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Jean-Numa Ducange, La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme

histoire

Lien publiée le 1 avril 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Jean-Numa Ducange, La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme, Paris, Armand Colin, 2022, 258 pages, 24,90 € pour l’édition papier / 16,99 € pour l’édition numérique. | Dissidences : le blog (hypotheses.org)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

C’est à un épisode crucial du début du « court XXe siècle » que Jean-Numa Ducange s’intéresse, afin d’en rappeler le déroulement mais également d’en proposer de nouvelles lectures : les années d’agitation révolutionnaire de 1918 à 1921 principalement. Une séquence refoulée par l’Allemagne de l’ouest devenue Allemagne réunifiée, à la fois parce qu’elle contredit le modèle social dominant et qu’elle est associée – injustement – à une RDA dont l’héritage est rejeté de manière unilatérale. Contrairement à d’autres études antérieures sur la période révolutionnaire que connut l’Allemagne au sortir de la Première Guerre mondiale (citons en particulier les livres de Pierre Broué et Chris Harman), La République ensanglantée englobe dans son propos l’ensemble de la Mitteleuropa, incluant donc l’ancien empire austro-hongrois.

Après un rappel relativement classique sur l’importance prise avant guerre par la social-démocratie allemande, véritable modèle mais en voie de bureaucratisation et d’institutionnalisation, ou sur les spécificités de sa consoeur autrichienne, avec le courant de l’austro-marxisme et sa réflexion à l’égard de la question des nationalités multiples, vient le récit des événements eux-mêmes. D’abord la croissance de la contestation sociale dans les dernières années du conflit, avec les figures jumelles de Karl Liebknecht et Friedrich Adler, et la grève massive de début 1918 en Autriche, puis l’apparition de conseils ouvriers sur le modèle soviétique. À cet égard, Jean-Numa Ducange rappelle avec beaucoup de justesse l’importance de l’anniversaire des événements révolutionnaires de 1848 pour les militants ouvriers, tout comme le rapport paradoxal à la défaite de leurs pays, vue comme une victoire permettant justement de renouer avec les objectifs de 1848, une République allemande unitaire en particulier. L’éclatement des révolutions proprement dites voit en Allemagne et en Autriche les « socialistes d’empire » être associés au pouvoir contre les formes les plus radicales de contestation. C’est d’ailleurs à ce moment clef que furent signés les fameux accords Legien-Stinnes, base du dialogue social à l’allemande. Mais les avancées sociales sont autrement plus larges, réaction au moins partielle à l’influence bolchevique, faisant de la jeune nation autrichienne le pays européen le plus avancé en la matière. Autre élément important de l’analyse, l’opposition entre les militants les plus âgés et installés, support de la social-démocratie « raisonnable », et les plus jeunes, plus enclins au radicalisme.

Si en Autriche, le positionnement plus à gauche de la social-démocratie majoritaire entrave l’essor d’un Parti communiste embryonnaire, la vague révolutionnaire touche Berlin début 1919 (sous l’influences des éléments plus « gauchistes » du tout jeune KPD plutôt que des spartakistes), expliquant le transfert provisoire de la capitale à Weimar (et du même coup le nom de la nouvelle République « bourgeoise »), puis, de manière plus sérieuse, Budapest, Munich et même (brièvement) la Slovaquie. Autant d’événements qui font de cet été 1919 le moment où la révolution pouvait réellement embraser l’Europe. Un chapitre est spécifiquement consacré aux conseils, organismes qui, dans la pratique, sont loin d’avoir toujours eu la fonction politique que des théoriciens comme Anton Pannekoek, Karl Korsch ou Gustav Landauer (que l’on peut rapprocher d’un William Morris pour son inclinaison vers le passé pré-industriel) souhaitaient leur voir adopter. Leurs limites sont également abordées, que ce soit la faible présence des femmes ou le volontarisme difficile à maintenir intact qui sous-tend leur prétention à diriger. L’occasion, également, d’évoquer le KAPD et les courants les plus radicaux d’Allemagne, rejetant souvent parti comme syndicat, là où l’Autriche voyait ses conseils validés par une partie de la social-démocratie, mais au prix d’un affadissement de leurs potentialités.

Plus original, un autre chapitre se penche sur l’orientalisme, autrement dit la nature orientale de l’ennemi, ici les bolcheviques, un basculement par rapport à l’avant-guerre, où la menace socialiste était associée, dans la sphère germanophone, à la France. Les exemples pris sont nombreux, témoignant d’une lecture à influence coloniale – une tendance d’analyse récente déjà perceptible dans la répression de juin 1848 à Paris, par exemple – touchant aussi bien la droite et l’extrême droite nationaliste que la social-démocratie : les bolcheviques et leurs affidés sont perçus comme des barbares, des sauvages, et l’opposition Orient-Occident, y compris dans l’idée de deux marxismes différents voire opposés, se fait la part belle. Sans oublier l’invention du judéo-bolchévisme, créé dans les milieux russes blancs mais dont on connaît le succès au sein du nazisme alors naissant. Dans le dernier chapitre plus analytique, Jean-Numa Ducange prend à bras le corps le concept de révolution. S’appuyant entre autres sur les perceptions des contemporains, il ne fait aucun doute pour lui que la séquence 1918-1921 est bien révolutionnaire, avec des flux et reflux bien sûr. Il sépare par contre clairement l’année 1923, celle des derniers sursauts révolutionnaires, du fait de la place prise par la question nationale – l’Allemagne comme nation opprimée – loin de l’internationalisme de la séquence 1918-1919. On retiendra surtout de cette partie les réflexions sur la violence, mise à distance de la notion de brutalisation passée 1921, relativisation de l’acceptation de la violence par les minorités révolutionnaires (violence subie plus que désirée), déséquilibre du rapport de forces face à l’armée, et absence d’un réel transfert social de propriété.

Parmi les autres éléments précieux de l’ouvrage, l’insistance mise sur un SPD acceptant de co-diriger l’État « bourgeois » dès avant la guerre (impulsion donnée en particulier par la génération des successeurs de Bebel), une volonté de revaloriser la place de l’USPD, entre réformisme et révolution, tout comme l’accent mis sur la « Vienne rouge », autrement dit la gestion de la municipalité entre 1919 et 1934 par la social-démocratie, qui n’aurait pu exister sans la déflagration révolutionnaire de la fin de la guerre. Sans être aussi exhaustif dans son récit des événements que pouvait l’être le Révolution en Allemagne de Pierre Broué, et sans toujours approfondir certaines de ses idées ou thématiques (les terres protestantes d’Allemagne ou des Pays Bas plus enclines au radicalisme révolutionnaire, le courant du national-bolchevisme…), La République ensanglanté est une très utile remise en perspective et une revisitation stimulante d’une séquence clef de l’histoire contemporaine.

« Cinq questions à… Jean-Numa Ducange »

Dissidences : Ton livre s’inscrit dans une filiation bibliographique que tu rappelles, que penses-tu justement des livres respectifs de Pierre Broué et Chris Harman : quels sont selon toi leurs points forts et leurs limites ?

Jean-Numa Ducange : Leurs apports sont indéniables : dans les années 1970 le livre de Broué était le meilleur livre existant sur la révolution allemande en langue française, et a permis de faire en sorte que ces événements soient connus en France, au-delà d’une référence convenue et consensuelle à Rosa Luxemburg et quelques événements, souvent cités mais peu analysés dans le détail. La traduction relativement récente de Chris Harman a permis en 2015 de jouer un rôle similaire en offrant un outil à disposition pour ceux qui voulaient connaître mieux la vague révolutionnaire qui déferle sur l’Europe à partir de 1917. Leur propos est clair et entraînant. Après, si j’ai beaucoup de respects pour ces travaux pionniers, ils sont avant tout centrés sur les débats stratégiques et directement politiques, avec en ligne de mire les insuffisances et les fautes de la direction du Parti communiste allemand au cours de la séquence 1917-1923. Il leur manque je crois des éléments qui les font passer à côté de l’épaisseur historique de la période (par exemple prendre au sérieux, fût-ce pour les condamner, les arguments des autres courants politiques, des sociaux-démocrates à la nébuleuse conservatrice). Je crois aussi que « l’orientalisme » (l’hostilité structurelle à la Russie, la question coloniale avec en arrière-plan la perte des colonies allemandes en Afrique) joue un grand rôle dans cette période, j’y consacre justement un développement assez long. Autre aspect important, j’intègre l’histoire austro-hongroise, notamment autrichienne. En Autriche il y a eu des expériences particulièrement intéressantes de conseils ouvriers avec une social-démocratie traversée par d’importantes contradictions. Le cadre mental de nombreux militants internationalistes de l’époque n’est pas « L’Allemagne » mais l’Europe centrale, avec des projets de « Mitteleuropa rouge ». Ajoutons enfin que le livre de Broué est une somme considérable de centaine de pages, peu lisible par un public non averti et qui n’a pas les prérequis pour comprendre l’histoire du mouvement ouvrier. Ainsi les deux premiers chapitres de mon livre n’ont pas d’autre prétention que de restituer les faits majeurs de cette période… Le niveau de connaissances de la vague révolutionnaire de 1917 et du début des années 1920, pour toute une série de raisons (baisse de la formation dans les organisations politiques, marginalisation des études révolutionnaires dans les structures scolaires et à l’université), n’a rien à avoir avec un lecteur des années 1970…

Dissidences : Tu évoques avec sympathie le passionnant essai de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Selon toi, quelles alternatives auraient pu s’offrir aux événements de la séquence 1918-1921, et à quelles conditions ?

Jean-Numa Ducange : Cela exigerait de longs développements, mais quelques éléments peuvent être évoqués. D’abord, ce livre entend restituer effectivement des expériences de conseils ouvriers et de soldats et de radicalisation politique en 1918-1922 qui dessinaient le projet d’une Allemagne (et donc des pays avoisinants) « rouge », qui aurait pu empêcher la montrée inexorable des courants conservateurs, particulièrement du national-socialisme. Même si c’est une thèse classique, je pense que l’idée selon laquelle la social-démocratie a préféré chercher un compromis jusqu’au bout avec les élites conservatrices plutôt qu’à ménager son aile gauche communiste et conseilliste l’a coupé de dynamiques militantes et politiques – certes minoritaires en 1919-1920 mais qui auraient pu permettre de constituer un front de résistance large aux moments les plus critiques. De même la politique sectaire de l’Internationale communiste à la fin des années 1920 a aggravé la propension des sociaux-démocrates à penser qu’il n’y avait rien à faire avec des communistes qui, après la crise de 1929, avaient gagné à eux un nombre important de militants et d’électeurs. Pour autant, il ne faut pas être naïf et penser que de simples accords d’appareil auraient permis d’éviter mécaniquement le pire. Un des éléments importants à avoir en tête est la question de la formation militante : celle-ci était particulièrement élevée et développée dans les organisations ouvrières, socialistes et communistes. Mais cette croyance dans la toute-puissance de la formation a eu tendance à éclipser l’action politique à proprement parler. Il a assurément manqué une articulation entre la politique immédiate et la formation sur la longue durée. Dans tous les cas il existait des ressources intellectuelles et politiques au début des années 1920 qui dessinaient une autre voie et qui auraient pu permettre, au moins temporairement, d’entraver la montée des courants nationalistes.

Dissidences : Le sous-titre de ton livre est un peu trompeur, car il met l’accent sur le nazisme, alors que ton étude s’intéresse avant tout au mouvement ouvrier. A-t-il été imposé par l’éditeur ? Pourquoi, d’ailleurs, n’as-tu pas davantage développé la thématique du national-bolchevisme ?

Jean-Numa Ducange : Je ne pense pas que le titre soit trompeur. Ce que tout le monde attend lorsque l’on s’intéresse à l’Allemagne et l’Autriche des années qui précèdent 1933 c’est : « Comment cela a été possible ? ». C’est d’autant plus troublant pour nombre de gens qui connaissent mal la période et qui, après avoir lu mon livre, me disent « mais donc le mouvement ouvrier était beaucoup plus fort qu’en France… et le résultat a été bien pire !!! ». Redoutable remarque… Ce à quoi il faut répondre que le nazisme c’est évidemment l’antisémitisme et l’extermination des juifs, la guerre mondiale mais aussi et chronologiquement en premier lieu la destruction méthodique du mouvement ouvrier. Si je devais résumer la chose de manière brutale, on pourrait dire : c’est d’une certaine manière parce que le mouvement ouvrier était si fort qu’il a fallu une telle violence politico-idéologique pour s’en débarrasser à tous les niveaux. Beaucoup expliquent l’histoire du nazisme jusque dans ces moindres détails, mais évoquent finalement peu cette réalité décisive. C’est pour cela que je discute – pour les critiquer mais en les lisant et en les prenant au sérieux – les thèses de Ernst Nolte, dont les conclusions sont hautement contestables, mais qui doivent être prises en compte car je crois que la dialectique révolution / contre-révolution est une des données clefs de la période. Le nazisme est incompréhensible sans la révolution russe et la force du mouvement ouvrier en Allemagne. Dans ce cadre, le national-bolchevisme aurait pu être en effet davantage développé, mais il ne me semble pas que le courant ait in fine beaucoup pesé. Il me paraissait plus intéressant de souligner par exemple la vivacité des courants conseillistes en 1919-1920, qui sont souvent oubliés dans de nombreuses synthèses de la période.

Dissidences : Ton étude s’avère originale par bien des aspects : la prise en compte de la Mitteleuropa et non de la seule Allemagne, l’accent mis sur l’orientalisme et l’influence de l’histoire coloniale, entre autres. Penses-tu qu’il reste encore des angles morts de la recherche à explorer sur cette vague révolutionnaire de l’après-guerre ? Quels sont d’ailleurs les terrains de recherche que tu as prochainement l’intention de privilégier ?

Jean-Numa Ducange : Il existe en allemand un nombre d’études considérable, et je n’ai pas la prétention d’avoir tout lu, même si j’ai essayé de rendre compte au mieux de cette richesse. Du patronat aux conseils ouvriers dans telle ou telle ville, des élites conservatrices aux organisations para-militaires du KPD, l’ensemble est très difficile à maîtriser, d’autant qu’il existe aussi une historiographie importante et autonome en Autriche ! Pour autant, ce grand éclatement ne doit pas dispenser de souligner qu’il existe encore quelques angles morts, ou trop peu explorés. Parmi ceux que je souhaite creuser, il y a cette question des conseils ouvriers et leur persistance dans les années 1920 jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Nous connaissons la fin de l’histoire après 1923 en Allemagne et 1924 en Autriche : il n’y aura plus de vague révolutionnaire avec des expériences de conseils ouvriers comme en 1918-1920. Mais nombre de militants de l’époque continuent à penser après que la démocratie ouvrière, sur la base des entreprises, doit renaître. Cet idéal traverse de nombreux courants syndicaux et politiques (avec toute une gamme de positions : certains veulent soumettre les conseils aux partis, d’autre les séparer radicalement etc.). Et il existe des tentatives et résurgences multiples dans les années 1920 qui, me semble-t-il, demeurent assez méconnues. C’est d’autant plus intéressant que, officiellement les anciens conseils ouvriers sont devenus dans les constitutions de 1919-1920 à Weimar et à Vienne des instruments de « dialogue social » dirions-nous aujourd’hui en français, autrement dit des éléments de cogestion. Pour le traduire dans des réalités françaises, en quelque sorte les militants investissent les organismes paritaires et les comités d’entreprises pour tenter de raviver l’expérience des conseils. Ils attendent qu’une crise économique ou politique ouvre la possibilité de faire renaître une démocratie par « en bas ». Tout cela mérite encore d’être mieux connu et étudié.

Dissidences : Avec La République ensanglantée comme d’ailleurs avec l’Histoire globale des socialismes que tu as co-dirigé, tu donnes l’impression d’œuvrer à la réappropriation d’un passé révolutionnaire souvent rejeté par l’idéologie dominante. Comment vois-tu justement l’avenir des idées communistes et socialistes ?

Jean-Numa Ducange : Tout à fait, je pense qu’il s’agit d’un patrimoine précieux, et qui n’est pas qu’à ranger dans les rayons d’une bibliothèque ou d’un musée. Il existe un enjeu à ne pas voir cette histoire disparaître ou être minimisée à outrance, de l’école primaire aux formations universitaires. D’où effectivement les initiatives éditoriales comme L’Histoire globale des socialismes (qui a connu une diffusion assez importante), qui ont permis à leur échelle de mieux faire connaître cette histoire, et les possibles réappropriations pour l’époque contemporaine. Notons aussi le rôle utile de revues pour mieux faire connaître cette histoire, comme la vôtre ou celle de la revue Mouvement ouvrier lancée il y a deux ans (molcer.fr) et dont l’écho est réel… et même à un certain niveau surprenant. En effet, la tendance actuelle est, au moins au niveau des appareils politiques (c’est plus compliqué à la « base » comme le montre le succès relatif mais réel de ces initiatives éditoriales) à considérer tout cela comme « vieux », pas très intéressant, et peu important, hors de quelques références mythiques (1789, 1936, etc.) souvent vidées de leur contenu. Pourtant dans cette histoire il existe des ressources sur le travail, la démocratie, la représentation politique, la question des alliances et la façon dont tout cela s’articule avec le monde social. L’histoire a un rôle social à jouer : d’ailleurs les courants les plus droitiers et réactionnaires l’ont quant à eux parfaitement compris ! À bon entendeur…

Entretien réalisé en décembre 2022