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Quand Marx avait 20 ans. Entretien avec Isabelle Garo
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Quand Marx avait 20 ans. Entretien avec Isabelle Garo - CONTRETEMPS
Comment Marx est-il devenu Marx ? Isabelle Garo revient dans son dernier livre (Karl Marx à 20 ans. De la colère au communisme, éd. du Diable Vauvert), et dans cet entretien, sur la formation politique et intellectuelle du jeune Marx.
Dans ton bel ouvrage1, publié récemment, tu retraces les étapes biographiques et intellectuelles du jeune Marx qui le mènent à forger une théorie révolutionnaire de la société qui s’est nourrie de la critique de la philosophie hégélienne mais aussi des autres travaux de son temps comme ceux de Moses Hess ou encore de la collaboration de toute une vie avec F. Engels.
Ma première question portera sur son cheminement intellectuel tourmenté. Marx ouvre une multitude de projets, littéraires, poétiques, philosophiques, qu’il ne terminera jamais au point d’inquiéter son père qui avait pourtant une grande confiance en ses capacités. Il commence des études en droit pour ensuite virer vers la philosophie. Avant de se tourner vers le journalisme, il envisage d’entreprendre une carrière universitaire en soutenant une thèse de doctorat à l’université de Iéna autour de la « Différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et d’Épicure ».
Ce sujet renvoie à la fois au courant du matérialisme mais aussi à l’idée d’interroger un paradigme philosophique de l’Antiquité. En lisant ton ouvrage, j’ai été intriguée par cette recherche, soufferte, d’une philosophie en prise avec la réalité et l’histoire. Au final, Marx a-t-il été réellement un jeune hégélien ? Pourrais-tu revenir sur ce cheminement, sur sa critique de Hegel et sur le dépassement des courants des jeunes hégéliens, afin de faire ressortir la dimension novatrice de la pensée de Marx ?
Isabelle Garo : Je crois que, pour comprendre le parcours de Marx sans en faire une trajectoire linéaire, mais sans y voir non plus une série de bifurcations plus ou moins hasardeuses, il faut d’abord s’arrêter sur le contexte historique où sa trajectoire se dessine, car elle est indissociablement vécue, intellectuelle et militante. Le but de ce petit livre était de montrer que son parcours a résulté de son ancrage historique et de son milieu social, de sa réflexion intellectuelle, précoce et d’emblée politique, de ses rencontres et de ses choix mais aussi, bien sûr, des hasards de l’existence. Si tu permets, je voudrai préciser un peu les choses sur ce plan avant de répondre à ta question.
Marx naît en 1818 à Trèves, en Rhénanie. La ville avait été occupée à partir 1794 par les troupes de la Convention, repoussant les forces contre-révolutionnaires basées à Coblence, à deux pas de là. Cette influence française sera durable : Trèves ne sera annexée à la Prusse qu’en 1815, après le Congrès de Vienne. Dans le livre, je précise davantage ce qui est bien plus qu’un arrière-plan : au cours de l’enfance et de l’adolescence de Marx, la Rhénanie, travaillée par cette histoire complexe, est traversée de fractures sociales et culturelles très particulières, qui cherchent à tâtons leur formes d’expression politique.
Ce que voit le tout jeune Marx le marque durablement : dans cette région rurale, qui commence à peine à s’industrialiser, les paysans et artisans sont confrontés à des difficultés économiques, à la misère parfois, un premier prolétariat rural et ouvrier se forme, ainsi qu’une bourgeoisie qui aspire à des réformes politiques, remettant en cause le carcan féodal, tout en craignant l’essor d’idées révolutionnaires. Un courant démocrate plus radical se forme alors que les idées égalitaires commencent peu à peu à pénétrer en Allemagne.
Dans le même temps, la situation est bloquée : le pouvoir prussien est et reste absolutiste, archaïque, rejetant les aspirations libérales et nationales. Il impose des mesures toujours plus réactionnaires, une surveillance constante, réprime férocement les protestations sociales et politiques. Ce climat étouffant exaspère une jeunesse réfractaire, à laquelle Marx appartient et qui rêve d’un autre avenir. De ce côté, le débat monte : faut-il soutenir une réforme constitutionnelle, défendre l’athéisme, construire l’unité allemande, se réfugier dans la philosophie, lutter pour l’égalité, combattre le capitalisme naissant ? Dans un monde instable et dans une Europe tout entière entrée en ébullition, la révolution de 1848 donne très tôt à percevoir ses premiers signes et Marx deviendra vite l’un de ses plus attentifs sismographes.
Quant à sa formation intellectuelle dans un tel contexte, elle se joue sur plusieurs plans. Son père a un rôle déterminant : Heinrich Marx est avocat, grand admirateur des Lumières, hostile à la monarchie autoritaire prussienne (qui, parce qu’il est juif, le contraint à la conversion). Sans être démocrate, il est favorable à des réformes libérales au sens politique du terme, comme beaucoup de ses contemporains. C’est aussi le cas de son futur beau-père, Ludwig von Westphalen, avec qui Marx discute régulièrement et découvre Dante et Shakespeare.
De plus, il a la chance d’avoir accès au lycée de Trèves, interdit aux filles (et donc à Jenny, sa future compagne), où nombre d’enseignants développent des idées contestataires et subissent la répression prussienne. Dans cette ambiance animée et stimulante, sa passion pour le savoir et la littérature va de pair avec son intérêt croissant pour les questions de justice sociale et politique.
Il faut ajouter que Marx se passionne très tôt pour la poésie. Dès l’âge de quinze ans, il consacre parfois ses nuits à l’écriture. Mais le projet de devenir poète se heurte vite à l’évidence : ses textes ne sont pas très bons. Ses projets littéraires sont aussi nombreux qu’inachevés, tandis que la philosophie et la politique l’intéressent de plus en plus. Et surtout, il lui faut trouver et exercer au plus vite une profession rémunératrice afin de pouvoir se marier, alors qu’il s’est fiancé secrètement avec Jenny von Westphalen, son amie d’enfance.
Une carrière juridique semble la voie la plus directe : de ce fait, ses études de droit ne sont pas tout à fait un choix, même si Marx éprouve un intérêt bien réel pour les questions juridiques, tout en les considérant très vite d’un œil critique. Devenu étudiant à Bonn puis à Berlin, il découvre une capitale politique et intellectuelle sous haute surveillance, bien différente de sa ville de naissance. À l’université von Humboldt, il suit de nombreux cours, de droit, de littérature, de philosophie.
Travailleur infatigable, il se passionne pour la philosophie hégélienne, pensée majeure du temps. Il fréquente assidûment les cercles de jeunes intellectuels critiques, les Jeunes hégéliens. Ces derniers font de la philosophie un moyen de contester la monarchie prussienne réactionnaire et son catholicisme d’État. Il apparaît très vite comme un jeune intellectuel très prometteur et combatif.
Le jeune Marx se rapproche alors en particulier de Bruno Bauer, qui est déjà enseignant et qui le presse de rédiger à son tour sa thèse : Marx choisit de traiter de la philosophie de Démocrite et d’Épicure, penseurs matérialistes de l’Antiquité. En plus de sa dimension académique, son sujet présente d’autres enjeux, plus urgents à ses yeux : c’est la question du rapport entre les idées et la réalité qui le préoccupe alors. En outre, le matérialisme commence à l’intéresser également et ce sera l’un des axes de sa critique de Hegel. Marx en proposera par la suite une version originale (d’ailleurs souvent caricaturée) mais qui s’enracine dans une longue histoire d’origine antique, qu’il découvre justement à cette époque.
Quant à sa proximité avec les Jeunes hégéliens, elle est bien réelle, mais à la différence de ces derniers, il ne se focalise pas sur la question religieuse et il continuera de vouer à Hegel une grande admiration. En effet, Hegel, mort une dizaine d’années plus tôt, reste le philosophe majeur de l’époque, dont l’héritage est vivement disputé entre des disciples très conservateurs et de jeunes épigones athées et critiques. L’originalité de la critique de Hegel chez Marx est qu’elle se poursuivra tout au long de son œuvre et qu’elle relève d’un dialogue qu’on peut dire sans fin.
En 1842, sa critique se focalise sur la conception hégélienne de l’État et s’oriente vers la revendication d’une démocratie élargie à la vie sociale tout entière, une « vraie démocratie » écrit Marx. Il dénoncera toujours la politique au sens seulement institutionnel et étatique du terme et cette redéfinition d’une politique restituée aux classes populaires ne disparaîtra pas de son œuvre : cette première critique de Hegel est un jalon important de son évolution en direction de convictions communistes et révolutionnaires qui se construisent progressivement.
Au total, ces premières décennies (le livre va jusqu’à ses 26 ans) sont déterminantes, c’est le moment de sa formation, de ses premières rencontres, de ses premières réflexions aussi, car Marx est incroyablement précoce et créatif, bouillonnant d’énergie et de projets. Sa colère face à l’injustice se combine à sa passion pour la théorie et pour la politique. Il ne séparera jamais la volonté de comprendre et celle d’intervenir activement dans la réalité de son temps.
C’est important de le rappeler, car Marx a été longtemps statufié et toute une imagerie occulte la vie dense et animée qui fut la sienne, ses questionnements et ses doutes incessants, son activité de journaliste et de militant qui accompagna toute sa vie son travail théorique. Comprendre les idées à partir de la vie et non l’inverse, sans les négliger pour autant, c’est après tout une des grandes thèses de Marx lui-même !
Parmi les événements historiques qui ont marqué la pensée et le parcours du jeune Marx, il y a les « Débats sur la loi relative au vol de bois ». L’article est paru dans la Gazette rhénane en 1842. Daniel Bensaïd lui a consacré un petit ouvrage : Les Dépossédés. Karl Marx : Les voleurs de bois et le droit des pauvres2.
C’est à travers cet ouvrage de Daniel que j’ai pu consulter le texte originel de Marx. Il écrit : « Certains objets de propriété ne peuvent, par leur nature, acquérir, en aucun cas, le caractère de propriété privée déterminé précédemment et relèvent, à travers leur essence élémentaire et leur existence contingente, du droit d’occupation de la classe qui, exclue par ce droit de toute autre propriété, occupe dans la société civile, la même position que ces objets dans la nature3».
Les branchages et les rameaux morts constituent ici une représentation physique de la pauvreté des paysans tandis que l’arbre vivant et plein de sève représente la richesse. La classe la plus pauvre déduit, instinctivement, de son besoin immédiat et contingent, son droit de propriété. La reconnaissance de ce « droit coutumier », qui n’est pas reconnu par le droit bourgeois, fait l’objet d’une lutte.
Pouvons-nous en tirer des enseignements pour les débats contemporains autour des « communs », des ZAD et, d’une façon générale, des répertoires de l’occupation, très présents dans les Gilets jaunes, mais aussi dans le mouvement récent contre les méga-bassines ? Ces luttes démocratiques peuvent-elles se transformer en luttes prolétariennes contre la bourgeoisie ?
Au terme de ses années d’étude, Marx est finalement devenu journaliste. En effet, une fois barrée la voie qu’il avait choisie, enseigner la philosophie à l’université, il écrit ses premiers articles et commence très vite à jouer un rôle central au sein de la Gazette rhénane, organe de la bourgeoisie libérale. Mais le journal se trouve rapidement menacé par la censure prussienne, qui ne tolère pas la moindre critique.
À un moment donné, la fermeture s’avère inéluctable. Marx, considérant qu’il n’y a plus rien à perdre, décide d’aborder frontalement les questions économiques et sociales. Son article sur les vols de bois, publié à l’automne 1842, porte sur l’interdiction récente du ramassage du bois mort dans les forêts par les paysanEs les plus pauvres, au titre d’un vieux droit coutumier féodal. Mais, depuis cette époque, les forêts rhénanes ont été privatisées et ce ramassage est devenu un délit, sévèrement puni.
À première vue en effet, une chose surprend : le droit féodal semble plus « juste » que le droit moderne ! Mais tel n’est pas le propos de Marx : c’est la question de la pauvreté et de sa suppression qui lui importe, ainsi que le rôle propre du droit. Comment comprendre que ce ramassage, jadis toléré pour permettre la subsistance des plus démunis, se trouve soudain strictement interdit ? Il est requalifié comme délit au nom du droit de propriété moderne, qui ne pouvait tolérer que des paysans pauvres agissent comme s’ils étaient eux aussi propriétaires.
L’idée révolutionnaire d’un droit de subsistance n’est plus d’actualité. C’est donc l’intervention législative de l’État – d’un État capitaliste en formation – en faveur des seuls intérêts privés des propriétaires de forêts que dénonce Marx, alors même que sa réflexion demeure encore, à cette époque, sur le terrain du droit lui-même. Or, à ce niveau, le problème reste insoluble, Marx le perçoit bien. Son analyse est donc complexe et elle est à replacer dans son contexte, tant elle est devenue difficile à comprendre pour nous : le livre de Daniel Bensaïd l’éclaire de façon très riche.
Dans son article, Marx reste prisonnier de cette logique juridique, tout en décrivant remarquablement les contradictions sociales et politiques qui vont l’obliger à dépasser ces limites. C’est pourquoi l’examen de ce cas très particulier des vols de bois, Marx le dira par la suite, lui ouvrit les yeux sur les nouveaux rapports sociaux et économiques en formation, sur la domination et l’exploitation comme moyen pour les classes dominantes de s’emparer par la violence – violence légale comprise – des richesses collectives et d’accumuler du capital. Cette accumulation est fondamentale : elle est la condition de l’expansion et de la reproduction du capitalisme au cours du temps et le droit a pour mission de la rendre possible.
Des années plus tard, après avoir analysé en profondeur les rapports sociaux capitalistes sur le terrain de la production, les formes de la propriété vont continuer d’intéresser Marx et il se penche sur les formes ancestrales de propriété commune. C’est le cas en particulier en 1881, à la fin de sa vie, lorsqu’il dialogue avec les populistes russes et étudie les communautés rurales traditionnelles dans la perspective d’une possible révolution en Russie, dont il pressentait le déclenchement.
Pour Marx, ces formes collectives de propriété ne sont pas le contraire de la propriété individuelle, avec laquelle elles coexistent, mais plutôt le contraire de l’appropriation privée des moyens de produire et de vivre. Elles peuvent offrir des ressources pour dessiner une voie originale vers le communisme, pense-t-il alors.
À relire ces textes, on mesure mieux l’importance mais aussi les limites d’un débat strictement juridique autour de la propriété : tant que les rapports sociaux de production ne sont pas transformés, ce n’est pas la répartition seule qui est injuste, c’est la propriété capitaliste des moyens de production qui engendre, reproduit et préserve cette injustice. C’est l’organisation du travail et le contrôle de la production qui sont confisqués et c’est cette dépossession radicale qui pose problème.
Aujourd’hui, la thématique des communs, en raison de son ancrage strictement juridique, reste assez inoffensive. En revanche, ce n’est pas le cas des luttes contemporaines que tu mentionnes, même si elles présentent d’autres limites : partant de questions locales, ou ponctuelles, elles débordent largement la question du droit de propriété et remettent parfois en question, au moins tendanciellement, tout un mode de production et un ordre social destructeurs comme jamais. Ces mobilisations atypiques, transversales, composites, sont certainement vouées à se multiplier, toute en risquant de rester isolées et sporadiques.
Elles voisinent avec des luttes contre cette formidable dépossession en quoi consiste la privatisation des services publics. La question est de parvenir à fédérer ces combats face à un capitalisme qui, lui, reste puissant et unifié en dépit de ses contradictions et de l’hostilité qu’il soulève. C’est pourquoi ces luttes sont, non à évaluer du dehors, à distance, mais à investir et à politiser, par toutes celles et ceux qui jugent urgente une transformation sociale radicale. La reconstruction d’une culture politique anticapitaliste commune est une de ses conditions et, de ce point de vue, la lecture de Marx ainsi que la connaissance de notre histoire ne sont absolument pas du temps perdu.
Le moment parisien est décrit comme une étape de radicalisation du jeune Marx. Peux-tu revenir sur sa rencontre avec le prolétariat et ses organisations (documentée dans l’Introduction de 1844) et sur son rôle dans la construction de sa théorie révolutionnaire ?
Exilé à Paris, après la censure qui frappe la revue qu’il dirigeait, Marx commence à rédiger un texte fameux, l’Introduction de 1844. Cette introduction était censée précéder son analyse de la philosophie hégélienne du droit, qui restera inachevée.
C’est, à tous égards, un texte de transition : transition entre l’Allemagne et Paris, entre un monde resté féodal et un capitalisme en formation où se construit le mouvement ouvrier, entre des options démocratiques et un parti pris désormais révolutionnaire, entre la philosophie et une tout autre démarche théorique, que Marx nommera la « critique de l’économie politique ». Ce texte bref, enflammé, correspond à sa découverte du prolétariat et de son rôle historique, découverte d’abord théorique puis rencontre concrète, à Paris, avec les premières organisations ouvrières.
À Paris, Marx va donc consolider mais aussi modifier ses orientations antérieures en les confrontant à une réalité historique bien différente de ce qu’il connaissait jusque-là : il rencontre des militants ouvriers, il lit les socialistes et les communistes français mais aussi les économistes anglais, il poursuit ses réflexions antérieures ainsi que son travail de journaliste. De ce point de vue, si son passage au communisme date en effet de cette période : ce n’est pas une conversion subite mais un choix révolutionnaire, s’affirmant à mesure que les circonstances barrent toute autre voie en direction une perspective véritablement émancipatrice.
Contrairement à M. Hess, Marx n’a pas immédiatement été séduit par le courant communiste naissant de son époque. Tu cites à ce propos la lettre adressée en 1843 à Arnold Ruge au sujet de leur projet de revue critique. Il affirme : « Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui-même développés en son sein ». Cela me semble être un enseignement très important pour tout·e militant·e révolutionnaire.
N’y a-t-il pas là un lien à faire avec l’idée du programme de transition de Trotsky ? Avec l’idée d’une activité militante, pratique et théorique, qui vise à faire le pont entre l’appréciation de l’injustice sociale formulée par les exploitéEs et les oppriméEs et le projet d’une société communiste ? Devrions-nous, en nous inspirant de la trajectoire de Marx, faire et défaire nos outils, nos médiations et nos discours, au rythme des luttes sociales, de leurs aspirations et formes politiques et organisationnelles ?
Oui, le communisme tel qu’il existe alors n’est pas vraiment le sien : le mot a un sens assez vague, littéraire, centré sur l’abolition de la propriété privée. Marx va le préciser tout en réfléchissant au rôle propre des communistes au sein d’un mouvement ouvrier plus large et divers, donc en abordant progressivement la question des alliances et de l’organisation
Il faut rappeler que les idées socialistes et communistes ont été développées principalement en France et notamment à partir des années 1830 (même si leurs racines sont antérieures). Avant Marx, Moses Hess, alors proche de Friedrich Engels, est l’un des premiers à s’y intéresser et à les populariser. Marx reste dans un premier temps très dubitatif devant ce qu’il juge être une propagande littéraire un peu creuse et envers des idées françaises qu’il avoue finalement mal connaître. Il faut ajouter que Hess et Engels étaient alors acquis à un communisme conçu avant tout comme doctrine sociale : pour Marx, cette approche est étroite, contournant la question de l’État et celle du mode de production, qu’il n’a pas encore entrepris d’étudier de près.
C’est ce souci d’éviter les généralités qu’on retrouve dans le texte que tu mentionnes. Cette lettre répond à Arnold Ruge, qui vient de lui confier son pessimisme foncier quant au destin historique de l’Allemagne, rien de moins. Marx juge ces propos hors sol. Sa conviction est au contraire que la théorie et l’action doivent se combiner étroitement. Ceci dit, on est encore loin de sa réflexion stratégique ultérieure, une fois qu’il se sera impliqué dans les organisations politiques existantes, dans leur structuration et leur orientation stratégique.
C’est dans cette analyse postérieure qu’on peut trouver un lien avec les réflexions ultérieures de Trotsky sur le programme de transition, mais dans des conditions concrètes qui se sont à nouveau considérablement modifiées. Si l’idée n’existe pas telle quelle chez Marx, ce dernier réfléchit cependant de plus en plus, au cours de sa vie, à la question du programme et des mobilisations sociales, à leur traduction politique et donc à la question de la transition en effet. Mais n’oublions pas que ce n’est pas Marx qui est trotskiste, c’est Trotsky qui est marxiste…
Marx a consacré beaucoup de travail à la dimension stratégique du projet révolutionnaire sans définir clairement les contours d’une société communiste qui pourraient aujourd’hui susciter le désir et offrir une alternative à la perspective mortifère de la société capitaliste. S’agit-il là d’un impensé ? Ou plutôt de quelque chose qui s’inscrit dans le contexte historique de sa production et de sa vocation ?
Ta question est très importante : c’est justement parce que Marx ne peint aucun tableau détaillé du communisme, tout en en définissant cependant les grands traits, qu’il le conçoit comme construction concrète, en contexte, en réajustement perpétuel. Si « l’émancipation des travailleurs » doit être « l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », de touTEs les exploitéEs et les dominéEs, alors on ne peut pas écrire la musique avant de l’avoir jouée !
Le Marx de la maturité va développer considérablement sa réflexion sur ce point et ses questions sont encore les nôtres : quelles sont les contradictions du capitalisme et comment y intervenir ? Comment construire des organisations qui mènent les luttes sociales jusqu’à leur terme révolutionnaire ? Comment affronter la question de l’État et de la démocratie ? Comment composer et mobiliser les diverses forces sociales porteuses de projets qui ne sont pas nécessairement les mêmes ?
Sur toutes ces questions ont achoppé les révolutions du 19e et du 20e siècle. Revenir à Marx sous cet angle, ce n’est certainement pas y chercher des réponses toutes prêtes, mais des questions qui nous concernent encore et des analyses qui à certains égards demeurent d’une fécondité sans égal, à condition d’en réactiver la portée politique, d’en poursuivre l’élan et la démarche plutôt que d’en réciter les conclusions.
C’est en ce point précis que l’intervention communiste prend tout son sens, comme politisation et organisation collective de cette colère sociale qu’on voit renaître partout aujourd’hui, et qui prend des formes contradictoires, régressives autant qu’émancipatrices, et pas spontanément convergentes ni anticapitalistes. Toutes les luttes importent, antiracistes, féministes, écologistes, sociales, politiques, etc. Mais leur dispersion voire leur concurrence sont à surmonter de toute urgence, face aux politiques libérales qui font monter le désespoir et le fascisme. Comment reconstruire un communisme mobilisateur aujourd’hui, et ni un vieux cauchemar ni une utopie de plus ?
Une des grandes idées de Marx, très puissante et féconde, est que les rapports sociaux capitalistes organisent la confiscation de l’activité humaine et de ses produits, cette aliénation, cette dépossession fondamentale atteignant de plein fouet le sujet humain. Les producteurs associés ont à se réapproprier ce qui leur appartient en propre, non des biens matériels, mais avant tout le contrôle collectif de leurs conditions de travail, de la production et de la répartition des richesses produites.
Cette réappropriation de grande ampleur passe par le développement d’un autre rapport au travail, aux besoins, à la nature, pour en faire un objectif politique crédible et mobilisateur, à placer au cœur de la stratégie révolutionnaire : c’est aussi cette question qu’aborde Marx à la fois dans le Capital et dans ses textes politiques, en imbriquant toujours la question des finalités et celle des médiations.
En ce sens, un programme communiste extérieur et antérieur aux luttes ne sert pas à grand-chose. Mais les luttes sociales ne se suffisent pas à elles-mêmes, l’expérience l’a montré mille fois et il faut aussi poser les questions des formes d’organisation, de l’État, des alliances, de la logique électorale et de ses limites, etc. Même si nous ne manquons pas de boussole, on peut dire que tout reste à construire et même à reconstruire, dans les conditions très défavorables d’une gauche radicale en crise profonde, alors que le capitalisme en crise nourrit l’essor des nouveaux fascismes, des affrontements impérialistes et de la dévastation accélérée de la planète.
Lire ou relire Marx et les autres, ce n’est pas perdre son temps et ce n’est pas non plus un but en soi : c’est s’employer à penser ces questions avec les armes critiques qui sont et restent les nôtres, en vue de les renouveler, de les réajuster en permanence.
Daniel Bensaïd a fait le choix de consacrer ses dernières forces à rédiger, presque cent ans après, un nouvel « ABC du communisme », adressé aux nouvelles générations militantes, pour les convaincre de « l’actualité de Marx » (à travers son livre Marx, mode d’emploi. En introduction, il nous explique que son ouvrage ne prétend pas rétablir la véritable pensée d’un Marx authentique et méconnu mais plutôt de « proposer un des modes d’emploi possibles, en montrant comment sa critique radicale, rétive à toute orthodoxie, à toute bigoterie doctrinaire, toujours prête à sa propre autocritique, à sa propre transformation ou à son propre dépassement, vit des questions laissées entrouvertes et des contradictions non résolues4 ».
Partages-tu cette préoccupation de Daniel ? Quel message voudrais-tu faire passer aux jeunes militantEs qui essaient d’approcher l’œuvre de Marx ?
Daniel Bensaïd était bien placé pour savoir à la fois ce qu’il en coûte d’être doctrinaire et ce qu’il en coûte d’abandonner Marx aux poubelles de l’histoire ! Le manque persistant de ce vrai débat stratégique, qu’il appelait de ses vœux, alimente pour l’heure la dispersion des forces de la contestation, mais aussi la prolifération de chapelles politiques concurrentes d’un côté, de solutions théoriques qui se veulent ultimes, autant de panacées vouées à prospérer sur la crise des alternatives concrètes.
La construction de l’alternative réside dans notre capacité à raccorder un projet de transformation radicale aux mobilisations collectives et aux aspirations individuelles telles qu’elles existent aujourd’hui. La construction de cette articulation est la tâche politique par excellence. Elle passe par l’invention de médiations, qui ne sont pas simplement des moyens, encore moins des étapes, mais des formes vivantes, des formes vraiment démocratiques et attractives d’organisation, de mobilisation et de luttes, de réflexion.
La tâche est énorme : comment combattre les logiques délégataires autant que les spontanéités sans lendemain ? Comment échapper au double écueil de l’utopie sans lutte et des luttes sans espoir ? Notre culture militante est en grande partie à reconstruire, mais elle n’est pas morte. Il nous faut repartir des formes multiples que prend aujourd’hui une lutte de classes à rendre toujours consciente d’elle-même et de ses enjeux. Revisiter le meilleur de ce que les traditions socialistes et communistes nous ont légué est nécessaire pour en poursuivre la construction.
*
Propos recueillis par Hélène Marra, pour la revue L’Anticapitaliste.