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Loi de programmation militaire : Un discours qui en dit long, par Patrick Silberstein
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Merci à Patrick Silberstein, animateur des éditions Syllepse, pour cette contribution, initialement parue sur le site Bastille et qu’il a revue ici.
La discussion sur la loi de programmation militaire est en cours. Elle est très révélatrice des stratégies en vigueur dans la gauche, et notamment dans la gauche « radicale parlementaire ». Celle-ci – et d’autres qui se prétendent plus à gauche – se sert à l’occasion de l’augmentation du budget alloué aux armées pour opposer le soutien en matériel militaire accordé à la République ukrainienne attaquée par la dictature impérialiste de Moscou aux besoins sociaux. Il faudra donc examiner avec attention ce qu’il en est et nous aurons l’occasion d’y revenir.
Certains discours – qu’on pourrait considérer comme étant déconnectés des positionnements sur l’Ukraine – sont cependant significatifs d’une stratégie nationale, institutionnelle et, en définitive, respectueuse de l’ordre établi de certains dirigeants insoumis.
Bastien Lachaud étant le député insoumis de la circonscription où j’habite, je prête une attention particulière à ce qu’il peut dire sur certains sujets, dont celui de la défense nationale. Il est en effet membre de la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale.
Examinons le discours qu’il a prononcé le 22 mai 2023 devant l’Assemblée nationale. Ses propos soulignent le gouffre qui nous sépare. J’essaierai toutefois d’éviter toute polémique inutile et tenterai de ne pas (trop) m’attacher au vocabulaire employé (l’usage immodérée de l’expression « notre patrie[1] », par exemple).
Ses propos se passent (presque) de commentaires1. Bien entendu, s’il s’agissait d’écrire un tract ou d’engager une discussion avec lui, je serai contraint à plus de précisions et de nuances. Mais comme ici, nous sommes entre gens de la même famille de pensée, je me contenterai de citer les propos du député de La France insoumise2 et de faire quelques incises. Chacun·e comprendra, j’en suis certain, le sens de tout cela.
Invoquant les mânes de Jaurès – sans aller toutefois se risquer à citer les conceptions que celui-ci a développé dans L’Armée nouvelle –, il n’engage pas une discussion budgétaire mais un débat doctrinal. C’est là que le bât blesse. Mais est-ce vraiment une surprise? Plus que de l’enveloppe de « 413 milliards », dit-il, il veut parler de « notre ambition pour la place de la France » et des moyens d’«œuvrer pour la paix et défendre la France».
Énumérant les diverses crises que frappent le monde — le capitalisme et sa mondialisation ne sont pas mentionnés –, le « retour de la logique de blocs » et « la terrible agression de l’Ukraine par la Russie» (minimum syndical), il pose la question suivante: faut-il « accepter la logique de blocs [et] se résigner à la guerre » ou bien « œuvrer pour la paix et l’intérêt général humain ». Certes!
Le meilleur vient après et nous rentrons dans le vif. Si « la France est une grande puissance », dit-il, « elle n’est pas une puissance occidentale ». En effet, elle «est présente sur l’ensemble des océans. Sa plus grande frontière terrestre est avec le Brésil. Sa plus grande frontière maritime est avec l’Australie ». Autrefois la France allait de Dunkerque à Tamanrasset, aujourd’hui grâce aux vertus du domaine maritime et de la Royale, elle est immensément plus vaste. Les peuples colonisés des Caraïbes, de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie apprécieront !
Bastien Lachaud poursuit – je nous fais grâce des effets de manche patriotiques sur le rôle universaliste de la France – en proposant de « revivifier l’ONU ». Ne croyez pas qu’il formule la proposition de mettre fin au droit de veto et à l’existence de membres permanents du conseil de sécurité ou une quelconque proposition de démocratisation de l’ONU. Non pas. La place de la France au sein de ce conseil de sécurité ne semble pas être un sujet. Ce dont il s’agit, c’est de la « création d’une force de réponse aux catastrophe climatiques ». Au demeurant, pourquoi pas. Mais pour quoi faire ?
Après Jaurès, c’est de Gaulle qui est convoqué pour rappeler sa sortie du commandement intégré de l’Alliance atlantique. Normal, exercice obligé. Sortir de l’OTAN, certes, mais pour quelle politique international(ist)e, pour quelle politique militaire? On n’en saura pas plus, sans doute par manque de temps[2].
Rappelant l’ambition de « faire de l’espace un bien commun de l’humanité », il omet de nous dire qui assurerait la gestion de ce bien commun. L’assemblée générale de l’ONU? Le conseil de sécurité? Les puissances spatiales ou maritimes? On ne le sait pas. Sans doute en parle-t-il ailleurs dans le programme du dimanche[3]?
Poursuivons et arrivons à ce qu’on appelait autrefois la force frappe, autrement dit l’arme atomique française chère à la gauche parlementaire. « Nous devons œuvrer dans le cadre du respect du traité de non-prolifération au désarmement nucléaire multilatéral des puissances dotées et détentrices. » Multilatéral, ça veut dire tous en même temps. Admettons. Rappelons-nous au passage que, à son indépendance, l’Ukraine avait renoncé unilatéralement à ses armes nucléaires. Si la suite du discours n’est pas non plus une surprise, il n’est sans doute pas inutile de rappeler que la sortie du nucléaire dont se réclame la France insoumise ne comporte pas l’abandon de l’arme nucléaire. « Cette ambition, poursuit Bastien Lachaud, « n’est pas contradictoire avec le fait de réaffirmer qu’aujourd’hui [concédons lui qu’il dit aujourd’hui] la dissuasion nucléaire demeure la clé de voûte de notre défense nationale.» Il pose alors la question suivante: qu’en sera-t-il de la crédibilité de cette dissuasion demain? « Sera-t-elle infaillible? » Il se « pourrait que notre [il dit bien « notre »] dissuasion soit contournée ». Et de proposer la formation d’un « commissariat à la dissuasion de demain ».
Sans dire un mot sur les exportations d’armes, il vante ensuite l’excellence de «nos[il dit bien «nos»] entreprises de défense ». Il ne propose pas de les reconvertir mais les « ramener dans le giron publique ». N’ouvrons pas ici le débat sur les nationalisations/socialisations, mais ce discours aurait pu être, rêvons un peu, l’occasion de montrer la nécessaire réflexion sur la contradiction entre refus du réarmement, nécessité de fournir des armes à l’Ukraine (et pas aux dictatures) et reconversion des « ouvriers spécialisés, techniciens et ingénieurs qui font leur puissance » vers des productions socialement et écologiquement utiles.
Qualifiant à juste titre le projet gouvernemental de SNU de « réactionnaire », il le dénonce parce qu’il fait « peser une menace de plusieurs milliards d’euros » sur la programmation. Il y oppose une « conscription citoyenne » et évoque les conditions d’exercice « des hommes et des femmes qui défendent notre patrie ». Sur ces deux questions, fait-il référence à une citoyenneté pleine et entière sous l’uniforme (rappelons que le droit syndical et d’association reste proscrit dans l’armée), à une refonte doctrinale et opérationnelle, à une inspiration ukrainienne de la défense ? Nul ne le sait. Sans doute en parle-t-il ailleurs, dans le programme du dimanche. On pense à nouveau au Jaurès de l’armée nouvelle et on se doute que les volumes reliés pleine peau trônent dans le bureau du député, sur une étagère en chêne, prêts pour la photo.
Six minutes de vérité donc. Se souvenant qu’il a été enseignant dans une autre vie, le député insoumis nous propose un exercice à trous où ce sont les silences qui parlent.
Patrick Silberstein
[1] Les citations entre guillemets et en italiques sont issues du discours de Bastien Lachaud à l’Assemble nationale, consultable sur internet.
[2] Je veux bien donner acte à Bastien Lachaud qu’il est limité dans son temps d’intervention (six minutes) et qu’il ne peut pas tout dire. Mais force est de constater qu’il utilise le temps qui lui est imparti d’une façon qu’on ne peut pas séparer de l’orientation qui est la sienne.
[3] Dans un espace moins contraint que la tribune de l’Assemblée nationale, celui ouvert par l’émission « Retex » de Mediapart, son collègue Aurélien Saintoul ne dessine pas lui non plus un autre horizon que celui de la dissuasion nucléaire à laquelle, dit-il, « on ne peut pas renoncer d’un claquement de doigt ».