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Christophe Ramaux : "Le néolibéralisme est à bout de souffle"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Christophe Ramaux
Maître de conférences à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne, membre des Economistes atterrés
Si l’Etat social fait de la résistance, le néolibéralisme a en revanche radicalement changé la donne des politiques économiques, analyse Christophe Ramaux, maître de conférences à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne et chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne.
Il a publié récemment Pour une économie républicaine. Une alternative au néolibéralisme (De Boeck Supérieur, 2022), et estime que les résultats accablants de ces politiques néolibérales doivent nous inciter à en sortir.
Le premier pilier de l’Etat social est la protection sociale. Comment a-t-elle été touchée par les politiques libérales ?
Christophe Ramaux : Avant les retraites, nous avons eu la réduction des droits des chômeurs. La croissance des dépenses de santé, avant le Covid, avait été comprimée bien en deçà des 4 % à 5 % par an nécessaires du fait du vieillissement de la population et des innovations médicales. Sur le RSA, l’accompagnement est bien sûr important, mais c’est clairement le vieux discours de la stigmatisation qui est repris.
Pour autant, la protection sociale est loin d’avoir disparu. Les prestations sociales en espèces (retraite, allocations familiales, chômage, minima sociaux, etc.), c’est 512 milliards d’euros en 2022. Les transferts sociaux en nature de produits marchands (le remboursement des médicaments et des consultations de médecine libérale, les allocations logement…), c’est 168 milliards.
Si on ajoute les revenus correspondant à l’accès aux services publics individuels (l’éducation, l’hôpital…), soit 248 milliards, on arrive à un total de 928 milliards. C’est plus que le total des salaires nets versés. Mes collègues libéraux aiment que j’exhibe ces chiffres ! Une part de ces dépenses ne fait certes que réparer les dégâts du néolibéralisme (pauvreté, chômage), mais ce n’est pas l’essentiel : le RSA, c’est seulement 13 milliards d’allocations.
Et les services publics ?
C. R. : La valeur ajoutée des services publics non marchands (l’éducation, la santé, l’armée, la police…) n’a pas baissé depuis quarante ans : elle est stable à 18 % de la valeur ajoutée globale. Mais cette stabilité masque une dégradation. Une société qui s’enrichit devrait consacrer une part croissante de ses activités à l’éducation, la santé et la culture. Cela n’a pas eu lieu.
La production de ces services publics est en outre mesurée, pour l’essentiel, par les rémunérations des fonctionnaires, soit 12 % du PIB. Mais dans le détail, la part des seuls salaires nets (hors prélèvements sociaux) s’est réduite ces dernières décennies. Il y a bien eu dévalorisation des métiers.
Pour les services publics marchands, les entreprises publiques, la dégradation est encore plus marquée. En 1983, avec les nationalisations, le rapport entre leur valeur ajoutée et celle des sociétés non financières privées était de plus d’un quart. Suite aux privatisations, il n’est plus que de 5 %, en dessous du niveau des Trente Glorieuses.
Mais attention : si les services publics ont été dégradés, ils n’ont pas disparu ! Et pour les réhabiliter, le mieux n’est-il pas d’avoir une stratégie offensive ? Les arguments ne manquent pas. Lorsqu’ils fonctionnent bien – c’est soit dit en passant un défi à toujours relever –, ils sont moins coûteux que le privé. Il n’y a pas d’actionnaires à rémunérer, de dépenses en publicité, etc. Et puis les cadres y sont bien moins rémunérés. Les services publics ont une visée égalitaire et cela tombe bien, ils l’appliquent dans leur fonctionnement, avec des écarts de rémunération bien moindres que dans le privé.
Et la régulation des rapports au travail ?
C. R. : L’une des principales réformes néolibérales a été ici la remise en cause du principe de faveur par lequel les règles de niveau inférieur ne valent que si elles apportent un plus pour les salariés. Les accords de branche doivent apporter plus de droits par rapport à la loi, les accords d’entreprises par rapport à ceux de branche, etc. La loi Fillon a remis en cause cela pour le temps de travail, la loi El Khomri aussi pour les salaires et les ordonnances Macron ont assoupli l’ensemble.
L’usage de ces accords dérogatoires est cependant assez limité. Les responsables des ressources humaines savent qu’on ne peut mobiliser des salariés uniquement par le bâton. Et puis les entreprises disposent déjà de multiples souplesses, avec notamment les emplois précaires. Ceux-ci se sont fortement développés.
Mais, à nouveau, gare à ne pas noircir le tableau. La part des CDI dans l’emploi total a finalement peu baissé : 73 % en 2022, contre 76 % en 1982. Les emplois précaires (CDD, intérim, contrats aidés…) se sont accrus ; ils sont passés de 5 % à 14 %, mais dans le même temps l’emploi indépendant a décru, de 19 % à 13 %, même si l’auto-entrepreneuriat, autre régression, a enrayé cette baisse depuis 2005.
Quels impacts ont les politiques économiques néolibérales ?
C. R. : Enorme ! Sur les trois premiers piliers, protection sociale, services publics et régulation du travail, l’Etat social fait de la résistance. Le néolibéralisme a en revanche radicalement changé la donne en termes de politiques économiques. Outre les privatisations, son noyau dur c’est la finance libéralisée, le libre-échange, l’austérité salariale et la contrerévolution fiscale, avec la moindre taxation des plus riches et des entreprises.
La France n’a pas été à la traîne sur tous ces volets, avec la gauche libérale largement à la manœuvre. Le bilan est accablant. Pour ne citer que ce volet, les grandes entreprises ont massivement délocalisé, d’où la désindustrialisation. Loin de l’image de la « start-up nation », il faut rappeler que les grandes entreprises de plus de 5 000 salariés, c’est près de 30 % de l’emploi privé total, suivies par les entreprises de taille intermédiaire (entre 250 et 5 000 salariés) qui pèsent pour un quart. Et nombre de PME, en dessous, sont en sous-traitance.
Comment s’assurer que les grandes entreprises œuvrent pour le bien-être du pays ?
C. R. : A minima, il faut adopter le modèle de cogestion qui prévaut en Allemagne. Les représentants des salariés y ont la moitié des voix au conseil de surveillance dans les entreprises de plus de 2 000 salariés et les travailleurs y sont bien mieux respectés. En France, les néolibéraux se sont violemment élevés en 2018 contre le rapport Notat-Senard qui invitait timidement à considérer d’autres parties prenantes à l’entreprise que les seuls actionnaires.
Et puis il faut oser renationaliser. N’est-il pas aberrant que les énormes rentes de Total ou d’Engie ne puissent être mobilisées pour financer les investissements requis pour l’écologie, cette nouvelle frontière du XXIe siècle ? L’eau est moins coûteuse quand elle est publique, et il faudrait sans doute recréer un pôle public pour les médicaments, etc.
Lorsque le président de la République dit qu’il faut lancer la réindustrialisation, le suivez-vous ?
C. R. : Il faut se réjouir de ce changement de ton. On peut débattre aujourd’hui du protectionnisme sans passer pour un raciste. Le « méchant Trump » protectionniste a été remplacé par le gentil Biden qui l’est plus encore. Ma crainte est que l’Union européenne reste prisonnière d’une Allemagne libre-échangiste.
Le gouvernement français devrait aller au clash pour remettre à plat les règles d’ouverture à la concurrence. EDF est asphyxiée par l’obligation de brader une bonne part de sa production aux « fournisseurs alternatifs ». Fret SNCF est en passe d’être démantelé, alors que la part du ferroviaire dans le transport de marchandises a chuté de 20 % à 10 % en vingt ans.
Comment voyez-vous l’avenir de l’économie néolibérale ?
C. R. : Le néolibéralisme est à bout de souffle. On ne pourra toutefois en sortir sans remettre en cause ses différents volets, car la finance libéralisée, le libre-échange, l’austérité salariale et la contre-révolution fiscale se tiennent entre eux. Au-delà, la force du capitalisme néolibéral tient à l’absence d’alternative globale.
Pour avancer, j’invite à relire le discours de Jean Jaurès au congrès de la SFIO de 1908. Il le commence en affirmant que les désaccords portent sur les moyens – il fait l’éloge du réformisme révolutionnaire – et non sur le but. Le but, c’est le socialisme avec le « travail souverain devenu maître de tous les moyens de production et d’échange ».
Le souci est que ce but s’est obscurci. Des coopératives existent certes, heureusement, et Alternatives Economiques en est une ! Mais les Scop, ce ne sont que 60 000 emplois. Les travailleurs ne se lèvent pas en masse pour autogérer les entreprises. De même, ce n’est plus l’abolition du salariat qui est à l’ordre du jour, mais le renforcement de son statut.
Jaurès nous livre des clés cependant : il invite à prendre appui sur des institutions qui dessinent en creux le monde de demain. Il cite de maigres avancées : la loi sur les accidents du travail de 1898 (qui obligeait les patrons à souscrire à des assurances… privées) et la réforme en discussion sur les retraites ouvrières et paysannes (en capitalisation).
Plus d’un siècle plus tard, nous avons des leviers autrement plus amples avec les quatre piliers de l’Etat social. Avec eux, des sphères entières d’activité échappent au capital. Il en va de même avec le principe républicain, « une personne, une voix » et non « une action, une voix ». L’enjeu, me semblet-il, est de les développer.
Encore faut-il pour cela se départir de ce que Jaurès nomme le « catastrophisme puéril ». Je pense aux discours critiques qui laissent entendre que l’Etat ne serait plus qu’au service des marchés. Il ne « nous protège plus », exprime Anne-Laure Delatte dans L’Etat droit dans le mur (Fayard, 2023).
Le néolibéralisme, c’est vrai, n’hésite pas à recourir à l’intervention publique. Les subventions et niches fiscales pour les entreprises, qu’elle passe en revue, l’attestent. Mais cela ne résume pas tout l’Etat. L’Insee, avec ses « comptes nationaux distribués », nous dit que les inégalités entre les 10 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches passent de 1 à 13 pour les revenus primaires à 1 à 3,2 après redistribution. Ce n’est pas rien, non ?
Une partie de la gauche, ce n’est pas nouveau, a décidément un souci avec l’Etat. Nicolas Da Silva et Bernard Friot dans La bataille de la Sécu (La Fabrique, 2022) vont jusqu’à soutenir qu’il y a deux ennemis, le capital et l’Etat social ! L’Etat, à les suivre, n’est même plus « bourgeois », il est « au service de lui-même ». C’est aussi ce que disent les libertariens…