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Christian Rakovsky : vie et mort d’un révolutionnaire
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Christian Rakovsky : vie et mort d’un révolutionnaire - CONTRETEMPS
Né en Bulgarie, Christian Rakovsky est devenu l’un des principaux dirigeants de la Révolution russe. Il souhaitait que l’Union soviétique devienne un véritable partenariat entre la Russie et les nations opprimées de l’ex-Empire tsariste. Mais lorsque Rakovsky a contesté la dictature de Staline, il a été jugé et exécuté sur la base d’accusations forgées de toutes pièces.
***
Il est presque impossible de concevoir que l’ascension et la chute du mouvement marxiste international au cours de la première moitié du vingtième siècle puissent être incarnées par le destin d’un seul individu. Pourtant, la vie de Christian Georgievich Rakovsky (1873-1941) illustre, presque comme aucune autre, toute une génération d’intellectuels et d’intellectuelles de gauche qui se sont engagé.e.s dans les mouvements ouvriers socialistes européens : un engagement inébranlable qui a défini leur vie du début à la fin.
Rakovsky a été effacé de l’histoire par son bourreau, Joseph Staline. Mais nous pouvons retracer le drame des bouleversements qui ont englouti l’Eurasie au cours de ces décennies à travers l’arc de sa vie : étudiant, militant syndical et anti-guerre, journaliste politique, auteur prolifique dans de nombreuses langues, médecin, dirigeant bolchevique, chef du jeune État ukrainien, chef de l’Armée rouge, diplomate soviétique, antifasciste et antistalinien.
La question des Balkans
Bulgare de naissance, Rakovsky est issu d’une famille relativement riche qui, dans les années 1860, a lutté activement pour l’indépendance de la Bulgarie face à l’Empire ottoman. En ces temps troublés, la « question nationale » et les questions sociales ont façonné sa pensée. Sa politisation l’a conduit à être exclu de l’enseignement bulgare à l’âge de quinze ans pour avoir mené une manifestation d’étudiants. Dès lors, sa formation et son engagement politique deviennent de plus en plus multinationaux.
À partir de 1889, il est actif dans les mouvements sociaux-démocrates de Bulgarie et de Roumanie. En 1891, il quitte la Bulgarie pour Genève, foyer d’émigré.es politiques de gauche, où il rejoint un cercle d’étudiant.es socialistes et publie dans la revue bulgare Social-Demokrat. Inscrit en médecine, il fait la connaissance de personnalités marxistes telles que Friedrich Engels, Georgi Plekhanov et Rosa Luxemburg.
Il devient rapidement un journaliste prolifique et un activiste politique énergique. En 1893, il organise le Deuxième Congrès International des Étudiants Socialistes et représente la Bulgarie au Congrès Socialiste International de Zurich. Trois ans plus tard, il est délégué au Quatrième Congrès de la Deuxième Internationale qui se tient à Londres. Ce rassemblement est marqué par de vives controverses, notamment entre Lénine et Luxemburg sur la question de l’autodétermination nationale.
Le jeune Rakovsky se distingue comme étudiant en médecine. Il obtient son diplôme à l’Université de Montpellier en 1897, avec une thèse provocante et très remarquée qui plaide pour une approche socio-économique des « causes du crime et de la dégénérescence » plutôt que pour une approche anthropologique et atavique. Mais sa véritable vocation n’est pas la médecine, qu’il ne pratique que pendant six mois dans l’armée roumaine, mais la politique, et une politique pleine de risques.
En 1899, il est contraint de fuir le Saint-Pétersbourg tsariste pour éviter d’être arrêté après avoir évoqué les débats entre les populistes russes, qui voyaient dans la commune paysanne traditionnelle un vecteur de révolution, et les marxistes, qui se tournaient vers la classe ouvrière, comme il le faisait lui-même. Un an plus tard, après avoir été à nouveau expulsé de la capitale russe pour propos « incendiaires », il se rend à Paris pour participer au Congrès Socialiste International.
Là, il se lie avec les sociaux-démocrates bulgares et serbes qu’il représente au Congrès de la IIe Internationale à Amsterdam en 1904. L’année suivante, il part pour la Roumanie où il crée România Muncitoara (« Travailleurs de Roumanie »), le journal du Parti Socialiste Roumain. Parallèlement, il mène une campagne de défense des marins qui se sont réfugiés en Roumanie après s’être mutinés sur le cuirassé Potemkine pendant la révolution russe de 1905.
Résister à la guerre
La déportation et l’incarcération font partie intégrante du curriculum vitae de Rakovsky. Les autorités roumaines le déclarent agitateur socialiste et le tiennent pour responsable des soulèvements paysans qui secouent le pays ; en 1907, il est expulsé. Il faudra une campagne de masse de cinq ans en sa faveur pour qu’il soit autorisé à revenir.
Il n’a pas perdu ces années en exil. Il représente les socialistes roumains aux Congrès de Stuttgart et de Copenhague et le Bureau de l’Internationale socialiste à la première Conférence des partis socialistes balkaniques à Belgrade en 1911. Il manifeste rapidement ses convictions anti-guerre, dénonçant la première guerre des Balkans (1912-13) comme une « guerre de conquête infâme et criminelle ». Pour Rakovsky, la seule guerre légitime est la guerre de classe.
La première réaction de Rakovsky au déclenchement de la Première Guerre mondiale est ambiguë. Il ne condamne pas les sociaux-démocrates des pays belligérants qui votent les crédits de guerre. Alors qu’il considère que la Serbie, la France et la Belgique sont attaquées par l’Allemagne et l’Autriche, il fait campagne avec les sociaux-démocrates roumains en faveur de la neutralité roumaine contre deux partis concurrents favorables à la guerre : les Russophiles et les Germanophiles.
Cependant, l’avènement de l’Union Sacrée en France, qui voit le vétéran socialiste Jules Guesde entrer au gouvernement, combinée à l’influence des discussions avec son ami Léon Trotsky et aux critiques virulentes de Lénine, radicalise rapidement la position de Rakovsky. Il passe de la neutralité à l’opposition à la guerre impérialiste et commence à s’identifier à la position de Trotsky, qui prône « une paix sans indemnité ni annexion, sans vainqueurs ni vaincus ».
Lénine, cependant, appelle à la « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile ». Il condamne l’absence de lutte pour cet objectif comme un « mal kautskyen » opportuniste. Les tensions entre Rakovsky et Lénine sont flagrantes lors de la Conférence anti-guerre de Zimmerwald, qui se tient du 5 au 8 septembre 1915 et dont Rakovsky est l’un des principaux acteurs.
Zimmerwald marque un véritable tournant pour Rakovsky, qui répudie finalement la Deuxième Internationale en faveur d’une nouvelle internationale révolutionnaire.
Rakovsky soutient le manifeste final de la conférence rédigé par Trotsky. Lénine et les délégués de la gauche de Zimmerwald votent finalement en faveur de ce document, qu’ils considèrent comme un pas vers la rupture avec l’opportunisme social-démocrate, malgré leurs réserves quant à l’absence d’analyse de l’opportunisme ou de la manière de lutter contre la guerre dans le manifeste.
Zimmerwald marque cependant un véritable tournant pour Rakovsky, qui répudie finalement la Deuxième Internationale en faveur d’une nouvelle internationale révolutionnaire. Il rejette désormais l’idée d’un « défensisme » national. Il abandonne l’opposition indéterminée à la guerre qui avait été adoptée lors de la Conférence de Stuttgart de la IIe Internationale en 1907, considérant plutôt la révolution dans les États belligérants comme le moyen de mettre fin au conflit et cherchant à formuler les tactiques nécessaires pour la promouvoir.
Lors de la Conférence de Berne de février 1916 de l’exécutif du mouvement de Zimmerwald, Rakovsky se vante d’être « aux côtés de Lénine ». Il condamne catégoriquement l’unité nationale en temps de guerre, soutient l’objectif d’établir une Troisième Internationale pour remplacer la Deuxième et préconise la révolution socialiste comme moyen de mettre fin à la guerre. Comme le dit un journal bernois de l’époque, il est « la figure la plus internationaliste du mouvement révolutionnaire européen ».
La révolution russe
De retour en Roumanie, Rakovsky est arrêté en septembre 1916, un mois après l’entrée en guerre de l’armée roumaine aux côtés des puissances de l’Entente. La révolution de février 1917 en Russie impériale sera son salut. Rakovsky est libéré le 1er mai 1917 « au nom de la révolution russe » par une garnison russe stationnée en Roumanie.
Âgé de quarante-quatre ans, il se rend immédiatement dans la Russie révolutionnaire et rejoint le parti bolchevique de Lénine juste après la révolution d’Octobre. Au nom du peuple roumain, Rakovsky salue « le triomphe de la révolution prolétarienne et paysanne en Russie ». De leur côté, les bolcheviks saluent une nouvelle recrue illustre, le « célèbre leader roumain » et « internationaliste de renom ».
La jeune révolution soviétique est menacée par les forces allemandes qui occupent l’Ukraine au printemps 1918. Rakovsky est chargé de négocier avec Pavlo Skoropadsky, devenu hetman (chef) d’Ukraine à la suite d’un coup d’État soutenu par les Allemands, afin de désamorcer d’éventuelles hostilités. La révolution allemande de novembre 1918 met fin à cette menace immédiate.
Cependant, l’armée allemande retient Rakovsky dans son nouveau rôle d’émissaire des soviets pan-russes au Congrès des conseils d’ouvriers et de soldats de Berlin. Après sa libération, Lénine confie à Rakovsky un rôle encore plus difficile, celui de dirigeant bolchevique en Ukraine, devenue l’un des principaux champs de bataille de la guerre civile entre l’Armée rouge et l’Armée blanche.
Dans ce chaudron, Rakovsky porte de multiples casquettes bolcheviques : président du Soviet ukrainien des commissaires du peuple, président de son conseil de défense, commissaire aux affaires étrangères et membre du politburo du Parti communiste (bolchevik) d’Ukraine (PC(b)U). Le curriculum vitae multiethnique de Rakovsky, sans parler de son courage, de son énergie et de son expérience politique, a fait de lui le bon choix pour les tâches qu’il avait à accomplir.
La jeune République soviétique socialiste d’Ukraine (RSSU), proclamée le 10 mars 1919 à Kharkiv, est presque mort-née. L’Armée rouge doit faire face à une succession d’adversaires contre-révolutionnaires féroces, notamment l’Armée populaire ukrainienne de Symon Petliura et les forces blanches d’Anton Dénikine, ainsi que les interventionnistes français et polonais. Le cours de la bataille changea plusieurs fois de manière spectaculaire, tout comme les alliances politico-militaires, jusqu’à ce que le traité soviéto-polonais de mars 1921 mette enfin un terme aux combats.
Nationalisme et internationalisme
En 1919-1921, les conditions sociales sont loin d’être favorables au gouvernement soviétique ukrainien de Rakovsky. Les conditions d’une guerre civile impitoyable, combinées aux politiques bolcheviques draconiennes du « communisme de guerre » et des réquisitions agricoles, brisent l’économie et provoquent la colère de la population, en particulier de la paysannerie, qui représente 80 % de la population et est majoritairement ukrainienne.
Les centres urbains étaient les remparts du PC(b)U, en particulier dans le Donbass industriel. La population de ces régions est en grande partie d’origine russe et juive, ce qui renforce les stéréotypes anti-russes et antisémites sur la nature du bolchevisme.
Rakovsky n’avait rien contre le nationalisme ukrainien : compte tenu de ce qu’il considérait comme « la faiblesse et l’anémie » du prolétariat ukrainien, il estimait que l’idée d’une Ukraine indépendante était une concession dangereuse à la contre-révolution et à l’impérialisme occidental. À ce stade, il rejette toute distinction ethnographique entre les Ukrainiens et les Russes ou toute préoccupation concernant la menace de russification.
Selon Rakovsky, le nationalisme ukrainien est une force artificielle imposée par l’intelligentsia. De son point de vue, les impératifs de la lutte des classes et de la révolution socialiste internationale sont décisifs, et il décrit la lutte révolutionnaire ukrainienne comme « le facteur décisif de la révolution mondiale ».
Le point de vue de Rakovsky sur le nationalisme ukrainien change radicalement avec la fin de la guerre civile, l’introduction de la Nouvelle Politique Économique (NEP) en mars 1921 et les négociations sur la formation de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) en 1922-23. Au cours de ces discussions, il se heurte à Staline, qui a l’intention de construire une URSS centralisée, dominée par sa plus grande république, la Russie. Ceci, malgré les craintes d’un Lénine mourant concernant le retour de la domination de la Grande Russie.
À la tête de l’Ukraine soviétique, Rakovsky défend avec véhémence l’égalité fédérale entre les républiques fondatrices de l’URSS (Ukraine, Russie, Biélorussie et Transcaucasie). Il dénonce le « centralisme aveugle » de Staline et son « insensibilité » à l’égard des nationalités paysannes non russes, qu’il considère comme une menace pour le « pouvoir soviétique ».
Le nouveau dirigeant soviétique finit par vaincre Rakovsky sur cette question : alors que Staline accepte formellement le principe d’une fédération soviétique d’égaux nationaux, il poursuit en réalité la mise en place d’une URSS hypercentralisée avec Moscou à sa tête. Il ne pardonnera jamais à Rakovsky, qui sera démis de ses fonctions de chef du gouvernement ukrainien en juillet 1923.
Rakovsky est nommé ambassadeur soviétique au Royaume-Uni (1923-25), puis en France (1925-27). Comme il l’écrit à Staline, ces postes ne sont qu’un prétexte « pour me bannir de mon travail en Ukraine ». Cette période d’exil ne sera pas la dernière de Rakovsky.
L’opposition à la bureaucratie
Rakovsky s’inquiète de plus en plus de l’émergence d’une bureaucratie gouvernementale en URSS qui étoufferait à la fois l’indépendance nationale républicaine et la démocratie soviétique. Juste avant d’être démis de ses fonctions de chef du gouvernement ukrainien, Rakovsky met en garde contre l’émergence d’un « corps distinct de fonctionnaires qui unissent leur destin à celui de la centralisation elle-même ».
L’opposition de Rakovsky au projet centralisateur de Staline le pousse à soutenir l’Opposition de Gauche dirigée par Trotsky, à laquelle il adhère publiquement en août 1927. Peu après, les autorités françaises déclarent Rakovsky persona non grata sur leur sol et il retourne en URSS. Il se lance immédiatement dans la campagne de l’Opposition de Gauche à l’approche du dixième anniversaire de la révolution d’Octobre et du Congrès du Parti Communiste de toute l’Union qui doit se tenir en décembre 1927.
Au cours de cette période, Rakovsky prend la parole lors de réunions d’usines et de partis, notamment en Ukraine, malgré le harcèlement et la brutalité du régime de Staline. Il est bientôt exclu du Comité Central du Parti Communiste de l’Union Soviétique, du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste et, enfin, du Parti Communiste lui-même en décembre 1927.
Après la défaite de l’Opposition de Gauche, Rakovsky est arrêté et exilé dans le sud de la Russie et en Sibérie. Pendant son exil, il développe sa réflexion sur la bureaucratisation stalinienne dans une analyse fondamentale intitulée « Les ‘dangers professionnels’ du pouvoir« , publiée dans le bulletin clandestin de l’Opposition de Gauche en 1929. Comme l’a fait remarquer son biographe Pierre Broué dans Rakovsky ou la Révolution dans tous les pays, l’analyse de Rakovsky a été « la première tentative sérieuse de l’Opposition de s’attaquer historiquement et théoriquement au phénomène de la dégénérescence bureaucratique ».
L’article est une analyse approfondie de la dégénérescence et de la bureaucratisation du parti communiste et de l’État soviétique. Le point de départ de l’explication de Rakovsky est la passivité et la dépolitisation de la classe ouvrière soviétique. Selon lui, cette classe n’est pas la même force sociale que celle qui a pris le pouvoir en octobre 1917. La classe ouvrière postrévolutionnaire n’a pas connu le même baptême du feu que celui qui l’avait unifiée et poussée à la révolution.
La guerre et les terribles conditions économiques ont certainement fait des ravages. Cependant, Rakovsky pense que la cause principale est l’échec du Parti Communiste à éduquer cette classe ouvrière reconstituée dans l’esprit du socialisme soviétique. Il attribue cet échec à la faillite des élites du parti et de l’État, dont les conditions de vie privilégiées sont très éloignées de celles de la classe ouvrière :
« Lorsqu’une classe prend le pouvoir, l’une de ses composantes devient l’agent de ce pouvoir. C’est ainsi que naît la bureaucratie. Dans un État prolétarien, où l’accumulation capitaliste est interdite aux membres du parti dirigeant, cette différenciation est d’abord fonctionnelle ; elle devient ensuite sociale. (…) Je ne dis pas de classe, mais sociale. Certaines fonctions autrefois remplies par le parti tout entier, par la classe toute entière, sont désormais du ressort du, pouvoir, c’est-à-dire de quelques personnes seulement dans ce parti et dans cette classe. »
Le résultat est « l’ivresse du pouvoir« , écrit Rakovsky, citant le leader révolutionnaire français Maximilien Robespierre. Pour remédier à ce problème, l’Opposition de Gauche devrait proposer non seulement une purge complète de l’appareil du parti, mais aussi la rééducation des membres du parti et de la population en général.
Rakovsky a modestement laissé entendre qu’il s’agissait simplement d’une analyse préliminaire du malaise de la révolution. Pourtant, son allié Trotsky fait l’éloge enthousiaste de l’essai et insiste pour qu’il soit diffusé le plus largement possible. Il servira plus tard de point de départ au célèbre pamphlet antistalinien de Trotsky, La Révolution Trahie, publié en 1936.
Entre fascisme et stalinisme
L’expulsion du Parti, l’exil et l’incarcération brutale ont eu raison des opposants bolcheviks. Certains cherchent à revenir dans le giron du Parti, surtout après que Staline a semblé reprendre certaines de leurs politiques clés, comme l’industrialisation accélérée, à partir de 1928. Pour sa part, Rakovsky rejette l’idée d’une « capitulation » fondée sur des concessions partielles de Staline à la plate-forme de l’Opposition, exigeant le rétablissement complet de la démocratie au sein du parti, des soviets et des syndicats.
Après l’expulsion de Trotski de l’Union Soviétique en janvier 1929, Rakovsky est désormais considéré comme le leader de l’Opposition de Gauche à l’intérieur du pays. Malgré son isolement et la détérioration de sa santé, Rakovsky rédige plusieurs franches déclarations en 1929-1930, s’adressant directement au Comité Central et définissant les conditions préalables nécessaires à la réintégration de l’Opposition dans la vie politique. La démocratisation complète est l’essence même de ce que recherche Rakovsky.
En fait, ces déclarations étaient des ouvertures pour la réadmission au sein du Parti, appelant implicitement à une alliance avec la faction « centriste » de Staline contre les figures de la « droite » telles que Nikolaï Boukharine. Cette approche inquiète certains opposants, dont Trotsky, qui exprime secrètement ses réserves à Rakovsky.
Néanmoins, les déclarations de Rakovsky sont des critiques cinglantes et sans concession de « l’autocratie de l’appareil » et de la « violente » répression politique à laquelle il s’est livré. L’un des communiqués réclame de manière provocante « l’abolition du poste de secrétaire général », poste occupé par Staline lui-même.
Rakovsky et ses cosignataires dénoncent la vision stalinienne du « socialisme dans un seul pays », la marche forcée vers la collectivisation agricole et l’industrialisation, ainsi que le centralisme bureaucratique grand-russe qui étouffe les républiques nationales de l’URSS. Ils soulignent l’importance de restaurer « la démocratie du parti et des travailleurs » afin de revigorer « l’initiative révolutionnaire des masses », qui est tombée en désuétude.
Dans les années 1930, ces espoirs se sont révélés vains. Le stalinisme triomphe en URSS et le fascisme est en marche ailleurs en Europe. Déporté en Asie centrale en 1932, Rakovsky, malade, perd tout contact avec Trotsky. La nouvelle que Rakovski a été blessé lors d’une tentative d’évasion ratée parvient à Trotsky à la fin de l’année.
L’héritage de Rakovsky
Le pire est à venir. Le 23 février 1934, le journal russe Izvestiia publie le texte de la capitulation de Rakovsky au parti. Il fait allusion à la prise de pouvoir des nazis en Allemagne quelques semaines plus tôt comme une raison de soutenir la direction de Staline :
« Face à la montée de la réaction internationale, dirigée en dernière analyse contre la révolution d’Octobre, je considère qu’il est du devoir d’un communiste bolchevique de se soumettre complètement et sans hésitation à la ligne générale du parti. »
La capitulation de Rakovsky porte un coup dévastateur à l’Opposition de Gauche assiégée et à Trotsky personnellement : « Rakovsky était pratiquement mon dernier contact avec l’ancienne génération révolutionnaire », écrit-il dans son journal. « Après sa capitulation, il n’y a plus personne. » Cependant, il ne condamne pas personnellement Rakovsky, mais il accuse les pressions politiques extraordinaires auxquelles il a succombé : « Nous pouvons dire que Staline a obtenu Rakovsky avec l’aide d’Adolf Hitler. »
Quatre ans plus tard, en mars 1938, au plus fort de la terreur stalinienne, Rakovsky est cité dans le troisième procès-fleuve moscovite des anciens bolcheviks en tant que membre d’un soi-disant « centre trotskiste ». Il est accusé de conspirer avec des agences de renseignement étrangères pour renverser le gouvernement soviétique. « Le vieux combattant, brisé par la vie », écrit Trotsky en apprenant l’accusation, « va inéluctablement à la rencontre de son destin ».
Et c’est ce qui se produisit, bien que son exécution n’ait eu lieu que le 11 septembre 1941. Rakovsky avait avoué des crimes concoctés à cause de « la tromperie, du chantage et de la violence psychologique et physique », selon les termes d’une résolution du Soviet suprême d’avril 1988 qui réhabilitait Rakovsky à titre posthume et le réadmettait au sein du parti communiste.
L’arc de la vie de Rakovsky s’élève et s’abaisse avec la période la plus héroïque des mouvements marxistes et ouvriers internationaux et leur défaite au vingtième siècle, écrasés entre le marteau fasciste et l’enclume stalinienne. Les répercussions de cette défaite sont encore présentes aujourd’hui, et pas seulement en Ukraine, mais dans le monde entier.
L’héritage de Rakovsky est à la fois historique et contemporain. Forgés dans le chaudron des guerres balkaniques et de la catastrophe de la Première Guerre mondiale, ses écrits nous donnent un aperçu des sensibilités de l’oppression nationale et des dangers du chauvinisme national lorsqu’il est exploité par des puissances impériales belliqueuses et rapaces. L’internationalisme et la démocratie participative définissaient le socialisme de Rakovsky, qui s’est manifesté non seulement par son adhésion à la révolution d’Octobre, mais aussi par sa détermination inébranlable à défendre ces principes jusqu’à la fin.
*
Roger Markwick est professeur honoraire d’histoire européenne moderne à l’Université de Newcastle, en Australie. Il a été nommé éditeur d’une traduction en anglais d’une importante biographie de Christian Rakovsky écrite par Georgy Chernyavsky, Mikhail Stanchev et Maria Tortika (Lobanova).
Cet article est d’abord paru dans Jacobin. Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.
Illustration : Christian Rakovsky (à gauche) en compagnie de Alexandre Stamboliyski (dirigeant de l’union agraire bulgare, chef d’État, assassiné en 1923).