré son nouveau discours « gauchiste » ou encore si l’on voit qu’elle est la politique de gestion social-libérale que mènent nombre d’élus de la coalition (du PS, de EELV ou du PC) au niveau municipal ou régional, certains avec une politique y compris anti-migrants ou austéritaire. D’autre part, il faut prendre en compte le fait que la FI a eu la capacité de développer un discours de claire rupture avec le néo-libéralisme (dont plusieurs mesures sont d’ailleurs impossibles à appliquer dans le cadre du système actuel, à commencer par la planification écologique). Cet outil a de nombreux problèmes (l’un d’entre eux, c’est sa vision internationale ou son rapport à l’Etat et aux institutions), mais il a la valeur d’exister en polarisant tout le champ politique. La FI a un impact de masse bien au-delà du Parlement, il faut débattre de manière fraternelle avec ses militant-e-s, et plus largement chercher à organiser toutes et tous celles et ceux qui ont pu se reconnaitre dans le vote Mélenchon.
Dans ce contexte, le NPA n’a pas pu entrer dans la coalition, bien qu’ayant démontré être disposé à discuter de manière ouverte et à tenter de pousser à la création d’un front unitaire social et électoral postnéolibéral. Cela n’a pas été possible, notamment en raison de la présence du PS dans la coalition, comme je l’ai dit. Néanmoins, l’organisation a appuyé un grand nombre de candidat-e-s de la NUPES dans la majorité des circonscriptions. Par exemple, à Paris, des personnes, comme Danielle Simonnet, Rachel Kéké ou Aurélie Trouvé. Au niveau national, ce fut une option publique du NPA, assumée pour défendre une perspective unitaire non sectaire, sans cacher les différences stratégiques avec la NUPES. Dans cet espace, il faut pousser, débattre, radicaliser les positions et défendre la création d’un front unique anti-néolibéral et anti-fasciste, sans laisser de côté la nécessité de recomposer avec d’autres forces, collectifs et groupes une organisation indépendante, clairement anticapitaliste, antiraciste, féministe et écosocialiste. Une organisation ou un front d’organisations qui puisse – au plan tactique – se proposer d’intégrer, selon le cycle de conflits sociaux qui s’ouvre, des coalitions unitaires sociales et/ou électorales avec la NUPES de manière transparente et loyale, dialoguer avec ses membres, mais qui conserve clairement ses propres perspectives stratégiques de rupture radicale avec le système (et son appareil d’Etat), une organisation qui dialogue aussi avec les autres espaces des gauches radicales (libertaire, trotskyste, decoloniale, écologistes), mettant centralement l’accent sur les mouvements populaires, les syndicats lutte de classe, les travailleur-euse-s mobilisés, les féminismes, la jeunesse des quartiers et les migrant-e-s. Nous avons la tâche de continuer à défendre la nécessité stratégique de construire une force éco-socialiste « de masse » en France, qui discute à la fois l’électoralisme et le « réformisme sans réformes » (structurelles) d’une grande partie des gauches institutionnelles et, d’autre part, le sectarisme mortifère d’un pan entier des gauches révolutionnaires. Justement parce qu’il n’y aura pas d’alternative possible si nous ne tirons pas les leçons – de part et d’autre – du gouvernement de Tsipras en Grèce, de l’évolution de Podemos et de son incorporation à un gouvernement du PSOE [Partido socialista obrero español] dans l’Etat espagnol, de la quasi-disparition d’une gauche réelle en Italie ou encore des limites des expériences des divers gouvernements « progressistes » en Amérique latine. En ce sens, il s’agit aussi de développer des pratiques militantes communes organisées, territoriales, « à la racine » avec les secteurs populaires qui se sont mobilisées ou politisés dans le sillage des dernières séquences politiques et sociales, mais aussi au plan local de s’engager avec les militant.e.s pour mener des campagnes unitaires. Le défi est gigantesque : l’échec évident du projet initial du NPA doit aussi faire l’objet de bilans sérieusement (auto)critiques pour pouvoir en projeter d’autres, plus adaptés au nouveau cycle de la lutte des classes que vivent la France et l’Europe dans un contexte extrêmement dangereux de basculement écologique dramatique et de menaces de guerre nucléaire. L’urgence immédiate dans un tel contexte, j’insiste là-dessus, c’est de penser comment créer des fronts larges pour faire reculer ce monstre qui grandit toujours plus : la possibilité du fascisme.
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Propos recueillis par Martín Mosquera. Cet entretien a d’abord été publié par Jacobin América Latina.
Traduction du castillan par Hans Peter Renk – révision par Alex Guérin.
Note
[1] Le nom de la coalition macronienne relève d’ailleurs du « plagiat » à l’encontre du mouvement Ensemble !, l’une des organisations de la gauche radicale en France.