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Le mythe de l’entrepreneur : une fiction qui légitime l’ordre social

Lien publiée le 20 mai 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Le mythe de l'entrepreneur : une fiction qui légitime l'ordre social - CONTRETEMPS

Dans un livre paru récemment chez Zones, Anthony Galluzzo met en pièces le « mythe de l’entrepreneur », ce grand récit capitaliste qui a pour triple fonction de louer les vertus créatrices du capitalisme, de dissimuler les mécanismes de reproduction des privilèges sociaux et de rendre chaque individu responsable de ses succès et de ses échecs.

Laristocratie entrepreneuriale et le conservatisme méritocratique

 « L’idée que Steve Jobs n’a pas bâti Apple, que Henry Ford n’a pas bâti Ford Motors, que Papa John n’a pas bâti Papa John’s Pizza, que Ray Kroc n’a pas bâti McDonald’s, que Bill Gates n’a pas bâti Microsoft… Dire quelque chose comme ça n’est pas seulement une folie, c’est insultant pour chaque entrepreneur, pour chaque innovateur en Amérique. »

MITT ROMNEY[1]

Nous avons entamé cet ouvrage en décrivant chacune des composantes du mythe de l’entrepreneur. Il s’agit désormais d’essayer de comprendre la vision du monde dont celui-ci est porteur. Quelle théorie politique de l’ordre social révèle-t-il en creux ? Le mythe de l’entrepreneur donne tout d’abord à concevoir une scène : le marché, cet espace  démocratique où se prouvent et s’éprouvent les individus ; cet espace d’où émerge une aristocratie naturelle, une aristocratie des talents. L’entrepreneur est celui qui, grâce à ses qualités et à sa détermination, sort victorieux de la lutte concurrentielle. Le marché est l’ultime et infaillible opérateur de justice, qui place les méritants à la hauteur de leurs prouesses ; un opérateur démocratique puisque, loin de perpétuer l’hérédité, il révèle et récompense chaque jour de nouveaux créateurs. L’histoire que l’on nous raconte est finalement toujours un conte moral : chacun est comptable de ses réussites et de ses échecs, chacun est à sa place.

L’apologie du mérite dénonce implicitement des imméritants. Dans l’ordre des choses, les « ratés », les chômeurs, les pauvres, aussi, sont self-made. Ils ne sont certes pas responsables de là où ils sont nés, mais toujours de ce qu’ils sont devenus. Pour les sortir de leur condition, il faut les responsabiliser, les faire changer d’attitude face au travail, et non les conforter dans leurs échecs par l’assistance sociale. La rhétorique du mérite porte en elle le refus de toute surdétermination, qu’elle soit sexuelle, sociale ou raciale. Les trajectoires sont irréductiblement individuelles : chacun ne peut être expliqué que par lui-même. Ainsi, la célébration médiatique des personnalités africaines-américaines ayant « réussi » permet de tenir à distance les discours critiques quant au racisme structurel aux États-Unis. Dans la littérature sociologique, on appelle « tokénisme » la pratique consistant à intégrer symboliquement des groupes minoritaires pour échapper à l’accusation de discrimination. Dans de multiples biographies, l’entrepreneuse noire Oprah Winfrey est célébrée comme celle qui s’est arrachée à la pauvreté et à l’adversité pour partir à la conquête de l’American dream. Ces « biographies tokénistes », explique Dana L. Cloud, commencent par reconnaître l’oppression et les barrières structurelles qui contraignent l’individu, pour ensuite les abolir en célébrant le dépassement de soi.

« Le tokénisme glorifie l’exception afin de mieux dissimuler les règles du jeu du succès dans la société capitaliste.[2] »

Ayant lui aussi triomphé du marché, l’entrepreneur afro-américain peut rejoindre les rangs d’une bourgeoisie universelle, déracialisée.

« Érigées en modèles, [ces personnalités] sont la « preuve » que rien n’empêche les Noirs du ghetto de réussir s’ils s’en donnent la peine. »

L’américaniste Sylvie Laurent a montré comment la célébration de l’entrepreneuriat noir aux États-Unis a permis symétriquement de réactiver la vieille image raciste du « pauvre indolent et oisif, vivant aux crochets de la société et qu’il faut discipliner. »

« Le culte de l’initiative personnelle de ceux qui savent « se prendre en main » et la condamnation morale de ceux qui se « cherchent des excuses » aboutissent logiquement à la délégitimation des programmes de « promotion préférentielle » (affirmative action). […] Dissimulée sous la rhétorique néolibérale de la réussite individuelle offerte à tous, par la force du mérite et de la moralité de chacun, se reproduit une forme redoutable de racisme contemporain. Non seulement l’existence de freins structurels à l’égalisation des conditions raciales est niée, mais lorsque la réalité des situations discriminatoires est reconnue, elles sont moins que jamais considérées comme appelant une intervention de l’État.[3] »

Le mythe de l’entrepreneur s’inscrit dans un imaginaire politique qui postule une égalité potentielle et effective entre tous les individus. Chacun peut concourir au marché et se révéler au monde. La justice sociale s’accomplit à travers une égalité des chances comprise dans la situation de concurrence généralisée.

« Dans une société devenant libérale, fondée sur l’indifférenciation et l’autonomie des individus, expliquent Pierre-Yves Gomez et Harry Korine, la liberté d’entreprendre conduit à une inégalité acceptable, parce que justifiée par des compétences exceptionnelles. […] Au final, l’entrepreneur moderne est légitime tant que ceux qui acceptent son autorité peuvent eux-mêmes être entrepreneurs et, donc, choisir libre­ ment de ne pas l’être. [4]»

Le mythe de l’entrepreneur est porteur d’une mystique innéiste, profondément anti-sociologique. Les explications individualistes sont tenues pour vraies a priori ; le monde semble transparent, animé par des volontés et des intentions délibérées. Chacun peut vivre dans l’« illusion d’être propriétaire de ses qualités[5] ». Une telle vision du monde permet de s’aveugler à la question de la construction sociohistorique des positions sociales et de désamorcer toute réflexion critique sur les pouvoirs institués. En vivant dans un éternel présent, en suivant les évidences de la mythologie entrepreneuriale, il est facile d’assimiler ceux qui captent la valeur à ceux qui la créent, de prendre les bénéficiaires de l’économie pour leurs fondateurs. Si les entrepreneurs sont bien des créateurs, alors nous leur devons spontanément reconnaissance et gratitude. Si la prospérité d’une société s’explique par le travail et le génie d’une poignée d’hommes, alors ceux-ci sont bien ces Atlas portant le monde sur leurs épaules. Il n’est dès lors que justice qu’ils soient payés en conséquence. Leur richesse leur revient de droit, et les imposer constitue toujours une sorte de scandale. C’est bien le mythe de l’entrepreneur-créateur que les politiciens conservateurs évoquent lorsqu’ils dénoncent l’impôt progressif comme un impôt punitif dirigé contre ceux qui réussissent et en appellent à une levée des taxes, des réglementations et des rigidités qui brident l’innovation. À partir du mythe de l’entrepreneur, on ne peut de toute manière considérer l’État comme autre chose qu’une incongruité. Si la richesse provient du génie créatif d’une élite, quel rôle légitime une puissance publique peut-elle bien tenir ?

« Alors que la révolution [industrielle] fait rage, les gouvernements doivent s’en tenir à l’essentiel : de meilleures écoles pour une main­ d’œuvre qualifiée, des règles du jeu claires et équitables pour les entreprises de toutes sortes. Laissez le reste aux révolutionnaires.[6] »

Comme l’exprime bien cet extrait d’un article de The Economist, il semble à l’évidence nécessaire de contenir l’État, ce monstre phagocyteur. L’entrepreneur, cet homme qui voit mieux et plus loin que les autres, et dont les intérêts privés se confondent spontanément avec l’intérêt public, constitue pour la société tout entière un véritable guide :

« C’est là une singulière et paradoxale conclusion pour le système politique libéral qui est supposé se fonder sur l’égalité des humains, leur interchangeabilité et leur autonomie. Finalement, pour gouverner les humains de manière acceptable, il faut des humains d’exception. L’entrepreneur serait un nouveau Léviathan.[7] »

Il n’y a dès lors rien d’étonnant à voir des candidats à l’élection présidentielle américaine tels que Ross Perot, Mitt Romney et plus récemment Donald Trump se prévaloir de leur condition d’entrepreneur pour asseoir leur légitimité. Ils ont été révélés par le marché : comment pourrait-on les soupçonner d’incompétence ?

Les récits célébrant l’entrepreneur forment des fictions nécessaires à la légitimation de l’ordre social. Si la production de valeur est le fait d’un collectif et  non  d’un individu ;  si l’innovation provient de la multitude et non d’un seul ; si l’entrepreneur s’approprie des ressources bien davantage qu’il ne les produit ; si nous sommes guidés par des forces anonymes et non par des démiurges ; si la chance est un déterminant bien plus important que le talent pour expliquer la réussite ; alors, comment justifier la position dominante, l’autorité et les droits de propriété d’une élite ? Comment expliquer la concentration en quelques mains d’une richesse produite par tous ?

Le mythe de l’entrepreneur alimente un imaginaire politique conservateur, dont les présupposés et postulats se diffusent bien au-delà de la presse économique et de la littérature entrepreneuriale. En propageant des conceptions individualistes et élitistes de la création de valeur, et en éclipsant les conflits liés à son partage et à la division du travail, les multiples récits qui animent le mythe de l’entrepreneur remplissent une fonction idéologique. Ils fondent une fiction du pouvoir justifiant, à un niveau micro, l’autorité des entrepreneurs dans leurs milieux et, à un niveau macro, celle des capitalistes dans nos systèmes de gouvernement.

On pourrait cependant nous opposer le fait que l’imaginaire entrepreneurial contemporain est loin d’être monolithique. Hollywood a mis en scène Howard Roark, l’architecte génial imaginé par Ayn Rand, suprême incarnation du mythe de l’entrepreneur tel que nous l’avons décrit dans ce livre. Il a aussi donné à voir le financier corrompu Gordon Gekko, l’un des vilains les plus célèbres de l’histoire du cinéma[8].  Dans les représentations médiatiques courantes, l’entrepreneur­créateur côtoie, comme on l’a vu, la figure diabolisée du capitaliste. Certaines figures s’inscrivent d’ailleurs simultanément dans les deux registres. Bill Gates fait l’objet depuis les années 1980 d’une multitude d’articles, de biographies et de documentaires élogieux. Une série récente propose même aux spectateurs un « voyage à travers son cerveau », décrit comme un « multiprocesseur» exceptionnel »[9].  Dans tout un pan de la littérature, Gates apparaît lui aussi comme un entrepreneur­créateur, visionnaire et génial. Dans les biographies de Steve Jobs, en revanche, il intervient en  tant  qu’antagoniste ; il est le capitaliste malfaisant. Et, depuis quelques années, Gates est aussi devenu l’un des grands démons de l’imaginaire conspirationniste mondial. Il est notamment  censé  avoir  planifié et financé la pandémie de Covid-19 et organisé le puçage des populations via la vaccination[10].  À première vue, on pourrait interpréter l’imaginaire conspirationniste comme une forme de résistance, naïve et irrationnelle, au mythe de l’entrepreneur. Bien au contraire : les récits complotistes, comme les hagiographies, traitent l’entrepreneur en démiurge, en toute-puissance capable de renverser à elle seule l’ordre du monde. Qu’on le célèbre tel un humaniste ou qu’on le craigne comme un croquemitaine, l’entrepreneur demeure une figure de l’implacable volonté créatrice.

On pourrait également reprocher au mythe de l’entrepreneur son manque d’effectivité. Certes, il imprègne toute l’idéologie nationale américaine, mais ses axiomes ne se sont pas imposés partout où a triomphé l’ordre néolibéral. En comparant les sondages réalisés depuis des décennies par le British Social Attitudes Survey (BSA) en Grande-Bretagne et par le General Social Survey (GSS) aux États-Unis, on constate que les Britanniques restent bien plus méfiants que les Américains vis-à-vis du monde des affaires et plus incrédules quant aux possibilités d’ascension sociale offertes par le marché. Les efforts du gouvernement   britannique   pour développer une « culture de l’entreprise » ont certes bouleversé l’organisation et le financement du système éducatif et universitaire, mais n’ont pas entraîné, selon Peter Armstrong, un « changement radical et spontané du sentiment populaire[11] ». En réalité, il existe sans doute une coexistence de plusieurs régimes de vérité. On peut chérir et cultiver le mythe, célébrer l’existence d’êtres exceptionnels et géniaux, tout en étant en partie conscient des facteurs qui structurent et conditionnent les existences. A-t-on d’ailleurs jamais connu un imaginaire politique, social ou religieux ne souffrant d’aucune contestation? Il a souvent été répété dans la littérature consacrée au mythe que celui-ci a précisément pour fonction d’aider à faire sens de l’existence en gérant les contradictions et les complexités du monde physique et social. On peut ainsi considérer que, dans la modernité capitaliste, le mythe de l’entrepreneur permet de simplifier la vie économique en la théâtralisant et de rassurer les individus quant à leurs capacités à agir et à être maîtres de leur destin.

Notes

[1] Charlie SPIERING, «Romney: Obama « insulting » every innovator in America from Steve Jobs to Papa Johns », Washington Examiner, 17 juillet 2012.

[2] Dana L. CLOUD ,  « Hegemony  or  concordance ? The  rhetoric  of  tokenism in Oprah » Winfrey’s rags-to-riches biography », Critical Studies in Mass Communication, vol.13, n° 2, 1996, p.122.

[3] Sylvie LAURENT, La Couleur du marché. Racisme et néolibéralisme aux États-Unis, Le Seuil, Paris, 1999, p. 73, 123 et 180-181.

[4] Pierre-Yves GOMEZ et Harry KORINE, L’Entreprise dans la démocratie. Une théorie politique du gouvernement des entreprises, De Boeck, Bruxelles, 2009, p.37 et 52.

[5] Dominique GIRARDOT, La Société du mérite. Idéologie méritocratique et violence néolibérale, Le Bord de l’eau, Latresne, 2011, p. 40.

[6] The Economist, « The third industrial revolution », 21  avril  2012. Cité dans Mariana MAZZUCATO, The Entrepreneurial State, op. cit., chapitre I.

[7] Pierre-Yves GOMEZ et Harry KüRINE, L’Entreprise dans la démocratie, op. cit., p.43.

[8] King VIDOR, The Fountainhead, 1949 ; Oliver STONE, Wall Street,1987.

[9] Davis GUGGENHEIM, Inside Bill’s Brain. Decoding Bill Gates, 2019.

[10] Pauline MOULLOT, « Covid-19 : Bill Gates au cœur des théories du complot », Libération, 20 mai 2020.

[11] Peter A RMSTRONG, Critique of Entrepreneurship, op. cit., p. 6.