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Nous devons briser le mur d’indifférence autour de la guerre au Yémen
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Nous devons briser le mur d'indifférence autour de la guerre au Yémen - CONTRETEMPS
Les États occidentaux et les entreprises d’armement ont facilité une guerre destructrice au Yémen qui a déjà fait près de 400 000 morts. Une trêve de six mois s’est récemment terminée sans qu’aucun accord de paix n’ait été conclu. La fin de ce conflit doit désormais être une priorité internationale.
À propos du livre d’Helen Lackner, Yemen : Poverty and Conflict (Londres : Routledge, 2022)
L’intérêt pour la guerre qui se déroule au Yémen depuis 2015 est fort limité, que ce soit chez les diplomates, les médias ou le grand public. Cela est surprenant quand on pense aux ramifications plus larges de cette guerre à travers le Moyen-Orient.
Ces conséquences incluent l’ingérence iranienne au Yémen par le biais du soutien de Téhéran à un groupe rebelle, les Houthis, et les bombardements aériens quotidiens effectués par une puissance étrangère, l’Arabie saoudite, avec l’aide d’autres États, en premier lieu les Émirats arabes unis (EAU), grâce à l’armement fourni par des sociétés militaires occidentales.
Cette indifférence est encore plus déroutante si l’on prend en considération les multiples violations du droit international qui ont eu lieu au Yémen et l’immense tragédie humanitaire que le conflit a engendrée. Selon les chiffres de l’ONU, la guerre a fait 400 000 victimes, directement ou indirectement et, pourtant, elle reste largement sous le radar en Occident comme dans les pays arabes.
Il a fallu du temps pour que les universitaires donnent une image intelligible du conflit yéménite à travers des livres en langue anglaise accessibles à un large public. De tels ouvrages sont progressivement arrivés sur le marché, mais peu d’entre eux atteignent la qualité et la cohérence de la récente publication d’Helen Lackner, Yemen: Poverty and Conflict.
Briser le silence
L’auteure n’est pas une débutante en ce qui concerne le Yémen. Helen Lackner suit et analyse l’évolution du pays depuis cinq décennies en tant qu’universitaire indépendante. Son intérêt initial pour l’expérience socialiste du Yémen du Sud, qu’elle a étudiée dans un livre important publié en 1985, lui donne une vision intéressante de la réalité du pays et elle possède sur le sujet une autorité indéniable (y compris aux yeux de nombreux Yéménites).
En outre, Helen Lackner a toujours placé la société yéménite au cœur de son approche, plutôt que les questions d’intérêts géopolitiques ou de marchandage entre élites. Cela confère à ses publications une qualité particulière, caractérisée par son souci des gens ordinaires et de leurs moyens de subsistance. Elle s’est notamment penchée sur des questions de microéconomie rurale et urbaine, de niveau de vie, de pénurie d’eau et de développement.
Dans son nouveau livre, en présentant la pauvreté et l’inégalité comme des facteurs centraux qui contribuent à expliquer la crise et l’instabilité durables au Yémen, Helen Lackner développe une approche à la fois équilibrée et politiquement engagée. Son analyse parvient à informer ses lecteurs et lectrices des complexités et des subtilités de la guerre dans ce pays.
L’auteure fait preuve d’une remarquable capacité à contextualiser ces questions de manière accessible en exposant les principaux aspects de l’histoire complexe du Yémen. Son livre représente une contribution essentielle pour briser le silence qui entoure le conflit yéménite.
Ainsi, Yemen : Poverty and Conflict retrace l’histoire récente du pays, marquée par une mauvaise allocation des ressources, une mauvaise gestion des institutions publiques, des politiques économiques néolibérales et une corruption de haut niveau. L’ancien président du Yémen, Ali Abdullah Saleh, avait amassé une fortune de plusieurs milliards de dollars au cours de son règne de 33 ans lorsqu’un soulèvement populaire l’a déposé en 2012.
Ni les sanctions internationales, ni la disparition politique de Saleh et son assassinat en 2017 n’ont permis de restituer ces sommes considérables à la population yéménite. Les fils et les neveux du dirigeant déchu gèrent désormais sa fortune. Les terres et les propriétés que les membres de sa famille contrôlent dans les capitales occidentales ainsi qu’aux Émirats arabes unis ne sont que la partie émergée d’un iceberg. Cela symbolise l’un des nombreux problèmes auxquels les Yéménites sont confrontés en ce qui concerne la répartition des richesses, le budget national et l’économie yéménite.
Histoire du conflit
Le Yémen est situé dans le coin sud-ouest de la péninsule arabique, partageant une frontière terrestre avec l’Arabie saoudite et Oman, en face de Djibouti, l’Érythrée et la Somalie. Il reste le pays le plus pauvre du monde arabe contemporain. Les quelque 33 millions d’habitant.e.s du pays ont connu plus que leur part de conflits dans l’histoire moderne.
De fréquentes guerres intercommunautaires au niveau local se sont déroulées parallèlement à des épisodes de violence plus larges. Il y a eu des luttes contre la présence militaire ottomane au 17ème et au début du 20ème siècle. La colonisation britannique autour du port d’Aden depuis le milieu du 19ème siècle a pris fin en 1967 après une campagne de guérilla qui a donné naissance à l’État socialiste du Yémen du Sud. Une guerre civile a éclaté dans le Nord au cours des années 1960 entre républicains et monarchistes, avec des soldats égyptiens directement impliqués sur le territoire pendant plusieurs années.
Il y a eu plusieurs conflits limités entre les deux États yéménites, le Nord et le Sud, qui ont fini par s’unir en 1990, avant qu’une confrontation armée n’éclate à nouveau en 1994 avec une tentative de sécession du Sud. La première décennie du nouveau millénaire a été marquée par une violente répression à l’encontre de mouvements politiques et religieux allant des séparatistes et jihadistes du Sud aux Houthis, un groupe issu de la minorité zaydite-chiite.
Les Houthis sont le principal ennemi de nombreux acteurs impliqués dans la guerre actuelle, en particulier l’Arabie saoudite, et sont la cible de sanctions internationales. Leur contrôle sur la capitale, Sanaa, et sur les zones les plus densément peuplées du Yémen n’a fait que s’accroître depuis le début de la guerre actuelle. Cela souligne à quel point la stratégie militaire du gouvernement saoudien et de ses alliés, locaux ou internationaux, a échoué.
La capacité des Houthis à lancer des attaques au-delà du territoire yéménite par le biais de missiles et de frappes de drones, grâce au soutien technique du gouvernement iranien, a mis à nu la fragilité des monarchies arabes du Golfe. Le conflit yéménite a également illustré une fois de plus l’incapacité des puissances internationales et régionales à gagner les « petites guerres » qu’elles mènent.
Tout comme les États-Unis au Vietnam, en Irak et en Afghanistan, ou la France en Algérie et dans la région du Sahel, l’Arabie saoudite s’est révélée incapable d’accomplir une mission qui semblait réalisable sur le papier. Le déséquilibre entre les Houthis et la coalition dirigée par l’Arabie saoudite en termes d’équipement militaire, de financement et de contrôle de l’espace aérien n’a pas permis à cette dernière d’obtenir quelque chose de plus tangible que la destruction de vies humaines et d’infrastructures.
Lutte pour les ressources et économie de guerre
Tout au long de Yemen : Poverty and Conflict, Helen Lackner présente l’histoire du pays comme un cas de construction d’un État failli et de dislocation d’une nation, en partie à cause de politiques économiques mal conçues. Elle documente l’histoire de l’inclusion du Yémen dans la politique internationale ainsi que la responsabilité des élites du pays dans une crise permanente qui a commencé bien avant la guerre actuelle.
Lackner montre qu’au cours d’un long processus historique de formation de la nation et de l’État, les dirigeants nationaux et les puissances internationales ont posé plusieurs diagnostics erronés de la situation au Yémen, qui ont coûté cher à son développement. Le plus dommageable de tous a probablement été la façon dont le Yémen a été absorbé dans la soi-disant guerre contre le terrorisme lancée par les États-Unis et leurs alliés après le 11 septembre. Cela a encouragé des politiques de sécurité draconiennes et a accru le fossé entre le peuple yéménite et son gouvernement.
Le livre décrit également l’effet des politiques économiques néolibérales sur les communautés et les moyens de subsistance dans les campagnes comme dans les centres urbains. Le développement d’institutions paraétatiques, encouragé par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International dans les années 1990, a sapé les structures étatiques existantes, tandis que l’accent mis sur les cultures irriguées orientées vers l’exportation, comme les mangues et les bananes, a affaibli l’économie yéménite et l’a rendue plus dépendante des importations. Cette situation a eu un impact terrible sur les Yéménites dans le contexte de la guerre et de la hausse des prix mondiaux de l’alimentation et de l’énergie liée au conflit en Ukraine.
Comme le souligne à juste titre Helen Lackner, la question de l’allocation des ressources est centrale, même si ceux qui analysent le conflit en termes de politique identitaire, notamment la fragmentation sectaire entre sunnites et chiites, l’ont souvent négligée. Son propre livre n’ignore pas les divisions sectaires ou les luttes de pouvoir qui alimentent la guerre. Il tente toutefois de présenter une hiérarchie des différentes variables en montrant l’importance des moyens de subsistance et des conditions d’existence des Yéménites ordinaires pour expliquer le développement de la guerre.
Cette approche est d’autant plus pertinente que le problème de la répartition des ressources au Yémen va certainement s’aggraver. La guerre elle-même a généré sa propre économie avec une bande de seigneurs de la guerre qui profitent autant des combats que de l’approvisionnement en aide humanitaire. Une trêve de six mois a récemment expiré et les violences ne cessent pas. La pauvreté et la destruction des infrastructures sociales ne font qu’empirer.
Helen Lackner souligne le défi que représente la gestion de l’eau, avec l’épuisement potentiel des nappes phréatiques dans un certain nombre de régions, dont la capitale et ses environs. Le changement climatique est donc une préoccupation centrale qui imposera de nouvelles contraintes aux possibilités offertes aux Yéménites.
Dans ce contexte, il est difficile de rester optimiste quant aux perspectives du Yémen. Néanmoins, la conclusion du livre propose quelques pistes constructives, en soulignant l’importance des initiatives locales et la nécessité pour une nouvelle génération de dirigeants yéménites (ainsi que pour les partenaires régionaux et internationaux) de s’engager de manière constructive à leurs côtés. Pour ceux qui veulent se faire une idée claire de la direction que pourrait prendre le pays, Yemen : Poverty and Conflict est une lecture essentielle.
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Laurent Bonnefoy est chercheur au CNRS et travaille au Centre d’Études et de Recherches Internationales Paris (CERI). Ce texte a d’abord été publié par Jacobin.
Spécialiste de la politique contemporaine dans la péninsule arabique, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le Yémen. De l’Arabie heureuse à la guerre (Fayard, 2017).
*
Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.