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"Variations sur le mythe de Sisyphe" par Alain Accardo
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
"Variations sur le mythe de Sisyphe" par Alain Accardo (qg.media)
Où trouver encore la force d’aller contre les courants dominants dans un monde entièrement dominé par les forces déchaînées de l’argent et du divertissement? Où chercher l’envie de se battre pour des buts supérieurs, de prendre des risques, et même pour certains, d’arriver à vivre tout simplement? Entre abaissement des idéaux et perspectives de fin du monde climatique, Alain Accardo livre une réflexion philosophique magistrale sur la situation existentielle qui est la nôtre. À lire en exclusivité sur QG
-« Non, m’a rétorqué mon ami Bergeret, à qui je venais de poser cette question décisive : « pourquoi donc, dans ces conditions, ne mettez-vous pas fin à vos jours ? »
-« Et pourquoi devrais-je le faire, puisque je n’en ressens pas la nécessité ?
-« Parce que vous n’avez plus aucune raison de vivre, si j’ai bien suivi votre convaincante démonstration que rien en ce monde dévoyé ne mérite qu’on lève le petit doigt pour le défendre.
-« Rien en tout cas de ce qui subsiste autour de moi n’a fait la preuve de son absolue nécessité. Au demeurant, je ne crois pas qu’on ait jamais vu beaucoup de gens décider froidement de mettre fin à leurs jours au terme d’un calcul rationnel sur les coûts et avantages de leur existence. Quoi qu’il en soit, détrompez-vous, il me reste une raison de vivre, la meilleure, la plus forte de toutes les raisons : c’est que je suis encore vivant et qu’un être vivant, sauf circonstances très particulières, qui ne sont pas la règle mais l’exception, ne cherche pas à s’ôter la vie délibérément. La plus grande force de la vie, c’est de tendre par tous les moyens à se maintenir, à se prolonger envers et contre tout. Persévérer dans son être comme disent les spinozistes.
-« Y compris envers et contre le sentiment de l’irrémédiable absurdité de l’existence, l’absurdité d’être né, d’être au monde et de croire qu’on a quelque chose à y faire ?
-« Je dirais même surtout contre ce sentiment-là !
-« De la même prémisse que vous, certains, comme Camus, ont tiré la conclusion opposée et se sont efforcés de dire et de faire quelque chose de leur existence…
-« Quoi donc, de la littérature, de la science, de l’art… ah ! l’art… Quel miroir aux alouettes ! Quel mirage ! En bon miraculé scolaire des humanités classiques, Camus n’a posé la question de l’absurde que pour y répondre en esthète, par l’apologie de la beauté des corps et du plaisir des sens, comme si cette réponse, si prometteuse fût-elle, était à la hauteur de la question posée. D’ailleurs il a bien senti la disparate. La question et la réponse sont sans commune mesure. Comment pourrait-on se satisfaire d’opposer au sentiment de l’absurde le bonheur de se baigner dans le bleu ensoleillé d’une plage méditerranéenne, de jouer au football, de rêver au milieu des ruines de Tipasa, ou d’enlacer une belle partenaire ? Camus était trop fin pour ne pas s’aviser du dérisoire philosophique d’une telle réponse. Réponse dont, je le reconnais, pourraient s’accommoder nombre d’amateurs. Autant soigner un cancer avec de l’aspirine. Aussi se dépêche-t-il de puiser dans le réservoir d’apologues de la mythologie gréco-latine qui, avec les récits de la Bible, reste pour la philosophie occidentale l’inépuisable répertoire de réponses métaphoriques à toutes les questions existentielles. Il faut faire comme Sisyphe, dit Camus, continuer à rouler obstinément sa pierre vers le sommet en sachant qu’elle retombera dès qu’on l’aura atteint et qu’il faudra recommencer, indéfiniment.
Archive d’Albert Camus, Bibliothèque nationale de Buenos Aires. Photo: Ministère de la Culture argentin
-« Le symbole n’est-il pas admirable ?
-« Et d’autant plus trompeur.
-« En quoi ?
-« Eh bien, la démarche de Camus fait un peu songer à celle de Descartes dans le Discours ; celui-ci aussi cherche un point fixe, à partir de quoi reconstruire tout l’édifice. Mais Descartes, qui est un philosophe d’une autre envergure, trouve immédiatement son point fixe dans la démarche même qu’il vient d’adopter : le doute méthodique. Même si je doute de tout, il n’en reste pas moins qu’il y a quelque chose qui doute. Si je doute, et même si je doute que je doute, c’est que je suis à tout le moins une chose capable d’effectuer cet acte de l’esprit qui consiste à douter de tout. Ma pensée n’est plus qu’un doute. Dès lors je tiens mon point fixe. Celui-ci m’est donné directement, dans l’acte inaugural même de ma pensée. Pas besoin d’aller voir ailleurs, de faire un détour pour mettre le doigt sur la seule et unique certitude dont je dispose : si je doute, de tout, aussi radicalement que l’on voudra, c’est donc que je suis un être pensant dont la pensée est soumise à des principes et des règles, une certaine façon d’avancer sur le chemin de la raison, une méthode. Celle-ci consiste à aller pas à pas, d’équivalence en équivalence, d’évidence en évidence, sans rien retrancher ni ajouter frauduleusement d’une équation à la suivante. C’est ainsi que Descartes a pu faire du Cogito la clé de voûte de sa cathédrale philosophique, sans faire violence à la Raison, mais en se conformant à ses exigences.
-« C’est ce que fait aussi Camus, me semble-t-il, avec le sentiment de l’absurde, dont il fait son point de départ ontologique.
-« Pas vraiment, non. Vous vous serez laissé prendre au chatoiement de la rhétorique camusienne. Camus, comme la plupart des jeunes gens des familles populaires méditerranéennes immigrées ou indigènes, en Algérie coloniale, était un garçon plus soucieux de style que de rigueur logique et plutôt porté à s’en tenir aux apparences des choses, pourvu qu’elles fussent la préfiguration, ou le souvenir, d’un plaisir ou d’un bonheur sensible et donc qu’il fût loisible d’y trouver un sujet de tchatche, c’est-à-dire matière à impressionner affectivement son auditoire, à « lui en mettre plein la vue » et à le faire saliver. Camus est un conteur sous la tente, un aède dans l’atrium, un metteur en scène, beaucoup plus qu’un philosophe.
De son excursion philosophique en Absurdie, que ramène-t-il ? Une intuition, le sentiment – car l’absurde est un sentiment bien plutôt qu’un concept – le sentiment donc que tout est absurde, c’est-à-dire sans raison d’être, sans nécessité, dépourvu de sens. Bon, soit, admettons qu’avec le sentiment de l’absurde, on tienne l’équivalent du doute cartésien radical, la première marche du grand parvis de la cathédrale à rebâtir. Alors que pour Descartes, qui a tout « révoqué en doute », il n’y a plus rien sur quoi s’appuyer, sauf la certitude que je suis un esprit qui doute, constat irréductible et absolu, que je ne puis récuser sans le confirmer par là-même, pour Camus l’absurdité du monde est un faux point de départ qu’il ne peut poser qu’à condition de faire un pas de côté et donc de l’esquiver. Un point de départ de cette sorte est étranger à une sensibilité proprement méditerranéenne qui ne peut que le concevoir intellectuellement, de façon tout abstraite, sans pouvoir l’intégrer jusqu’à la moelle. La moelle méditerranéenne, comme dans toutes les populations bénies des dieux, n’est spontanément sensible qu’à la douceur de vivre, à la beauté des êtres et des choses et ne sait que fantasmer là-dessus, en composant des carpe diem. C’est pourquoi Camus, à peine a-t-il emprunté à sa culture livresque classique la notion de l’absurde, qu’il se dépêche de s’en débarrasser.
Il affirme en effet sans transition, sans démonstration, en faisant lui-même, subrepticement, un saut comme celui qu’il reproche aux autres penseurs de la condition humaine (ce « saut » consistant à réintroduire une forme ou une autre de transcendance), bref, il nous exhibe une sorte d’axiomatique de l’absurde, directement tombée du ciel des idées innées et déclarant, en substance, que puisque nous sommes voués à l’absurde, la seule décision digne du genre humain, c’est de regarder bravement cette vérité en face et de continuer à rouler sa pierre inlassablement, comme fait Sisyphe, sans tomber dans le panneau des missions, des rédemptions et autres croyances consolantes. Il pousse même la provocation jusqu’à nous dire que comme Sisyphe, nous devrions nous sentir « heureux », puisqu’au fond, l’absurde redonnerait continûment du sens à la recherche d’un sens.
Mais pourquoi faudrait-il que je me sente heureux d’avoir fait naufrage et d’être condamné pour cela aux travaux forcés à perpétuité ? Au nom de quoi ? On voit bien là que la philosophie de Camus relève de ce qu’on pourrait appeler un jeu de langage, une sorte de script où la question et sa réponse sont connues d’avance, comme une figure imposée à toute pensée par la tradition culturelle humaniste où elle s’inscrit. Pour tomber d’accord avec Camus, il faut avoir au préalable intériorisé avec la culture maternelle cette conviction chère aux peuples méditerranéens monothéistes, à travers les religions du Livre, qu’aucune créature humaine ne peut sans tomber dans l’apostasie, contester, et moins encore récuser, les conditions de sa création. La morale humaniste rationaliste a ensuite intégré, en le laïcisant, cet héritage religieux dont la déclinaison va du sentiment un peu terrifiant du sacré que la conscience occidentale garde pour ses croyances fondatrices, relatives aux droits de la personne humaine, jusqu’à cette vision touchante et parfois un peu godiche que le scoutisme cherchait à inculquer à la jeunesse du XXe siècle avec ses belles chansons harmonisées par César Geoffray ou Francine Cockenpot, à la gloire de la vie qui commence et du jour nouveau qui se lève, Ô ma belle aurore !
De ce point de vue, Camus me semble s’inscrire dans une thématique « Que-la-vie-est-belle ! », qui irait des mélopées modulées sous les tentes des pasteurs de Mésopotamie, aux ballades égrenées par les campeurs hippies de l’île de Wight. C’est très exactement cette vision implicite et rassurante du monde, ce sentiment juvénile de la vie donnée par le Créateur, frayant son chemin malgré les traverses, qui ont été couronnés par le prix Nobel de littérature décerné à Camus, ce « chrétien à qui la grâce a manqué ». Soit dit en passant, cette insigne honneur ne lui aurait certainement pas été décerné si au lieu de la révolte morale individuelle, il avait prêché la révolution sociale.
-« Je vous accorde que cette résurgence soudaine de la morale humaniste laïque qui refait surface après le grand engloutissement par l’absurde, a de quoi surprendre. Pourquoi en effet cela serait-il plus digne, plus héroïque, d’où sortent ces devoirs, ces normes, ces préférences, ces différences de valeur qui nous commanderaient de faire ceci plutôt que cela, de telle façon plutôt que de telle autre. C’est donc qu’il subsistait des principes éthiques ou autres et donc des possibilités de choix qui auront échappé au naufrage généralisé de l’absurdité du monde. D’où sort cette hypothèse ? Qui a décrété cela ? Je crains qu’il n’y ait là un de ces embrouillaminis dont la littérature romanesque ou dramatique est coutumière parce que ses auteurs savent qu’ils bénéficient de licences et de tolérances qu’on accorde moins volontiers à des philosophes, tenus à plus de rigueur.
Mais revenons, si vous le voulez bien, à notre propos initial. Si intéressante soit-elle, la confrontation entre la démarche de Descartes et celle de Camus, m’intéresse moins que votre démarche personnelle qui consiste à tirer d’un constat identique (celui de l’absurde) de tout autres conséquences que celles de Camus. Expliquez-moi, à quoi bon vivre si on ne voit aucune raison de continuer ?
-« Il me semble vous avoir déjà répondu que j’ai pour cela la meilleure des raisons : comme tous les vivants je me sens porté par un irrépressible désir de vivre, tel le « pauvre bûcheron tout couvert de ramée » dont parle le fabuliste. Vivre encore, c’est la folle espérance que Dostoïevski prêtait à un homme condamné à rester jusqu’à la fin de ses jours sur une minuscule plateforme entourée d’un abîme vertigineux. Même dans les pires conditions d’existence, un être humain préférera en général vivre à mourir. « Vivre et seulement vivre », comme dit Karamazov. Que voulez-vous opposer à cela ? On ne peut aller contre des propriétés anthropologiques, sauf si on est mentalement hors de ses gonds.
J’ai beau être désespéré, le plaisir d’être vivant est plus fort que mon désespoir. Tout ce qui vit a plaisir à vivre, même si c’est parfois un plaisir douloureux. Il n’y a pas à discuter un tel sentiment, c’est comme ça, une donnée immédiate de l’expérience. Pour un vivant, vivre est une fin en soi, l’accomplissement par excellence.
-« Mais en n’explicitant pas votre absence de raisons, vous autorisez ceux qui ne vous connaissent pas à vous prêter des raisons qui ne sont pas les vôtres. Ça ne vous dérange pas ? Même si elles sont odieuses ?
« Ne rien faire, ou se défiler, c’est encore une façon de s’adapter à ce qui se passe »
-« Cela peut se produire, mais bon, il faut alors remettre les pendules à l’heure, c’est une des obligations de la vie en société.
-« C’est donc que vous tenez à votre existence sociale, vous y attachez un certain prix ? Il y aurait donc des choses qui valent la peine d’être vécues ?
-« Ce n’est pas moi qui vous dirai le contraire. Je suis attaché à mon existence sociale autant qu’un humain peut l’être, autant qu’un oiseau l’est à son existence aérienne ou autant qu’un poisson l’est à son existence aquatique. Ce n’est pas moi qui ai inventé l’espèce humaine ni l’existence sociale qui la caractérise. Je ne peux que me plier aux communes nécessités qui conditionnent la poursuite de mon existence. Je me garde toutefois de sombrer dans les illusions du divertissement, qui consisteraient à croire a priori que je suis important, utile, indispensable, que je sais quelque chose, que je vais quelque part, que j’ai quelque chose à faire, que je suis envoyé, que je suis attendu et autres billevesées.
-« J’avoue avoir du mal à comprendre quelle est la clé de ce mélange surprenant, et apparemment indissociable d’intérêt et d’indifférence aux choses de ce monde, qui vous caractérise. Je vous ai vu, et entendu, cent fois déjà, prendre parti, et avec quelle vigueur, dans les affaires publiques et privées qui agitent vos semblables. Comment conciliez-vous ces soucis, ces intérêts, ces passions et ces adhésions qui sont le tissu de la vie quotidienne, avec l’idée philosophique générale que toutes ces prises de parti sont absurdes, que tout ce remue-ménage est contingent, dépourvu de raison d’être objective, que tout ça et rien, ça revient au même.
-« Vous cherchez une clé pour ouvrir ma conscience, dites-vous. Mais cette clé, vous l’avez déjà en poche, c’est la même que vous utilisez pour les autres consciences. Nous sommes tous faits à quelques minuscules détails près sur le même modèle et selon les mêmes règles fondamentales de fonctionnement. Il y a toutefois un fait que vous ne semblez pas avoir pleinement appréhendé et qui reste un peu flou dans votre esprit. Ce fait est le suivant : toutes les aliénations auxquelles nous soumet notre humaine condition ne nous font pas souffrir au même degré. Certaines, même, ne nous font pas souffrir du tout, parce que nous y sommes tellement accoutumés que nous ne les ressentons pas comme des privations ou des obstacles. Je pense à toutes les aliénations génériques liées à notre appartenance à un genre déterminé d’être vivant : par exemple celle d’être un mammifère. Je ne crois pas qu’il y ait eu un seul humain pour se plaindre sérieusement de ne pouvoir vivre sous l’eau comme un poisson ou sous terre comme un ver. Comme le remarquait plaisamment Pascal, alors que tout le monde se plaindrait de perdre un œil, personne ne se plaint de n’avoir qu’une seule bouche. Non, les aliénations qui nous font le plus souffrir sont celles qui sont liées à nos propriétés spécifiques c’est-à-dire, plus précisément, à notre appartenance à l’espèce Homo Sapiens. Cette espèce étant inséparablement biologique et sociale, nous devons nous accommoder non seulement de nos limitations anatomo-physiologiques naturelles, mais encore (et c’est plus difficile), de l’usage normatif que peut en faire notre environnement social en utilisant ces propriétés (telles que la couleur, la taille, le poids, l’âge, l’origine ethnique, etc., comme des critères de valeur de la personne, des marqueurs de supériorité ou d’infériorité ouvrant ou refusant l’accès à certains droits et statuts.
Vous rappeliez il y a un instant que j’ai souvent pris parti dans les affaires du monde. C’est vrai, mais il importe de préciser que dès que j’ai été en mesure de réfléchir par moi-même, je n’ai jamais accordé d’intérêt ni apporté mon concours qu’à des revendications universelles ou universalisables, ou en tout cas, que je tenais pour telles. Je suis sensible aux injustices, celles qui frappent les autres plus encore peut-être que celles qu’il m’arrive de subir moi-même. Je supporte mal le spectacle de la souffrance humaine et je hais ceux qui infligent délibérément de la souffrance aux autres, surtout si c’est pour en tirer profit. N’y eût-il jamais eu dans le monde que des gens attentifs à ne pas causer de dommages matériels ni de préjudice moral à leurs voisins, en abusant sciemment de leur supériorité ou de leur impunité, que vous n’auriez pas souvent eu l’occasion de me voir prendre parti pour une cause ou une autre. Il y a chez moi, comme chez beaucoup d’autres, un juste qui préférerait continuer à sommeiller et qui se voit contraint de jouer les redresseurs de tort, car le sens de la justice est, chez des animaux doués de raison, une des choses les mieux partagées.
-« Mais si tout est également dépourvu de sens et de valeur, en quoi cela vous dérange-t-il qu’il y ait des inégalités sociales par exemple, que des gens vivent comme des privilégiés en toutes choses et d’autres comme des réprouvés et des opprimés ?
-« Votre question revient plus précisément à demander :
a) pourquoi, face à l’état du monde, faudrait-il faire quelque chose plutôt que rien ? et
b) si on décide de faire quelque chose, en vertu de quels critères doit-on agir ?
« Le dérèglement climatique, qui n’est que la conséquence ultime, visible et irréversible des dégâts causés par l’exploitation capitaliste forcenée de la planète et de ses habitants »
Je vais essayer de formuler ma réponse.
Répondre à la première question est simple, dans son principe. Si je suis amené à agir, c’est parce que je ne peux faire autrement. En tout état de cause, il y a toujours quelque chose à faire, un parti à prendre, un choix à assumer. D’ailleurs, je dois garder à l’esprit qu’il est toujours trop tard pour me poser la question de savoir si je dois agir ou non. Je suis déjà « embarqué », même si c’est à mon insu, par le jeu des solidarités multiples qui nous lient les uns aux autres et qui font que sans rien faire délibérément, nous apportons, par défaut, notre contribution à l’ordre des choses, au train des événements, même si nous préférons les ignorer. « Ne rien faire », ou se défiler, c’est encore une façon de s’adapter à ce qui se passe. C’est une platitude de le rappeler, mais éminemment utile.
Ne perdons pas de vue qu’en tant qu’êtres vivants, et pensants de surcroît, nous sommes faits pour l’action, pour donner des réponses aux stimulations de toutes sortes provenant de notre environnement. Nous sommes tenus, contraints, sommés d’agir, que cela nous plaise ou non.
Alors se pose la seconde question, celle des critères de notre choix. (En réalité les deux questions se posent simultanément, quand on réfléchit à un problème ; mais je les dissocie pour la clarté).
Cette question des critères de l’action est généralement rendue plus compliquée par nos appartenances idéologiques, nos adhésions philosophiques et religieuses en particulier, c’est-à-dire par toutes ces croyances auxquelles nous sommes d’autant plus passionnément attachés qu’elles donnent davantage de sens à nos existences, au point de devenir parfois la source principale de nos difficultés à choisir. La multiplicité des critères à prendre en compte tend à transformer la moindre décision relative à un choix existentiel, en un pari angoissant sur l’avenir.
Bien qu’il n’y ait pas de solution idéale à cette difficulté liée à la pluralité des intérêts et par là à la diffraction des esprits et aux contradictions des mentalités, on peut néanmoins proposer une démarche qui, sans être originale, a le mérite d’atténuer l’obstacle.
-« Je présume que vous pensez à la méthode de la discussion démocratique, celle qui fait « jaillir la lumière » du choc des idées, etc…
-« Pas du tout. S’il était possible d’instaurer une discussion authentiquement démocratique, sans mauvaise foi d’aucune sorte, sur quelque sujet important que ce soit, j’en serais effectivement un partisan résolu. Hélas, je suis de ceux que l’expérience déjà assez longue que nous avons de la démocratie, a rendus plus que sceptiques sur la possibilité non pas seulement d’instaurer un régime pleinement démocratique dans un Etat donné, mais même d’organiser un débat vraiment démocratique sur un sujet limité entre un nombre restreint d’interlocuteurs. Les discussions dites démocratiques sont généralement biaisées par tant de facteurs impondérables que les interlocuteurs ne peuvent en prendre totalement conscience. C’est vrai même dans les assemblées scientifiques, en dépit de tous les garde-fous méthodologiques, alors ailleurs, vous imaginez ..!
Non, finalement, il m’est apparu à l’expérience que la question du choix des critères était beaucoup moins compliquée qu’il n’y paraît. Car enfin, quoi que nous fassions, quelles que soient la nature et les motivations de nos actes, ils ont immanquablement pour effet de nous procurer personnellement un degré très variable de satisfaction soit sur le plan émotionnel soit sur le plan intellectuel, soit sur les deux à la fois, c’est-à-dire par rapport aux deux principaux capteurs dont nous disposons pour appréhender la réalité. Le raisonnement et le sentiment sont les deux registres capables de nous renseigner, bien ou mal, sur la situation dans laquelle nous nous trouvons et donc d’y répondre.
Bien sûr, ni l’intelligence logique et rationnelle qui gouverne notre activité cognitive, ni la sensibilité qui gouverne notre vie affective, n’opèrent à l’état natif, purement naturel. Il s’agit toujours d’une appréhension éduquée par l’expérience et culturellement conditionnée, de la réalité. Mais peu importe. En l’occurrence, ce qui importe c’est que la raison, comme le cœur, lorsque nous les sollicitons pour agir, nous donnent spontanément des réponses qui nous causent du plaisir ou de la souffrance, et par conséquent peuvent nous servir efficacement de repères dans le choix des critères d’action. En simplifiant à l’extrême, je dirais que si la représentation de l’action que j’envisage d’accomplir me procure des sentiments négatifs (tristesse, peur, honte, etc.), c’est que l’action projetée n’est pas franchement bonne au regard de l’intelligence et de la morale, et que si je peux m’en abstenir, ou trouver mieux, cela serait préférable. En particulier quand j’ai le sentiment que cette action peut nuire à mes semblables.
Assurément la recette, trop approximative, n’est pas infaillible. Loin s’en faut. Mais elle peut aider à limiter les dégâts. Au fond, au terme d’une longue réflexion et d’une longue pratique de la bonne et de la mauvaise action, l’être humain qui s’efforce d’être de bonne foi, ne peut qu’en arriver, comme St Augustin, au constat qu’il n’y a qu’une seule règle qui vaille : « Ama et fac quod vis ». La devise est belle, certes, encore convient-il de ne pas l’interpréter comme une licence de faire n’importe quoi, mais comme une incitation à se livrer sans retenue à la bienveillance spontanée que nous pouvons ressentir pour nos semblables et qui est le seul ressort capable de nous faire préférer le plaisir de faire plaisir à autrui à toute autre motivation. Ce ressort, présent en principe dans toute interaction d’un individu avec ses congénères, est fragile et aléatoire. Des conditions de vie extrêmes peuvent l’affaiblir ou le casser. On peut aussi le renforcer, le rendre plus systématiquement agissant par l’éducation, le maintien d’un climat affectif, l’exemple donné ou reçu, l’instauration d’habitudes qui « plient la machine » et nous rendent plus immédiatement désireux d’aider les autres si nous le pouvons que d’entrer en conflit avec eux. C’est plus agréable pour tout le monde et chacun-e en tire plaisir et avantage comme les membres d’une famille où on s’entend bien et où on s’entraide. Ce surcroît de plaisir que procure à qui s’y installe, une culture de l’amitié sous toutes ses formes, devrait suffire à faire préférer l’action bienveillante à l’action malveillante et l’attitude accueillante à la manifestation de l’hostilité. Mais il y a bien sûr d’autres intérêts qui jouent… et dont la persistance et la violence viennent contrecarrer tout projet de concorde universelle et définitive. Mais si le succès n’est pas garanti, du moins est-ce cette direction que nous devons privilégier si nous choisissons de vivre en « civilisé(s) » plutôt qu’en primitif(s) ou en barbare(s).
-« Votre théorie morale en vaut une autre, et même mieux que beaucoup d’autres…
-« Mais ?…
-« Mais il lui manque la dimension qui donnait son sérieux à la théologie d’Augustin : la confession chrétienne. Le commandement de bienveillance universelle n’a de sens que parce qu’il émane d’un Créateur tout-puissant aimant également toutes ses créatures et faisant défense de leur vouloir délibérément du mal (« …comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »). Sinon, pourquoi diable – si j’ose dire – faudrait-il que je fasse le moindre effort pour tenir compte d’autrui ? Et surtout pourquoi devrais-je me priver de cette gratification inestimable, cet ajout à mon bonheur que constitue le malheur d’autrui et spécialement de mes ennemis ?
« Le chemin de la concurrence exacerbée et généralisée qui, de nos jours, commence à la maternelle, se poursuit sur les stades olympiques, pour finir au tombeau. »
-« Ce que vous dites là est indécent, vous le savez.
-« Oui, indécent comme toute observation censurée par la morale puérile et honnête. Ce qui n’empêche pas que cela soit vrai et que chacun le sache par expérience. Se réjouir du malheur individuel ou collectif d’autrui est chose courante et contribue fortement à donner de la saveur aux événements. Et ce n’est pas médire que de le reconnaître.
-« Nous sommes donc méchants naturellement, et hypocrites par-dessus le marché !
-« La belle découverte que voilà, je suis sûr que vos observations et vos lectures vous l’ont appris depuis longtemps.
-« Assurément, mais à quoi bon instruire en permanence le procès du genre humain ? Serait-ce parce qu’il n’a que trop d’avocats aussi complaisants qu’intéressés, qui sous couvert de plaider pour leurs semblables ne visent qu’à défendre leur propre chapelle ?
-« Pour une part, oui. Mais ma réticence à me faire le procureur de mes semblables provient davantage de ma crainte que les griefs que je formule soient entendus comme la dénonciation de propriétés inhérentes à je ne sais quelle essence humaine, inscrites imparablement « dans l’ADN » de chacun, pour parler comme les médias, plutôt que comme description sociologique, ou anthropologique, de propriétés sociales d’origine structurelle. Je crois en effet que plutôt qu’une haine d’autrui qui vicierait « naturellement » le genre humain depuis la faute originelle et dresserait à jamais Caïn contre Abel, c’est plus vraisemblablement, si on s’en tient au récit de la Genèse, l’inexplicable et injuste mépris de Dieu (de la société, si vous préférez un terme plus moderne) qui décide, en toute partialité, d’accepter les offrandes du berger Abel et de dédaigner celles du laboureur Caïn, qui est à l’origine de ce qu’il faut bien considérer comme une manifestation de racisme social et comme un drame de la jalousie. Si j’osais, je dirais qu’on a là la première grande protestation d’un juste contre l’arbitraire et le caprice des puissants. Les deux frères fussent-ils parvenus à un accord honnête de partage et de gestion collective de l’ensemble de leurs biens, leurs rapports n’auraient pas dégénéré. Ils auraient inventé la première coopérative agricole et auraient vécu en paix.
C’est dire que pour vouloir du mal à son prochain, il faut y avoir un intérêt, matériel et plus encore symbolique. Cela dit, permettez-moi d’ajouter que je comprends très bien, si je le déplore, que l’exploitation immémoriale de l’homme par l’homme, les rapports de domination fondés sur l’appropriation privée par les uns au détriment des autres, à force de se consolider, s’institutionnaliser, se sacraliser, aient pu s’invétérer et passer à la longue pour des dispositions naturelles et innées. L’homme n’est ni bon, ni méchant naturellement. On peut là-dessus renvoyer dos à dos Rousseau et Hobbes qui ont prêté à « la Nature » des intentions qu’elle ne pouvait avoir. Les humains sont ce que les circonstances et les milieux leur commandent ou les autorisent à être. Et comme les structures objectives fondamentales sont aussi vieilles que le monde post-néolithique, elles s’intériorisent dans la subjectivité personnelle sous forme de « vertus » et de « vices » qui font croire à l’existence d’une nature préexistante immuable. S’il était possible de supprimer, par d’autres règles du jeu, le climat permanent de concurrence à outrance entre les gens, leurs rapports seraient tout différents. Hélas, les peuples n’ont pas pris ce chemin-là, mais le chemin opposé, celui de la concurrence exacerbée et généralisée qui, de nos jours, commence à la maternelle, se poursuit sur les stades olympiques, pour finir au tombeau et qui bien sûr, se prête à toutes les impostures, tous les maquillages et toutes les mises en scène, qu’il s’agisse de concurrence économique, sportive ou autre.
Mais je veux bien admettre que, naturelle ou pas, la tendance à se réjouir du malheur des autres est odieuse. Quoiqu’elle procure aussi, à l’occasion, bien des satisfactions.
-« L’une des principales satisfactions ne serait-elle pas que tout conflit, toute guerre, tout désordre, vient donner un regain d’intérêt à une existence quotidienne devenue trop routinière, encadrée, prévisible et monotone.
-« L’attrait de la nouveauté, et le goût du divertissement, sont certainement pour beaucoup dans la propension à l’affrontement. Mais je persiste à penser, sur la foi des témoignages qui affluent de toutes les parties du monde, aujourd’hui pas moins qu’hier, que les inégalités scandaleuses qui se creusent toujours davantage entre les peuples ou entre les classes constituent la cause première de tous les déréglements des rapports humains. Les « déréglements climatiques » qui nous inquiètent tant aujourd’hui, ne sont évidemment pas de nature à arranger les choses, mais le premier de tous les déréglements de grande envergure qui affectent le cours de l’histoire humaine, a été et demeure le déréglement économique qui a entraîné la domination grandissante du Capital sur le Travail et la naturalisation de l’exploitation de l’homme par l’homme. Le déréglement climatique, qui n’est que la conséquence ultime, visible et irréversible des dégâts causés dans l’anthropocène par l’exploitation capitaliste forcenée de la planète et de ses habitants, n’a pas soulevé jusqu’ici de résistance sérieuse, à la mesure du mal qui sévit, de la part des populations, ni surtout de la part des peuples et des élites qui ont tiré les plus grands bénéfices du « progrès » technologique.
-« Je suppose que vous êtes parfaitement conscient que votre vision philosophique de la réalité tend à faire de vous plus qu’un marginal : un misanthrope, un ennemi du genre humain ?
-« Oui, bien sûr, mais je regrette sincèrement, au stade où je suis parvenu, qu’il n’y ait pas davantage de gens pour partager ma vision des choses. Si nous étions quelques millions capables de faire preuve d’un peu plus de radicalité, cela changerait grandement le cours du monde. Ou plutôt aurait pu changer le cours des choses, car il est désormais trop tard pour remédier vraiment aux maux qui nous rongent et nous conduisent à une fin ignominieuse de l’aventure humaine. Et quand je dis trop tard, je veux dire beaucoup trop tard. Le retard en question ne saurait se mesurer en siècles, mais bien en millénaires. Il faudrait pouvoir repartir d’une époque d’ « innocence » relative de l’Humanité, c’est-à-dire une époque antérieure à la mise en coupe réglée des biens de la Terre et à leur appropriation privée par des sociétés préfigurant la nôtre. En d’autres termes, d’une époque où les biens terrestres, pas encore perçus comme des « richesses » exploitables et appropriables par tous les moyens, et surtout pas encore transformés en marchandises par des entreprises commerciales, n’auraient pas encore allumé pour les siècles des siècles, dans l’espèce humaine, la convoitise qui n’a cessé de la consumer.
« L’invention du marché, tel fut notre véritable péché originel. »
En disant cela j’ai conscience de paraphraser ce sentiment qu’exprimait l’anthropologue Alfred Métraux sous l’appellation plaisante de « la nostalgie du néolithique » en ajoutant que « l’Humanité a peut-être eu tort d’aller au-delà » (1). C’est dire qu’un tel redémarrage de notre odyssée est proprement inconcevable. La société capitaliste mondialisée ne peut, aujourd’hui moins que jamais, servir de creuset aux sociotypes qui seraient nécessaires pour que la vie en société cesse d’être la foire d’empoigne où nous sommes enlisés, pour devenir non pas seulement celle d’un troupeau de primates mal dégrossis, mais une société vraiment humaine. L’INVENTION DU MARCHÉ, tel fut notre véritable péché originel.
-« C’est à mon tour de vous demander pourquoi, ayant perdu à ce point toute espérance, vous vous obstinez à vivre dans ce monde pestilentiel, corrompu et condamné.
-« Pardonnez-moi de me répéter, mais comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas envie de mettre fin à mes jours, bien qu’avec le grand âge, mon élan vital ait tendance à s’affaiblir toujours plus. Je suis encore porté, vaille que vaille, par mes anciennes impulsions, mes vieux désirs, mes goûts les plus inviscérés, bref par mon vieil habitus, même si, au regard de ma raison d’aujourd’hui, mon ego d’autrefois ne me paraît pas toujours hautement recommandable. Et puis, et peut-être surtout, je suis resté d’autant plus allergique à l’injustice que j’ai perdu toutes mes illusions sur la capacité des humains à se guérir de ce fléau moral. Ma haine pour tout ce qui prospère sur l’injustice et contre tous ceux qui en tirent délibérément profit au lieu de la combattre, a atteint des sommets d’où elle ne redescendra pas de si tôt. Cela dit, comme je ne suis pas totalement obtus, je suis encore capable de voir la différence entre du mal fait par système et du mal fait par accident ou par bêtise. Je sais que personne encore n’a trouvé le moyen d’éclaircir avec certitude les motivations des agents, mais c’est dans ce sens que doit travailler la conscience morale, pour choisir entre répression de la faute et suppression de ses racines.
Bien que ce genre de problématique humaniste n’ait pas tellement transformé les mœurs (sinon en renforçant l’hypocrisie ambiante), des préoccupations de cette nature, aussi longtemps que l’espèce humaine continuera à hanter la surface du globe, ne seront pas absolument dépourvues d’utilité. Et personnellement j’y trouve une raison existentielle de persévérer dans ma guérilla intellectuelle.
-« Justement, ce terme de « guérilla » que vous venez d’utiliser m’incite à vous poser une question dont j’espère que vous ne la trouverez pas déplacée : croyez-vous sérieusement que votre mode d’intervention – la guérilla individuelle et solitaire (le pamphlet, l’entretien, la chronique, et autres pauvres expédients d’intellectuel dominé) – soit à la mesure de l’ennemi que vous voulez combattre, rien de moins que l’injustice sociale sur quoi repose toute une société ? Dieu lui-même n’a pas cru pouvoir faire moins que de sacrifier son propre fils au sauvetage de l’Humanité et les humains d’aujourd’hui rechigneraient pour la plupart à y sacrifier le moindre de leurs sacro-saints privilèges !
-« Evidemment non, je ne crois pas un seul instant que ma guérilla soit suffisante, mais ai-je le choix ? Pour une foule de raisons liées à l’évolution de la société occidentale, capitaliste et profondément aliénée par son adhésion sans retenue au modèle civilisationnel américain, nous sommes désormais enfermés dans une société verrouillée, prétendûment démocratique, où en réalité la volonté des masses populaires, quand elle peut encore se manifester, ne peut causer que des changements à la marge qui laissent intacte la domination généralisée du Capital international et mettent les peuples à la merci des puissances oligarchiques qui se partagent les pouvoirs. L’analyse des principaux mécanismes de la reproduction des rapports sociaux de domination n’a cessé de s’approfondir, de Marx à Bourdieu (pour poser des repères théoriques universellement reconnus). Mais les amortisseurs institutionnels de la machine étatique comme de la société civile (Parlement, Médias, Enseignement, Sécurité sociale, Eglises, Mouvement humanitaire, etc.) ont absorbé l’essentiel des secousses et des ébranlements des luttes sociales.
En tout cas, dans les générations actuelles, on ne voit pas où se situerait le levain capable de provoquer des fermentations révolutionnaires dignes de ce nom. La grande victoire du capitalisme, c’est d’avoir, peu ou prou, transformé chaque humain en sectateur de l’Argent, et la planète entière en corbeille boursière. Les Églises chrétiennes avaient transformé, un temps, leurs fidèles en petits soldats du Christ. La Banque les a transformés en légionnaires du Capital. Et les Églises de toutes les confessions sont elles-mêmes devenues des banques qui régentent le monde. Voilà le hic.
Alors, bien sûr, on rencontre encore des opposants individuels à cette métamorphose des citoyens de toute condition, les uns en serviteurs salariés contraints et résignés, les autres en collaborateurs enthousiastes et convaincus de la Finance. Mais ceux qui sont résolument hostiles au capitalisme sont de moins en moins nombreux, de plus en plus entamés, déprimés et réduits à leurs seules forces personnelles et leur action est de plus en plus cantonnée sur le plan de la morale individuelle, et encore…
-« Mais vos partis politiques, vos syndicats, vos associations, tous ces appareils qui sont nés de la lutte contre l’exploitation des travailleurs, contre les exactions des classes possédantes, contre l’oppression sociale, que font-ils, à quoi servent-ils ?
-« Les partis, les syndicats ? Ah, vous voulez sans doute parler de ces vestiges archéologiques datant de l’existence d’une société de classes ! Eh bien, ils remplissent leur fonction de vestiges du passé, comme les pans de murailles encore debout de nos anciens châteaux-forts, ou les casemates moisies de la ligne Maginot ; on peut les visiter, les admirer, y mettre quelques figurants costumés en arbalétriers ou en CRS pour des reconstitutions « Son et Lumière » de batailles célèbres, mais ils sont devenus inhabitables. La population qui les utilisait a disparu dans les oubliettes. On en retrouve çà et là quelques fossiles.
-« Pourtant la société capitaliste est plutôt prolifique dans son genre et a produit elle aussi un nombre considérable de mécontents. On n’a, semble-t-il, jamais entendu autant de déçus, d’indignés, d’atterrés et autres révoltés. Pourquoi ne s’organisent-ils pas ?
-« Parce qu’en réalité, pour la plupart, ils ne combattent pas le capitalisme inconditionnellement, dans son principe même, mais les seuls aspects du capitalisme qui leur sont défavorables et les empêchent de grimper plus haut dans les hiérarchies, de gagner plus d’argent, de consommer davantage de marchandises, de s’emparer de plus de leviers de commande dans tous les domaines et d’apparaître comme les vrais seigneurs du château. Ce sont, dans le meilleur des cas, des réformistes, c’est-à-dire des gens qui ne sont guère dérangés par le fait que le capitalisme engendre structurellement et par essence inégalités, privilèges et injustices de toutes sortes. Ce qui les dérange, c’est essentiellement de ne pas en tirer plus de bénéfices pour eux-mêmes et leurs clans. De sorte que pour calmer leur ardeur revendicative, il suffit d’apprendre à leur faire des concessions au bon moment et au moindre coût. C’est tout l’art de la politique « démocratique » des classes dominantes, depuis fort longtemps et celles-ci envoient massivement leur progéniture apprendre cette « science politique » dans les meilleures écoles nationales et étrangères.
En France, comme dans la plupart des pays occidentaux, depuis la fin de la guerre froide (si tant est que celle-ci ait vraiment pris fin), il semblerait qu’on ait définitivement renoncé à changer de régime.
Le changement climatique et ses imparables conséquences dans tous les domaines y pourvoiront. Et Sisyphe, si par extraordinaire il est encore là, n’aura plus qu’à recommencer. Il a l’habitude, n’est-ce pas ?
Alain Accardo
Sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux, proche de la pensée de Pierre Bourdieu, Alain Accardo a notamment participé aux côtés de celui-ci à « La Misère du monde ». Collaborateur régulier du Monde Diplomatique et de La Décroissance, il est notamment l’auteur de : « Le Petit-Bourgeois gentilhomme » et « Pour une socioanalyse du journalisme », parus aux éditions Agone
(1) Entretiens avec Alfred Métraux, in L’Homme, T.IV, n°2, éditions de l’EHESS, pp 21-22, 1964)