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Nous ne vivons pas dans un système de libre marché mais de capitalisme politique

Lien publiée le 12 juillet 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

« Nous ne vivons pas dans un système de libre marché mais de capitalisme politique » - Entretien avec Herman Schwartz (lvsl.fr)

Accaparement de la propriété intellectuelle, fusions-acquisitions, monopoles horizontaux, subventions étatiques aux entreprises… par bien des aspects, le « néolibéralisme » se démarque d’un système de libre-marché. Selon Herman Mark Schwartz, professeur de sciences politiques à l’université de Virginie, auteur de In the Dominions of Debt et States vs. Markets, c’est un « capitalisme politique » qui domine le monde depuis les années 1980, caractérisé par des pratiques anti-concurrentielles et des privilèges concédés aux grandes entreprises par les États. Il développe ici cette analyse à partir de la candidature de Donald Trump et du soutien que lui apporte le secteur militaro-industriel, de la croissance des gestionnaires d’actifs, de la « Guerre froide 2.0 » entre les États-Unis et la Chine et du conflit autour des semi-conducteurs. Entretien réalisé par Evgeny Morozov et Ekaitz Cancela pour The Syllabus, traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

Evgeny Morozov et Ekaits Cancela – Si nous laissons de côté pour le moment la pertinence de ce label, bien des analystes ont considéré l’élection de Trump en 2016 comme la preuve que le néolibéralisme refluait. Le modèle auquel il se référait supposément ne fonctionnait plus et venait d’être rejeté. Quelle est votre analyse à ce propos ?

Herman Schwartz – C’est une question importante. Je l’aborde généralement en demandant à quoi ressemble l’électeur-type de Trump. Il est blanc, de sexe masculin, plus rural que la moyenne, plus malade que la moyenne, plus âgé que la moyenne, plus susceptible de se qualifier de chrétien évangélique, qu’il aille ou non à l’église, et, ce qui est essentiel, avait un revenu par foyer de l’ordre de $70,000-$75,000. Si l’on réfléchit à cette personne et que l’on se demande ce qui se passe dans son esprit, quelques éléments ressortent comme étant vraiment importants – et ils sont tous liés aux hiérarchies de statut.

Premièrement, si un revenu familial de $70 000-$75 000 vous place au-dessus du revenu moyen des ménages américains en 2016, il ne vous place pas au-dessus de la moyenne des ménages blancs, qui est plus proche de $100 000. Vous avez donc 55 ans et vous n’êtes pas idiot ; vous savez que les salaires baissent généralement à partir de 55 ans (sauf si vous êtes universitaire ou médecin, ce qui n’est manifestement pas le cas, étant donné le revenu de votre ménage). En d’autres termes, vous avez atteint votre maximum et la situation ne risque pas de s’améliorer à partir de là.

Deuxièmement, une grande partie, mais pas la majorité, de ces 70 000 dollars correspond aux revenus de votre femme qui travaille. Comme elle dispose de ses propres revenus, elle ne se soumet pas nécessairement à vous en tant que chef de famille. Vous avez peut-être un patron féminin ou non-blanc au travail. Vous voyez certainement beaucoup plus de femmes puissantes et de non-Blancs dans les médias qu’auparavant. Il y a donc une énorme perte de statut qui va de pair avec votre incapacité à atteindre cette terre promise qu’est un revenu de 100 000 dollars pour les ménages blancs.

Troisièmement, votre fils vit dans votre cave, parce que le meilleur emploi qu’il puisse trouver est un emploi à temps partiel dans un magasin de pièces détachées et qu’il n’arrive pas à payer un loyer. Vous imaginez bien que la situation n’est pas des plus réjouissantes. Dans ces conditions, vous envisageriez peut-être de voter pour des politiciens en rupture qui promettent de vous restituer tous les marqueurs de statut que vous possédiez auparavant en tant que chef de famille masculin, appartenant à la bonne catégorie raciale, ayant la bonne orientation sexuelle et disposant d’un bon niveau de revenus.

Les gens sont humains. La plupart d’entre eux ne vont pas trouver de fautes en eux-mêmes. Ils n’ont pas lu Shakespeare. Ils pensent que cela est dû à une mauvaise orientation des étoiles, à savoir ces très riches étoiles noirs du basket américain avec leurs épouses blanches.

EM et EC – La perte de statut est-elle vraiment ressentie de manière aussi aiguë au niveau individuel ?

HS – Pour partager une petite anecdote, l’un de mes co-auteurs a grandi dans le sud-est rural du Michigan qui était un territoire acquis à Trump lors de l’élection de 2016. Un jour, elle a demandé à son père : « Selon toi, quel est le pourcentage de la population américaine qui est noire ou afro-américaine ? » Son père l’a regardée et lui a dit : « C’est probablement une question piège, n’est-ce pas ? Tu attends de moi une estimation élevée, alors je vais me contenter d’une estimation un tantinet inférieure. Je pense que 30 ou 40 % de la population américaine est afro-américaine ».

En réalité, selon la manière dont vous voulez trancher et découper les choses, environ 14 à 15 % de la population américaine est noire. Il s’est trompé de deux à trois fois. Pourquoi se tromperait-il à ce point ? Il réside dans la périphérie du réseau médiatique de Détroit. En regardant la télévision tous les jours, il voit toujours de mauvaises nouvelles. Ce qui est désolant, c’est qu’il y a beaucoup de mauvaises nouvelles concernant les Noirs aux États-Unis. Il voit la criminalité et la pauvreté.

Ainsi, la posture agressive de l’administration Trump à l’égard de la Chine ne constitue pas une aberration qui serait subitement survenue en 2016. Elle correspond aux souhaits de l’industrie de défense depuis l’an 2000

Et lorsqu’il ne voit pas la criminalité et la pauvreté, il regarde les chaînes de télévision qui mettent en avant des visages afro-américain de manière disproportionné. Il s’agit donc généralement d’un présentateur noir. Ou bien il regarde le sport, en particulier le football et le basket-ball, dont un nombre disproportionné de joueurs sont noirs. Il n’est donc pas surprenant qu’il estime que le taux est de 40 %. Dans cette situation, vous pouvez avoir l’impression d’être en infériorité numérique.

De plus, si vous regardez les données démographiques, les personnes qui affirment que les chrétiens évangéliques blancs deviennent rapidement une minorité n’ont pas tort. Le nombre de personnes qui s’identifient comme chrétiens évangéliques est en baisse aux États-Unis et la population non blanche est en hausse – bien que cette catégorie ne soit pas absolue et que nous puissions voir de nombreuses personnes passer volontairement d’une catégorie comme « hispanique » à la catégorie « blanche ». Mais vous comprenez mieux pourquoi ces personnes peuvent s’inquiéter des hiérarchies de statut et de leur position dans la société.

EM et EC – Au-delà des électeurs et de leurs angoisses raciales, pourquoi pensez-vous qu’une partie de l’élite économique américaine a soutenu le programme de Trump ? C’est ce qu’ils ont fait, surtout en ce qui concerne l’économie mondiale et la politique étrangère. C’est une chose d’être élu, mais il aurait pu continuer à faire comme si de rien n’était. Pourtant, il y a eu un certain sentiment que les choses avaient changé qualitativement – et au moins au début, ce sentiment a bénéficié d’un certain soutien de la part des élites du monde des affaires.

HS – Je vais professer une opinion hérétique : il y a eu beaucoup de manoeuvres erratiques sous Trump. Il y a eu beaucoup de bruit sur Twitter. Mais si vous regardez ce qu’il se passait vraiment, c’était surtout du pareil au même. Mitch McConnell a saturé les tribunaux, y compris la Cour suprême, de juges incroyablement favorables aux entreprises.

EM et EC – Qu’en est-il de la position de Trump sur la Chine ?

HS – Trump a fait beaucoup de bruit à propos de la Chine, et il a effectivement imposé des droits de douane, mais la montée en puissance de la Chine n’a cessé d’inquiéter l’establishment belliciste nord-américain depuis l’époque d’Obama – et sans doute avant. On oublie souvent qu’avant le 11 septembre, l’administration de George W. Bush a commandé un exercice Red Team/Blue Team concernant la Chine, dans le but de susciter la peur et d’inverser la tendance à la baisse des dépenses de défense qui s’était produite sous l’administration Clinton. Tous les membres de cette exercice de simulation avaient des liens avec l’establishment et l’industrie de la défense.

Il y avait également eu une collision entre un avion américain et un avion chinois en 2001 qui avait suscité de vives réactions. C’est donc à cette époque que l’on voit poindre la recherche d’un nouvel ennemi extérieur qui permettrait à l’industrie de la défense, soutien traditionnel des Républicains, d’accroître sa part dans les profits générés par l’économie américaine.

Puis survient le 11 septembre. Quoi que l’on puisse dire du 11 septembre et des guerres d’Irak et d’Afghanistan, il s’agissait, aux yeux des professionnels de la défense, de simples distractions par rapport aux intérêts géopolitiques américains les plus importants.

Ensuite, à l’époque d’Obama, la crainte s’est sans doute accrue. En 2000, l’économie chinoise représentait environ 10 % de l’économie américaine ; en 2010, elle en représentait environ 35 %. Et bien sûr, elle n’a cessé de croître et se rapproche aujourd’hui de la parité, selon la façon dont vous voulez la mesurer.

Ainsi, les efforts de l’administration Trump pour affronter la Chine ne constituent pas une aberration qui serait subitement survenue en 2016. Cela correspond aux souhaits de l’industrie de défense dès l’an 2000. Cela correspond aussi à une compréhension plus mesurée de la situation géopolitique sous l’administration Obama.

Les tarifs douaniers, la rhétorique racialiste – tout cela est dû à Trump. Mais il n’y a pas de changement. La continuité entre les administrations Trump et Biden en ce qui concerne la Chine en est la preuve. En fait, nous assistons à une intensification du processus avec des sanctions sur les semi-conducteurs et d’autres produits liés à la défense. Le retrait de l’Afghanistan de Biden n’avait qu’un but précis : enfin pouvoir se concentrer sur ce que les élites de la politique étrangère américaine pensent être le problème.

EM et EC – Vous mentionnez que le Parti républicain a toujours été le bénéficiaire des profits de l’industrie de la défense. Est-ce utile pour comprendre le soutien des élites économiques à Trump ?

HS – Les années Trump s’inscrivent dans une continuité : celle du parti républicain lui-même. Le GOP, sans doute depuis l’époque de Reagan, a toujours recherché des moyens de réduire le coût de l’État-providence afin d’abaisser les impôts des riches.

Même si Trump a fait campagne sur la préservation de la sécurité sociale et de l’assurance-maladie – qui, soit dit en passant, sont importantes pour cet électeur mythique du sud-est du Michigan – dès qu’il est entré en fonction, le parti républicain a commencé à proposer de les restreindre. Ils ont bien sûr tenté à plusieurs reprises de défaire l’Affordable Care Act.

Ainsi, Trump ne représentait pas une déviation particulière par rapport aux préférences politiques habituelles des Républicains ou aux préférences politiques de l’establishment de la politique étrangère. Il n’est pas très futé, et on a surtout assisté à une forte continuité avec les administrations antérieures.

EM et EC – Mais rappelez-vous que Steve Schwarzman, le patron de Blackstone, a déboursé 100 millions de dollars pour créer un campus à l’université de Tsinghua pendant les années Obama. Pouvez-vous imaginer que cela se produise sous Trump ou Biden ?

HS – Non, mais je dirais que même aujourd’hui, sous Biden, ces entreprises continuent de parler des opportunités en Chine. En particulier, des sociétés comme BlackRock, State Street et Fidelity, qui veulent avoir accès aux fonds de pension en Chine. La finance a ses propres intérêts qui sont parfois aveugles aux intérêts géopolitiques de l’État. Mais là encore, ce n’est pas nouveau. Pour reprendre la formule célèbre de Lénine, les capitalistes vendraient la corde qui a servi à les pendre si le prix était correct.

Ce qui explique les sanctions actuelles, c’est précisément le fait que, livrées à elles-mêmes, ces entreprises continueraient, par appât du gain, à développer l’économie chinoise, à transférer des technologies et à saper la suprématie géopolitique des États-Unis. Weber n’a pas tort de dire que les États ont leurs propres intérêts. Les États ont effectivement leurs propres intérêts et l’establishment de la défense, au sens large, est un groupe assez cohérent qui articule les intérêts de l’État.

EM et EC – Voyez-vous des conflits au sein de l’industrie américaine, ou entre les entreprises américaines qui ont une vision mondialiste différente, pour utiliser le langage de Bannon ? Il doit certainement y avoir des divisions au sein de la classe capitaliste.

HS – Absolument. Il y a longtemps, alors que je n’étais qu’un enfant d’une vingtaine d’années, j’ai passé beaucoup de temps à l’université et en Master à lire des gens comme Poulantzas, alors que le débat sur l’État marxiste prenait de l’ampleur à la fin des années 70 et au début des années 80.

En fait, si je souhaitais m’attacher à un point de vue aujourd’hui, ce serait à celui de Weber, qui a parlé de Preiskampf – les efforts déployés par les entreprises pour maintenir leurs prix à des niveaux rentables. Il a également parlé de l’utilisation du capital comme source de pouvoir dans l’économie et de la tendance au monopole. L’économie est le théâtre d’un conflit permanent entre les capitalistes.

Ce que j’essaie de montrer dans mes récents travaux, c’est que lorsque nous réfléchissons à ces conflits politiques, nous devons bien sûr prendre en compte le conflit redistributif entre le capital et le travail, mais il est également crucial de parler du conflit redistributif entre les capitalistes eux-mêmes. Il y a beaucoup de variations, mais, en terme idéal-typique, je vois trois sortes d’entreprises dans l’économie mondiale contemporaine. Ces entreprises sont liées par leurs chaînes d’approvisionnement, leurs chaînes de valeur ou leurs chaînes de marchandises, quel que soit le nom qu’on leur donne.

Le premier type est constitué d’entreprises à fort capital humain, celles qui possèdent des droits de propriété intellectuelle très solides – brevets, marques, marques déposées, droits d’auteur – et qui sont petites en termes d’effectifs et légères en termes d’actifs physiques. Le deuxième type d’entreprises est celui des entreprises à fort capital physique, qui disposent généralement d’une main-d’œuvre à la fois semi-qualifiée et qualifiée. Le troisième type d’entreprises est celui des producteurs de biens et de services standardisés à forte intensité de main-d’œuvre.

Il est intéressant d’envisager la structure de l’économie de cette manière, car la répartition des bénéfices entre ces entreprises est très inégale. Il ne s’agit pas de taux de profit, mais de volumes de profit. Les entreprises fondées sur la propriété intellectuelle s’approprient la majeure partie des bénéfices, en particulier dans les chaînes de valeur qu’elles organisent. Ensuite, les entreprises à capital physique peuvent réaliser des bénéfices un peu plus modérés si elles sont capables de créer une barrière à l’entrée – que ce soit en vertu d’un savoir de production tacite ou parce qu’il est difficile de créer l’usine nécessaire à cette production. Enfin, au bas de l’échelle, le volume des profits est assez faible.

Pour comprendre ce que représentent ces entreprises, pensez à Apple, Taiwan Semiconductor Manufacturing Corporation (TSMC) et Hon Hai. Apple se charge en grande partie de la conception de ses produits, de l’écriture des logiciels et, de nos jours, de la conception des microprocesseurs. Tout cela est protégé par des droits d’auteur ou des brevets. Apple a d’ailleurs intenté un procès à Samsung à propos de la forme de ses téléphones, rectangulaires avec des bords arrondis.

TSMC bénéficie de deux facteurs majeurs : une énorme barrière à l’entrée et une immense connaissance tacite en matière de production. De nos jours, une usine de fabrication de microprocesseurs à la pointe de la technologie coûte 20 milliards de dollars. En général, il est assez difficile de trouver une telle somme.

Au bas de l’échelle se trouve Hon Hai. Elle réalise principalement des assemblages à forte intensité de main-d’œuvre sur des postes de travail et quelques lignes d’assemblage, avec une empreinte capitalistique beaucoup plus faible et un processus de production largement interchangeable. Si vous ne souhaitez pas travailler avec Hon Hai, vous pouvez vous adresser à Pegatron, Flex ou Jabil ; toutes ces entreprises assembleront des produits électroniques pour vous.

Mais attention, d’un point de vue juridique, il s’agit d’entreprises distinctes. De jure, dans cette chaîne de production à trois niveaux, nous avons trois entreprises distinctes. Mais dans la pratique, les entreprises situées au sommet exercent un contrôle énorme sur ce qui se passe avec les entreprises situées plus bas dans la chaîne d’approvisionnement. La chose est peu connue, mais Apple possède en fait une grande partie des machines-outils que Hon Hai utilise pour fabriquer ses produits. Les ingénieurs d’Apple supervisent l’utilisation de ces machines de production. Ainsi, bien qu’Apple soit de jure séparée de Hon Hai, elle est de facto profondément impliquée dans l’organisation de la production.

EM et EC – Cette structure à trois niveaux est-elle également applicable à d’autres industries ? Ou se limite-t-elle à la production transnationale de marchandises standardisées ?

HS – L’exemple que je viens de donner est une histoire mondiale, une histoire de technologie, mais vous pouvez également observer le même schéma au niveau national et dans des secteurs qui ne sont pas liés à la technologie. Prenez l’industrie hôtelière, par exemple, où je pourrais raconter une histoire presque identique. Regardez les groupes Hilton et Marriott. Ils possèdent de nombreuses marques, mais ils ne possèdent pas beaucoup de bâtiments. À l’époque, tout comme Apple possédait des usines, Hilton possédait des bâtiments. Mais aujourd’hui, Hilton possède moins de 20 bâtiments.

La plupart des hôtels dans lesquels vous entrez et qui portent l’étiquette Hilton ou Marriott appartiennent à quelqu’un d’autre – généralement, en Amérique, à une Société d’investissement immobilier cotée (SIIC). Il s’agit d’un capital important et coûteux. Les propriétaires de l’hôtel prennent le nom de la marque, qui est une propriété intellectuelle, et l’apposent sur l’hôtel pour attirer un certain type de clientèle. Ensuite, ils dotent l’hôtel de quelques employés clés qui leur sont propres, et engagent le reste des travailleurs auprès de sous-traitants. Les agents d’entretien, les personnes chargées de la maintenance des bâtiments, une grande partie du personnel de cuisine – tous ces employés sont probablement des sous-traitants. C’est le troisième niveau.

Là encore, il s’agit d’une séparation de jure. Hilton et Marriott sont juridiquement séparés de ce que j’appelle l’autre Apple – Apple Restauration & hôtellerie SIIC – qui exploite à la fois des hôtels Hilton et Marriott (même si, théoriquement, ces deux groupes sont en concurrence). Apple Restauration & hôtellerie SIIC embauche des travailleurs par l’intermédiaire de Hospitality Services Inc. et d’Adecco. De jure, il s’agit d’entreprises distinctes ; de facto, tout ce qui se passe dans cet hôtel est scénarisé par Hilton ou Marriott, de la même manière que tout ce qui se passe dans la franchise de restauration rapide est scénarisé par le propriétaire de la marque.

David Weil, qui est un spécialiste reconnu de ce phénomène de contrôle de facto et qui a fait partie du National Labor Relations Board (Conseil national des relations sociales) d’Obama, raconte dans l’un de ses livres l’histoire d’une franchise de restauration rapide américaine, dont nous tairons ici le nom. Cette franchise avait rédigé un manuel d’instructions pour ses franchisés – c’est-à-dire les personnes qui ont signé un contrat pour utiliser le label McWendy’s, ou autre – dont la première page commence par des instructions pour mettre la clé dans la porte, déverrouiller la porte et allumer les lumières. Cela vous donne une idée du microdegré de contrôle. Nous avons donc cette économie de jure à trois niveaux, qui est de facto coordonnée par le haut – le niveau où les profits s’accumulent en grande partie.

EM et EC – Quelles sont les conséquences d’une économie construite de cette manière ?

HS – Il en existe deux majeures. La première est la concentration horizontale. Supposons que vous vous trouviez au deuxième niveau. Le niveau supérieur dispose d’un monopole par définition – ce monopole vous est conféré par les droits de propriété intellectuelle. Si vous vous trouvez à ce deuxième niveau, le seul moyen de maintenir votre rentabilité est de procéder à une sorte de concentration horizontale, de sorte que les entreprises riches en propriété intellectuelle soient obligées de venir à vous. C’est le secret de la réussite de TSMC, qui contrôle 60 % de la production de microprocesseurs pour les entreprises de fabrication de microprocesseurs sans usine. Alors, où pourriez-vous aller ? Nous avons donc assisté à de nombreuses fusions horizontales au cours des 20 dernières années, en guise de réponse défensive au déplacement des profits vers le haut, en direction des détenteurs de propriété intellectuelle.

La deuxième conséquence que nous observons – et celle-ci est en fait directement en rapport avec Trump – est la décapitation de la classe des propriétaires de petites entreprises. Ce qui était autrefois une voie vers le succès dans les petites villes et les zones rurales, et dans une certaine mesure dans les zones urbaines, n’existe plus. Le franchisage a réduit le risque que représente la création d’une entreprise pour un petit entrepreneur, mais il a aussi considérablement réduit les possibilités et les avantages. Pour reprendre l’exemple de la restauration, vous ne pouvez pratiquement plus créer votre propre restaurant, car vous êtes en concurrence avec les franchises. La majeure partie de l’espace de restauration est occupée par des franchises, et je ne parle pas seulement des McWendy du monde entier. Il y a aussi les TGIF et les Cheesecake Factories. Les possibilités de ce groupe de petits entrepreneurs potentiels sont donc aujourd’hui très limitées.

Encore une fois, considérez cela en termes de statut : suis-je un homme important dans une petite ville parce que je possède un restaurant ? Non, je ne suis plus qu’un simple gérant de McDonald’s. Vous comprendrez pourquoi ils se sentent, eux aussi, un peu dépités.

EM et EC – La révolution managériale s’est donc produite, mais pas comme on l’avait prédit.

HS – C’est exactement cela.

EM et EC – Examinons à nouveau cette dynamique sous l’angle international. Dans l’un de vos articles, vous affirmez que cette forme d’hégémonie fondée sur la propriété intellectuelle est à la base de la domination américaine dans l’économie mondiale, mais vous suggérez également qu’elle est très fragile. Comment expliquez-vous cela ?

HS – Cette forme d’hégémonie est fragile car, dans la mesure où la propriété intellectuelle n’est pas un savoir tacite, elle est facile à copier. Si vous achetez le DVD d’un film de Disney, vous pouvez en faire plusieurs copies et le diffuser en streaming. Si Disney ne peut pas vous poursuivre en justice et vous empêcher de le faire, il n’a aucun moyen d’être rentable. Si quelqu’un veut violer cette propriété intellectuelle, il le peut.

De même, si le gouvernement chinois veut que Huawei fabrique des systèmes de commutation téléphonique et incite Huawei à voler le code de Cisco, il peut le faire. Il y a donc une certaine fragilité. Mais je dirais que ce n’est pas la clé pour comprendre le rôle de l’administration Biden, car il existe un large consensus mondial pour faire respecter les règles juridiques relatives à la propriété intellectuelle.

Les entreprises américaines ne sont pas les seules à être gagnantes. Si vous êtes une entreprise pharmaceutique européenne – Ciba-Geigy, GSK – vous gagnez grâce aux brevets sur les produits pharmaceutiques. Si vous êtes l’entreprise danoise Novo Nordisk, dont 80 % du chiffre d’affaires provient des soins pour le diabète, vous gagnez à pouvoir fixer le prix de l’insuline à un niveau très élevé, car vous disposez d’un brevet sur le dernier dispositif d’administration de l’insuline. Je regrette pour eux que le prix ait été plafonné à 35 dollars aux États-Unis ! Mais ils sont gagnants grâce à ces protections juridiques et ont donc toutes les raisons du monde de soutenir ce consensus mondial.

Il en va de même pour les entreprises technologiques et les chaînes hôtelières qui possèdent également des marques, qu’elles soient européennes, japonaises, coréennes ou taïwanaises. Il existe une large coalition internationale pour faire respecter ces droits de propriété. Et comme ce sont les entreprises les plus rentables, elles ont une grande nfluence.

Je n’irais pas jusqu’à dire, comme Karl Kautsky, qu’il s’agit d’ultra-impérialisme – pour autant, personne ne se réveillera un jour en se disant: « Eh bien, c’est une erreur, les Américains ont tort. Nous allons simplement copier ces films de Disney, décompiler les logiciels d’Apple et fabriquer nos propres vaccins contre le Covid ».

EM et EC – Quel est le lien entre cette fragilité et la redécouverte de la politique industrielle, et la législation adoptée d’abord par Trump et maintenant par Biden ?

HS – C’est à ce deuxième niveau que se situe le problème auquel est confrontée l’administration Biden. Les entreprises de production à forte intensité de capital n’existent plus vraiment aux États-Unis. En effet, comme le dit William Lazonick, les entreprises ont été anorexiques en termes d’investissement : elles ont distribué une grande partie de leurs bénéfices sous la forme de rachats d’actions et de dividendes, plutôt que d’accroître leur capacité de production. Il existe toutes sortes de raisons valables pour lesquelles elles ne souhaitent pas créer de nouvelles capacités, mais l’effet net est qu’elles ne l’ont pas fait. Cela signifie que les maillons de la chaîne d’approvisionnement les plus importants pour la défense nationale n’existent pas aux États-Unis.

L’administration Biden tente de remédier à ces deux problèmes, en augmentant la capacité de production des États-Unis et en contrôlant la chaîne d’approvisionnement dont dépend la sécurité nationale. Le Chips Act vise à garantir l’existence d’une capacité nationale pour les microprocesseurs les plus avancées. Il suffit de regarder la guerre entre la Russie et l’Ukraine pour comprendre pourquoi cela peut être important.

Mais la même statistique de cocktail party est pertinente : TSMC, ainsi que les autres entreprises taïwanaises de semi-conducteurs, fabriquent collectivement 60 % des puces pour toutes les entreprises de semi-conducteurs sans usine. TSMC possède près de 100 % de la capacité connue pour fabriquer les puces les plus pointues. Ce sont des aspects importants pour l’électronique destinée à l’armement.

Ainsi, en essayant d’inciter Intel à se ressaisir et en obligeant TSMC à construire une usine de pointe aux États-Unis, la loi CHIPS vise à s’assurer qu’il existe bien une capacité à l’intérieur du pays.

EM et EC – Ces préoccupations géopolitiques sont-elles présentes dans les plans d’adaptation au climat des États-Unis ?

HS – L’électrification de l’économie en est justement l’autre volet de ce projet. L’électrification est une stratégie à double usage. Elle permettra de dépendre moins des importations de pétrole, ce qui réduira la centralité géopolitique du Moyen-Orient, et affamera potentiellement les régimes hostiles – encore une fois, nous n’avons pas besoin de beaucoup d’imagination pour savoir que nous parlons ici de l’Iran, mais il s’agit aussi des Saoudiens. Cela privera donc les régimes hostiles de flux de revenus.

Dans l’Union européenne, je m’attends davantage à des délocalisations proches qu’à des relocalisations.

Dans le même temps, elle réindustrialisera le Midwest, ce qui aura des conséquences électorales au niveau national. L’électrification des transports implique de nouvelles usines pour fabriquer des batteries et des véhicules électriques, et celles-ci se trouveront principalement dans le Haut-Midwest. C’est là que se trouvent les électeurs critiques de Trump dont nous parlions, ceux qui l’ont propulsé au sommet en 2016. Le Michigan, le Wisconsin et la Pennsylvanie sont des États dont l’économie est basée sur la construction automobile ou très étroitement liée a cette dernière. Ainsi, si l’enjeu était purement économique, on pourrait y voir une stratégie visant à convaincre que le Parti démocrate est synonyme de meilleurs performances.

Il s’agit donc principalement de géopolitique, mais aussi de politique intérieure. Géopolitique : que se passera-t-il en cas de guerre avec la Chine ? Politique intérieure : pouvons-nous arracher juste assez de voix dans le Midwest pour empêcher les Républicains de remporter une élection présidentielle, et peut-être faire tomber quelques sénateurs ?

EM et EC – Nous sommes familiers de débats similaires en Europe, notamment en ce qui concerne la relocalisation. C’est devenu un terme important en France et, dans une certaine mesure, en Allemagne. Dans le débat public européen, ces débats semblent être motivés par les leçons tirées du Covid. Souscrivez-vous à ce paradigme ou l’histoire ne se résume-t-elle pas que à cela ? Y a-t-il d’autres leçons tirées du Covid qui ont, d’une manière ou d’une autre, remodelé l’économie mondiale au cours des trois dernières années ?

HS – Je pense qu’il y a trois aspects : l’un est structurel, l’autre est contingent et le troisième est politique. L’aspect structurel est qu’au cours de la dernière décennie, nous avons assisté à l’érosion d’au moins deux des trois « bons marchés ». Le boom qui a duré du milieu des années 90 jusqu’aux années 2000 s’est appuyé sur une main-d’œuvre chinoise bon marché, un pétrole bon marché et un crédit à la consommation bon marché.

La Chine n’est certainement plus bon marché. Si vous êtes une entreprise américaine, il est désormais moins cher de construire au Mexique, malgré le chaos total qui y règne. Si vous êtes une entreprise française, je soupçonne qu’il est moins cher de construire au Maroc. Et ce, parce que les salaires chinois ont beaucoup augmenté.

Le pétrole bon marché est également une chose du passé, ce qui signifie que les coûts de transport sont importants. La proximité du Mexique ou du Maroc par rapport au marché automobile est donc doublement importante. Le crédit à la consommation bon marché est un peu plus difficile à obtenir, mais les consommateurs empruntent certainement moins. Les ratios de l’endettement des ménages par rapport au revenu disponible ont diminué dans presque tous les pays de l’OPEP depuis le krach de 2008-2010.

Avec la disparition de deux, voire de la totalité, de ces facteurs bon marché, il n’est pas surprenant – d’un point de vue structurel – de voir une partie de la production se rapprocher géographiquement, voire revenir dans l’économie centrale des différents pays, où les coûts de main-d’œuvre sont certes plus élevés, mais où l’automatisation signifie que vous n’avez pas besoin d’un grand nombre de personnes pour réaliser le travail. Voilà pour la structure.

Les facteurs contingents sont le Covid et le conflit géopolitique avec la Chine. Le Covid a montré aux entreprises, ainsi qu’aux États, la nécessité de disposer de plus de ressources propres et d’une plus grande résilience dans les chaînes d’approvisionnement. Toutes les stratégies d’inventaire en flux tendu se sont révélées totalement inadaptées en cas de perturbations. Le juste-à-temps n’est pas la même chose que de posséder des stocks juste-au-cas-ou. De nombreuses entreprises envisagent maintenant de remettre un coup d’huile dans la chaîne d’approvisionnement pour se protéger. Certains affirment que l’inflation que nous observons aux États-Unis est en fait due à cette hausse de fièvre acheteuse, causée par les entreprises qui tentent d’aspirer l’offre, juste au cas où.

De même, le conflit croissant avec la Chine est un facteur contingent dont l’élément déclencheur est la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Cela a rappelé aux gens que les gouvernements peuvent faire des erreurs. Peut-être les Chinois vont-ils vraiment envahir Taïwan ou, à défaut, essayer de la soumettre à un blocus. On ne peut plus compter sur la Chine. Cela favorise également la relocalisation. La loi CHIPS concerne la relocalisation et l’Inflation Reduction Act vise à s’assurer que la chaîne automobile sur le marché nord-américain soit au complet.

Même si vous ne relocalisez pas, vous pouvez opter pour une délocalisation partielle à l’étranger, une délocalisation proche, ou avoir une deuxième source d’approvisionnement dans un pays comme l’Inde ou le Viêt-Nam. C’est le cas d’Apple, qui développe sa production en Inde. Apple avait l’habitude de fabriquer les produits les plus simples et les moins chers en Inde, et maintenant elle y transfère une partie de la production de son iPhone. D’autres entreprises font de même. Voilà pour le facteur contingent.

Enfin, le facteur politique est la crainte d’une guerre avec la Chine et, en Europe, la réalité de la guerre en Ukraine. Il est clair que si vous dépendez du gaz russe, ou même des faisceaux de câbles en provenance d’Ukraine, vous êtes vulnérable à des perturbations massives. Je pense que la relocalisation a commencé avant le Covid, qu’elle a été accélérée par la crise sanitaire et qu’elle a été encore plus accélérée par la prise de conscience qu’une guerre pourrait survenir.

EM et EC – Existe-t-il un contexte plus large expliquant pourquoi la relocalisation aurait pu commencer avant le Covid ? Pensez-vous que ces tendances se poursuivront indéfiniment à l’avenir ?

HS – La résolution du conflit concernant la redistribution entre le capital et le travail, largement gagné par le capital, est un facteur qui a son importance. La relocalisation a du sens dans le contexte des États-Unis parce que l’on peut embaucher un ouvrier d’usine pour un coût total de 20 dollars de l’heure. Si l’on devait payer l’ancien taux syndical historique, qui était plus proche de 40 ou 45 dollars de l’heure, cela n’aurait aucun sens de rapatrier cette production. Mais avec l’élimination des syndicats, il est beaucoup plus facile d’envisager de transférer la production dans des endroits comme l’Alabama ou la Caroline du Sud – qui, s’ils étaient déconnectés du système fédéral américain et des transferts fédéraux américains, ressembleraient à bien des égards à des pays en développement à revenu moyen.

En Europe, il y a plusieurs pays et différents problèmes. Mais lorsque vous regardez la Scandinavie, en mettant de côté la Norvège et le pétrole, ce que vous voyez, ce sont des économies basées sur la propriété intellectuelle qui ont externalisé toute la production réelle. L’entreprise modèle est IKEA : le design vient de Suède, le travail du métal de Chine et les panneaux d’aggloméré de 160 kilomètres au sud-ouest de l’endroit où je me trouve. Je ne vois donc pas beaucoup de possibilités de relocalisation dans ce pays, car les syndicats existent toujours et les conditions sociales sont bonnes. Le type de travail en usine qu’impliquerait la relocalisation de produits de niveau inférieur ne serait tout simplement pas acceptable dans ces sociétés.

Dans le reste de l’Europe, la situation peut être différente, car le chômage est plus élevé, l’État-providence est plus faible, les salaires sont plus bas. Mais là encore, je m’attends davantage à des délocalisations proches qu’à des relocalisations.

EM et EC – Vous avez mentionné Apple dans votre analyse, mais qu’en est-il des autres grandes entreprises technologiques ? Comment expliqueriez-vous leur influence sur l’économie mondiale en général ? Ces entreprises n’investissent peut-être pas tout à fait comme General Electric ou Ford le faisaient dans les années 1960, mais je pense qu’elles vont à l’encontre de la tendance à laquelle Lazonick, que vous citez, fait référence. Si vous examinez les niveaux d’investissement des entreprises technologiques, vous constaterez qu’elles ne correspondent pas avec le modèle des rentiers classiques.

NDLR : Il existe des controverses quant au caractère « rentier » des grands entreprises de la tech, certains estimant qu’elles se comportent comme de grandes entreprises capitalistes ordinaires. Elle a récemment opposé Cédric Durand, auteur de Techno-féodalisme – critique de l’économie numérique, et Evgeny Morozov, qui l’a recensé dans la New Left Review. Ce dernier avait développé son analyse dans une conférence pour LVSL en juin 2022.

HS – Je suis comme un empiriste anglais assez naïf. Je trouve qu’il est très difficile de distinguer ce qui relève du profit et ce qui relève de la rente lorsque l’on examine ces différentes entreprises. Les bases de données ne le permettent certainement pas.

À cet égard, je me contente donc de dire que les bénéfices sont les bénéfices et que nous n’allons pas nous préoccuper des rentes. Ce n’est pas une nouveauté que ces entreprises soient « prédatrices ». Les entreprises à fort volume de profit sont presque toujours « prédatrices », à l’exception des services publics réglementés. Si nous vivions véritablement dans une économie concurrentielle, comme le dit Schumpeter, les taux de profit chuteraient jusqu’à atteindre la dépréciation, avec une rémunération de gestionnaire pour l’entrepreneur.

Lorsque nous réfléchissons à ce qu’il se passe au niveau de l’investissement, nous constatons qu’il existe une certaine dynamique. La désintégration verticale que nous avons observée – ces entreprises séparées de jure mais intégrées de facto – modifie l’incitation à l’investissement et façonne le type d’investissement que nous avons. Dans l’ensemble, il y a moins d’investissements que dans les années 1950 à 1980, l’élément essentiel étant la formation nette de capital. La formation brute de capital est importante parce que nous voulons remplacer la dépréciation – dépréciation des équipements, dépréciation des maisons – mais la croissance provient de la formation nette de capital. Or, la formation nette de nouveaux capitaux dans les économies du G-7, entre 2004 et 2020, est deux fois moins importante qu’au cours des 20 années précédentes. Nous avons donc moins d’investissements, et la question est de savoir pourquoi.

La réponse est que même si ces entreprises de propriété intellectuelle au sommet investissent beaucoup, leurs investissements ont peu d’effets multiplicateurs. L’investissement d’Apple, de Microsoft, de Google ou d’une entreprise pharmaceutique consiste à embaucher des personnes pour réfléchir. Pour Nike, Adidas ou une entreprise de produits alimentaires de marque, l’investissement consiste à embaucher des personnes chargées de créer des émotions et de faire du marketing. Tous ces investissements ont beaucoup moins d’effets multiplicateurs que les investissements dans des biens industriels destinés à la production réelle.

Cela s’explique en partie par le passage à une économie basée sur les services et la numérisation. Mais il s’agit aussi de la perte de ces effets multiplicateurs. Vous embauchez un ingénieur logiciel, vous le payez très cher, c’est de la R&D, n’est-ce pas ? Il développe une nouvelle application pour vous. Il rend Microsoft Word encore plus dysfonctionnel. Quoi qu’il fasse, il reçoit un gros salaire, mais il le dépense ensuite en loyers, en brunchs coûteux et en ski en hélicoptère – ce qui a des effets multiplicateurs, mais ils sont plus modestes que lorsque des personnes construisent des usines et achètent des machines.

Mais vous pourriez vous demander pourquoi ils n’investissent pas au deuxième niveau. La réponse à cette question est en partie ce que j’ai dit précédemment. Ils se sont dotés d’un monopole horizontal, de sorte qu’ils ne sont pas soumis à la pression de la concurrence pour investir. Et lorsqu’ils regardent le monde – de manière très rationnelle – beaucoup d’entre eux constatent que leur marché n’est pas du tout en croissance. Imaginez que vous soyez un constructeur automobile en Europe. Le marché croît, au mieux, au rythme de la croissance démographique, qui est très faible : moins de 1 % par an. Et vous savez que vous pouvez augmenter votre productivité de 2 à 3 % par an simplement en continuant d’adapter vos installations de production par la technique Toyota. Pourquoi construire une nouvelle usine ? Vous ne feriez que créer une capacité excédentaire.

Ces entreprises investissent donc moins parce que le marché ne se développe pas, et elles investissent également moins parce que le volume des bénéfices est plus faible en raison de l’aspiration des profits par les entreprises de propriété intellectuelle. Les constructeurs automobiles produisent un objet dont 30 à 40 % de la valeur est constituée de logiciels et d’électronique, qu’ils doivent pour la plupart acheter à l’une de ces entreprises situées au sommet de la chaîne de valeur. Ils investissent donc moins, ce qui réduit le type d’investissement qui génère d’importants effets multiplicateurs.

Ensuite, au bas de l’échelle, on trouve les entreprises à forte intensité de main-d’œuvre. Leur objectif est la rentabilité grâce à l’exploitation de la main-d’œuvre. Elles n’investiront pas de manière significative. Si vous êtes un service de nettoyage franchisé, votre investissement consiste à acheter une serpillière pour vos employés. Même dans ce cas, vous ne le ferez peut-être pas. Si les travailleurs sont considérés comme des sous-traitants, ils devront peut-être acheter leur propre serpillière. Il en résulte une diminution des investissements et – sans surprise, du point de vue des gains – une croissance relativement plus lente.

EM et EC – Comment concilier cela avec les mesures prises par des constructeurs automobiles comme Volkswagen, par exemple, qui a récemment annoncé qu’il investirait 193 milliards de dollars dans les logiciels et l’électrification au cours des cinq prochaines années ?

HS – Deux choses. D’une part, ils reconnaissent que la valeur réside dans le logiciel. Ils se rendent compte qu’ils ne le font pas, mais qu’ils doivent le faire. Ils ne sont pas idiots. L’autre est la maturation de ce secteur en raison de l’électrification. Soit ils investissent, soit ils font faillite.

EM et EC – Lorsque vous parlez de ces entreprises de premier plan, celles qui possèdent la propriété intellectuelle, cela nous évoque des images vebléniennes – consommation ostentatoire de dirigeants dépensent de l’argent pour des vacances au ski. Mais si l’on regarde où vont réellement leurs investissements, la plupart finissent dans des centres de données, ou du matériel qui sert à ces centres de données… ce qui équivaut à des biens de production, du capital productif…

HS – Nous ne sommes pas en désaccord sur ce point. Le problème n’est pas que l’investissement net est négatif et que tout ce que ces entreprises dépensent sert à financer des repas. Si c’était le cas, nous assisterions à une situation semblable à celle de 1932. Nous ne voyons pas de chômage massif. Nous ne voyons pas de croissance négative du PIB. Ce que nous voyons, c’est une stagnation séculaire.

Bien entendu, nombre de ces entreprises continuent d’investir dans du capital physique. Mais si l’on examine la relation entre le volume des bénéfices qu’elles réalisent, d’une part, et la tendance et le volume de leurs investissements d’autre part, on constate qu’elles sous-investissent par rapport à leur part de bénéfices. Il s’agit d’un renversement par rapport à ce qui se passait dans les années 50 ou 60. À l’époque, les entreprises à fort volume de bénéfices investissaient ou surinvestissaient par rapport à leur part de bénéfices. Nous ne sommes donc pas dans le monde de la Grande Dépression où les entreprises désinvestissaient, mais dans un monde où Google ou Microsoft construisent des baies de serveurs pour gérer le « cloud » – et le fait est que ces investissements sont inférieurs à ce que l’on pourrait attendre par rapport à leur part de bénéfices. En conséquence, la croissance est plus lente.

Il convient également de répéter que je parle d’idéal-type. La plupart de ces entreprises sont des hybrides. Il y a peu de « pure player ». Qualcomm en est un exemple : elle ne fait que créer de la propriété intellectuelle. Mais la plupart des autres entreprises présentent des aspects hybrides. Intel, par exemple, semble être une entreprise à forte intensité de capital, mais elle conçoit également des microprocesseurs. C’est une entreprise hybride.

EM et EC – Vous n’utilisez pas beaucoup le terme néolibéralisme dans vos derniers travaux. Sans prendre parti sur la question de savoir s’il est mort ou vivant, que pensez-vous de l’utilité de formuler les débats sur l’économie politique mondiale en ces termes ? Y a-t-il eu des changements structurels dans votre domaine au cours des cinq à dix dernières années qui justifieraient le retrait de ce terme ?

HS – Je pense que néolibéralisme est l’une de ces étiquettes vides, comme financiarisation et mondialisation, qui dissimulent bien plus de choses qu’elles n’en révèlent. La financiarisation est certes une question d’argent, mais de quoi s’agit-il précisément ? La mondialisation, c’est l’intégration de régions de l’économie mondiale auparavant isolées – et alors ? De même, le « néolibéralisme » ne fait que nous informer que nous ne vivons plus dans le modèle keynésien de l’État-providence. Comme l’a dit un jour le président Nixon, « même si nous sommes tous keynésiens, nous ne sommes plus au Kansas ».

Plus qu’une perspective à cinq ou dix ans, il faut réellement remonter trente, quarante ou cinquante ans en arrière pour comprendre ce qu’il se passe vraiment. De même que nous vivions dans des États-providence construits des années 30 aux années 60, nous vivons aujourd’hui dans une économie qui se dessinaient déjà à la fin des années 70, 80 et 90.

S’il fallait mettre une étiquette sur l’ère qui a suivi les années 1980, je serais tenté de dire que nous vivons une ère de capitalisme politique accru – au sens où Max Weber l’entendait. Le capitalisme politique est une accumulation sur la base de privilèges spéciaux accordés par l’État.

L’étiquette néolibérale semble indiquer que nous sommes en train de passer à un système libéral au sens britannique du terme – c’est-à-dire à un système de libre marché – et il y a de nombreuses raisons de penser que ce n’est pas le cas. J’ai été confronté à ce problème pour la première fois au début des années 90, lorsque j’écrivais sur la restructuration de l’État-providence. Ce qui m’a frappé à l’époque, c’est que cette formule de privatisation, de commercialisation des services publics et d’introduction de frais pour les usagers ne visait pas tant à créer des marchés libres qu’à perturber l’action collective des groupes de clients et des services publics, ainsi qu’à créer des opportunités pour les entreprises d’exploiter les différents canaux de revenus de l’État. C’est tout le contraire d’une libéralisation des marchés et, d’une certaine manière, tout le contraire d’une création de marchés concurrentiels.

S’il fallait mettre une étiquette sur l’ère qui a suivi les années 1980, je serais tenté de dire que nous vivons une ère de capitalisme politique accru – au sens où Max Weber l’entendait. Le capitalisme politique est une accumulation sur la base de privilèges spéciaux accordés par l’État.

EM et EC – Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

HS – Par exemple, on écrit beaucoup sur la soi-disant destruction de l’État-providence par le néolibéralisme. Lorsque vous regardez ce qui se passe réellement, vous constatez qu’il y a bel et bien eu une redistribution du type de protection sociale que l’État-providence fournit, ainsi que de ses flux financiers, mais au profit de groupes plus puissants sur le plan politique. Ce n’est pas vraiment une surprise.

Un exemple plus concret est celui de l’endettement des ménages. Beaucoup de gens parlent également du néolibéralisme et de la financiarisation comme étant la cause de l’augmentation de la dette des ménages. C’est un point de vue intéressant, car les États-Unis sont généralement le cas-modèle du néolibéralisme et de la financiarisation. Or, si l’on considère la dette des ménages américains, 75 % de celle-ci est liée au logement, et environ trois quarts de ces 75 % sont des hypothèques qui finissent par tomber dans l’escarcelle de Fannie Mae et Freddie Mac. Si l’on examine le fonctionnement du système hypothécaire américain, on peut dire qu’il s’agit des prêts hypothécaires les plus favorables aux emprunteurs dans le monde. Vous disposez d’un droit illimité de refinancement de votre crédit lorsque les taux d’intérêt baissent, et vous êtes totalement protégé contre les hausses de taux d’intérêt parce que vous avez un crédit à taux fixe d’une durée de 30 ans.

D’après les conversations que j’ai eues avec mes co-auteurs canadiens et norvégiens, et d’après mon expérience en Australie et en Nouvelle-Zélande, je peux vous dire que les emprunteurs de ces pays vivent dans un monde totalement différent en termes d’endettement des ménages. Là encore, les hypothèques sont le problème que tout le monde voit mais dont personne ne veut vraiment discuter. Ces emprunteurs sont totalement exposés aux hausses des taux d’intérêt, et ils sont totalement incapables de tirer parti des baisses en temps voulu. Je ne comprends donc pas pourquoi nous voudrions parler de tout cela en utilisant ces grandes étiquettes que sont néolibéralisme ou financiarisation. C’est aux gagnants et aux perdants qu’il faut s’intéresser. Il faut vraiment examiner la structure de certains marchés spécifiques. Et même s’il est parfois utile de dire « voici un modèle spécifique qui se dessine », le mot néolibéralisme est creux dans ce sens.

EM et EC – Alors, s’agit-il d’une critique que vous feriez à l’égard de tous ces termes diagnostiques fourre-tout ?

HS – On parle également de post-fordisme. Nous comprenons tous ce qu’est le fordisme, car il signale quelque chose de matériellement réel, n’est-ce pas ? Le fordisme évoque une production à la chaîne en flux continu, avec une logistique sophistiquée, pour fabriquer des biens de consommation durables, avec des compromis de classe et des syndicats. On peut en débattre, mais le terme traduit une certaine vision de la réalité. Le mot lui-même renvoie directement à une entreprise emblématique qui possédait clairement toutes ces caractéristiques.

Maintenant, prenons le néolibéralisme. Dans quelle mesure est-il nouveau ? Dans quelle mesure y a-t-il vraiment eu un grand changement par rapport à l’ère qui a suivi la Seconde Guerre mondiale ? De même, le post-fordisme ne nous en dit pas plus. D’accord, nous ne sommes plus au Kansas, mais dans quoi sommes-nous ? Ces étiquettes sont importantes. Et c’est pourquoi je résiste également à l’étiquette néolibérale. Je préférerais quelque chose de plus précis.

EM et EC – On dirait que votre désaccord porte sur l’utilité du terme, et non sur les cas spécifiques choisis par les personnes qui pensent étudier le néolibéralisme. Il s’agit là d’une critique importante, et permettez-moi donc de me faire l’avocat du diable en expliquant pourquoi le terme « néolibéralisme » pourrait être jugé nécessaire. En bref, c’est parce qu’il a été choisi comme étiquette collective pour toutes sortes de projets qui ont eu des effets politiques réels et transformateurs. À leur origine, il y a eu, entre autres, les défenseurs de la public choice theory, les tenants de la réforme antitrust selon le modèle de l’école de Chicago, les ordo-libéraux en Allemagne – ils avaient des projets quelque peu différents, mais ils se sont réunis au Mont Pèlerin et ont obtenu le soutien financier de grandes fondations afin de renforcer leurs efforts collectifs, poursuivis sous la bannière du néolibéralisme.

HS – Mais c’est bien de ca dont on parle, n’est-ce pas ? Je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire que l’étiquette a des implications politiques et a servi de point de ralliement, comme l’a montré Quinn Slobodian dans Globalists – son excellente analyse de la société du Mont Pèlerin au niveau mondial. Et, comme la plupart des slogans politiques, il cache autant qu’il révèle. Je ne suis pas en désaccord avec son utilité et sa réalité à cet égard.

Mais notre travail en tant qu’universitaires n’est pas d’adopter ces étiquettes sans esprit critique ; il est d’essayer de comprendre ce qui se passe réellement. Ainsi, du point de vue d’un universitaire, je n’aime pas l’étiquette de néolibéralisme et je ne l’utilise pas. D’une certaine manière, je pense que cela avantage les défenseurs du projet du Mont-Pèlerin, si vous voulez, parce que cela les conforte dans leur démarche. Ils disent qu’ils créent des marchés plus libres, mais ce n’est pas le cas. C’est du capitalisme politique. Ils créent des opportunités pour une chasse à la rente effrénée et créent des obstacles à toute action collective de la part de la population.

C’est précisément l’argument de Slobodian à propos des membres du Mont Pèlerin : leur objectif était de protéger les riches de la démocratie. Il ne s’agissait pas de créer davantage de marchés. Dans la mesure où ils ont effectivement créé des marchés, c’était pour décourager l’action collective en réduisant les gens à des consommateurs plutôt qu’à des membres d’un groupe identifiable ayant un intérêt commun.

EM et EC – L’un des avantages de ce terme, aussi nébuleux et ambigu soit-il, est qu’il nous montre l’ennemi. Il nous suffirait d’inverser tout ce qu’ils ont fait pour revenir au bon vieux temps des années 1950 ou 1960. Mais dans votre perspective, qui ne succombe pas à la facilité, qui est l’ennemi et que faire, pour le dire en termes léninistes ?

HS – Dans la conjoncture américaine actuelle, j’ai dit qu’il n’y avait pas d’ennemis à gauche de Trump ou du noyau dur du parti républicain. Je prends cela au sérieux. Je fais un travail intellectuel public et j’écris pour ce qui est clairement un média de gauche ainsi que pour un média qui est clairement associé à la toute petite partie restante du parti républicain qui fonctionne encore rationnellement. Par conséquent, lorsque je dis qu’il n’y a pas d’ennemis à la gauche de Trump ou de Paul Ryan, je ne plaisante pas.

Mais le problème est qu’il n’y a pas de solution simple et magique à nos problèmes. La raison en est que, indépendamment des réalités politiques – comme l’a dit Karl Marx, l’argent parle, les inepties marchent – il n’y a plus de classe ouvrière unifiée qui pourrait servir de base à un mouvement politique de grande ampleur. En effet, la division du travail est devenue très complexe, ce qui est dû à la désintégration verticale de jure. Dans les années 1930, il était « facile » pour tous ces immigrés de la deuxième génération travaillant dans les usines automobiles américaines de dire « Nous sommes tous dans le même bateau », parce qu’ils étaient tous des immigrés de la deuxième génération, parce qu’ils vivaient les uns sur les autres. Même s’ils vivaient dans leur propre quartier, à un pâté de maisons de là, un autre groupe ethnique prenait le même tramway pour se rendre à l’usine et effectuait le même type de travail.

Aujourd’hui, tout cela n’existe plus. Nous avons un système très fragmenté. Les questions politiques qui intéressent les plus jeunes, de la génération Z aux Millenials, ne sont pas toutes liées au travail. Il ne faut pas oublier que même au sein de ces groupes, le degré de fragmentation est élevé. Si vous êtes un ingénieur logiciel de 30 ans, les choses sont très différentes pour vous que si vous êtes un employé de 30 ans dans un magasin de pièces détachées ou un ouvrier de 30 ans qui assemble des voitures en Caroline du Sud. Je ne vois pas bien ce qui pourrait unifier tous ces gens en un mouvement social unique.

J’ai tendance à dire que le logement est un facteur important, parce que je travaille dans ce domaine. Mais dans le monde réel, la raison pour laquelle nous parlons du logement est la suivante : A) il s’agit de la dépense la plus importante pour les gens ; et B) il a d’énormes effets multiplicateurs, ce qui contribue à faire augmenter les salaires dans l’ensemble de l’économie. Par conséquent, si je dirigeais le parti démocrate, je ferais campagne non seulement pour inciter les personnes âgées à voter pour moi en protégeant la sécurité sociale et l’assurance-maladie, ou pour inciter les entreprises à me soutenir en leur versant des tonnes d’argent sous forme de subventions, mais aussi pour inciter les jeunes à voter pour moi en encourageant de manière agressive la construction de logements.

Ensuite, l’autre chose que je ferais probablement serait de m’attaquer aux monopoles auxquels nous sommes tous confrontés. En Amérique du moins, ils rendent la vie folle – ici, c’est une véritable horreur de faire réparer votre connexion Internet par un service client. Il n’y a pratiquement pas de concurrence sur le marché de la téléphonie mobile. On pourrait faire une longue liste de tous ces monopoles orientés consommateur qui sont de véritables escroqueries.

Que s’est-il passé dans les années 30 ? L’industrialisation s’est faite par le haut. Les Britanniques savaient que ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils ne fassent la guerre, peut-être à la fois contre les Japonais et les Allemands.

J’ai dit un jour à un représentant du parti démocrate qu’il devrait faire campagne sur le thème « Make it easy to be an American again », par opposition à « Make America great again ». Rendre facile le fait d’être à nouveau Américain en forçant les entreprises à être plus réactives. C’est la façon dont je m’y prendrais, mais il y a une raison pour laquelle je suis professeur et non politicien, vous ne devriez donc pas me poser ce genre de question.

EM et EC -À la suite des débats qui ont eu lieu dans les pays du Sud, la gauche a clairement exprimé le souhait d’affaiblir l’application des droits de propriété intellectuelle et d’autoriser les médicaments génériques et les logiciels libres, ainsi que des mesures plus avancées telles que le partage des brevets, afin que les pays en développement puissent s’industrialiser plus rapidement. On entend dire que toutes les choses que la Chine doit maintenant voler – si elle les vole – devraient être légalement partagées, afin que ces pays puissent rattraper leur retard plus facilement. Il est clair que l’Amérique rejette cette idée. Comment concilier ces deux positions ? Existe-t-il un moyen de satisfaire les demandes du Sud sans ouvrir la voie à un retour de Trump, ou à une campagne contre cela de la part de quelqu’un comme Trump ?

HS – Je vais aborder cette question de manière un peu indirecte. Je pense que nous entrons actuellement dans une guerre froide 2.0. C’est important parce que dans la guerre froide 1.0, et aussi dans les années 1930 avec l’anticipation de la guerre, il y avait une opportunité pour les pays qui étaient dans ce que Wallerstein aurait appelé la semi-périphérie – bien que nous puissions être plus nuancés et dire semi-industrialisés, des pays semi-compétents en termes de production de connaissances – pour tirer profit des transferts de technologie. Nous ne parlons pas de la Somalie, mais peut-être du Viêt Nam, certainement de l’Inde, du Brésil, du Mexique. Des pays où, si la capacité de l’État est suffisante, il est possible de négocier des transferts de technologie.

Que s’est-il passé dans les années 30 ? L’industrialisation s’est faite par le haut. Les Britanniques savaient que ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils ne fassent la guerre, peut-être à la fois contre les Japonais et les Allemands. C’est dans cette logique qu’ils ont construit de nouvelles aciéries en Inde, afin que ce pays puisse être autosuffisant pendant qu’ils seraient occupés à se battre plus tard. Au début des années 1930, les Américains savaient également que la guerre était imminente, comme en témoignent les documents de l’administration Roosevelt. Ils savaient que la guerre était imminente et ils s’y préparaient. Ils savaient qu’ils allaient avoir besoin du pétrole mexicain et du café brésilien. Ces produits sont transportés sur des rails, mais ces pays ne disposaient pas des aciéries nécessaires à la construction de ces rails. Les États-Unis ont transféré la technologie nécessaire à la construction d’aciéries entièrement intégrées dans ces pays. Ils les ont adaptées aux normes modernes et les ont également aidés à mettre en place des banques centrales à la fin des années 20 et au début des années 30. À la même époque, le Japon a industrialisé la péninsule coréenne et la Mandchourie.

C’était la même chose pendant la guerre froide. Les États-Unis ont transféré des technologies, tout en contribuant à la répression. Donc, si c’est la guerre froide 2.0, il y a une porte ouverte pour certains pays qui peuvent négocier leur position dans la chaîne mondiale des matières premières, rendre leur industrie plus sophistiquée et le faire d’une manière qui n’implique pas le vol pur et simple de technologies auquel la Chine s’est livrée au cours des 25 dernières années.

Je pense donc qu’il est possible d’affaiblir certaines de ces mesures. En ce sens, le Covid est un élément important, car il est évident que – à moins de fermer complètement les frontières, ce qui n’arrivera pas – vous aurez toujours des pandémies récurrentes ou des maladies endémiques. Il y a de la place pour une amélioration dans certains pays en ce qui concerne la propriété intellectuelle dans le domaine des produits pharmaceutiques. Il y a également de la place pour des interventions biopolitiques. Pendant la guerre froide, certaines politiques visaient à montrer aux gens que la vie aux États-Unis était sûre et que les Soviétiques avaient tort. Dans le cadre de la guerre froide 2.0, l’administration Biden cherche des moyens d’étendre et d’améliorer la loi Affordable Care Act, bien qu’elle n’ait encore rien adopté.

Je pense qu’il est possible de redistribuer la richesse mondiale, de la même manière que la guerre froide a donné lieu à une redistribution de la richesse nationale pour garantir que le souhait des États-Unis de combattre et de gagner la guerre froide soit respecté. Nous pouvons voir par analogie que l’État américain peut aider certains pays de l’espace semi-industriel à progresser. Le Viêt Nam et l’Inde en sont des exemples évidents. C’est ce qui pourrait conduire à une sorte de redistribution.

Je ne pense pas que nous assisterons à une situation semblable à celle des années 1970, avec l’émergence du Nouvel ordre économique international (NOEI). Cela s’explique par les conflits d’intérêts entre les pays qui pourraient plausiblement être impliqués dans un tel projet, et par les niveaux très disparates de capacité des États et de leur industrialisation. Ces divergences rendent difficile la mise en place d’un projet cohérent. Le NOEI a été plus facile à réaliser, principalement parce que les élites de ces pays pouvaient se regarder les unes les autres et dire : « Nous avons tous dirigé les mouvements d’indépendance. Nous avons des intérêts similaires contre les anciens colonisateurs ». Cela n’existe plus aujourd’hui. Les intérêts sont très hétérogènes.

Pour donner un exemple précis, si vous êtes Dr. Reddy’s ou une autre société pharmaceutique en Inde, quel est votre chemin vers une plus grande rentabilité ? Il s’agit d’obtenir des médicaments brevetés ; il s’agit de générer de nouveaux processus de production que vous pouvez breveter. Il ne s’agit pas nécessairement d’affaiblir ces droits de propriété intellectuelle.

EM et EC –Cela n’a pas empêché le gouvernement indien de faire pression pour obtenir la législation la plus stricte en matière de médicaments génériques.

HS – La raison en est que, pour l’instant, cela aide Dr. Reddy’s et Sun parce qu’ils n’ont pratiquement pas de produits brevetés. Mais dans leurs rapports annuels, ils parlent de leur volonté de le faire. Je ne dis pas que ces pays sont des bénéficiaires passifs. Il est évident qu’ils voudraient le faire. Mais je dis qu’il y a une opportunité, où le désir de se moderniser pourrait rencontrer la permission des pays les plus puissants – dans le cas des États-Unis, en raison de leur besoin de s’allier contre la Chine.

EM et EC – Pourquoi pensez-vous que cette ouverture prendra la forme d’une amélioration de la technologie, au lieu de libérer le génie collectif de la Silicon Valley et de Wall Street ? Pourquoi les États-Unis n’essaieraient-ils pas plutôt de lancer, je ne sais pas, la microfinance du futur en y ajoutant une touche de technologie ?

MS – Eh bien, parce que libérer le génie de Wall Street et de la Silicon Valley serait probablement destructeur de valeur. Il n’y a qu’à regarder ces génies de la Silicon Valley Bank, qui ont fait des paris sur des placements non sécurisés dans un contexte où les taux d’intérêt allaient manifestement augmenter.

EM et EC – Mais devons-nous vraiment nous attendre à ce que, malgré le pouvoir que les États-Unis exercent déjà grâce à leurs bases militaires dans le monde entier, ils soient obligés de manier la carotte plutôt que le bâton ? Parce que s’ils ne le font pas, la Chine interviendra et maniera davantage la carotte ? La Chine ne partage certainement pas sa propriété intellectuelle. Pourquoi les États-Unis seraient-ils les « gentils » au lieu de garder leur posture habituelle consistant à dire : « nous avons les bases, les gars » ?

MS – Regardez les années 50 et 60. J’ai mentionné la répression massive des mouvements socialistes et communistes dans les pays du monde entier ; c’était le bâton. Mais la carotte, c’était l’intégration et la modernisation.

Si l’on regarde du côté de l’Amérique latine, entre les années 1930 et 1960, les États-Unis ont fait des offres de modernisation non seulement au Brésil et au Mexique, mais aussi à l’Argentine. Et l’État argentin, pour diverses raisons, a dit : « non, merci ». En conséquence, l’Argentine a fini par perdre du terrain par rapport au Brésil et au Mexique. Mais même dans ces deux derniers pays, on ne disait pas exactement : « nous aimons les Américains ». L’État brésilien négociait âprement cette aide et, dans le contexte de ces négociations, menaçait les États-Unis. « Nous allons peut-être conclure un accord spécial avec les Allemands. Les Allemands veulent aussi notre café et notre sucre ». Quant au Mexique, il n’a jamais été en très bons termes avec les États-Unis, pour toutes les raisons que l’on sait.

Si ces pays doivent faire pression pour obtenir quelque chose, s’ils doivent essayer de tirer quelque chose du désir américain de dresser tout le monde contre la Chine, cela prendra la forme d’une mise à niveau. Je ne sais pas exactement à quoi ressemblerait le fait de « libérer le génie collectif de la Silicon Valley et de Wall Street », car vous avez besoin d’une capacité institutionnelle pour absorber ces choses. Une fois l’aciérie terminée, le Brésil, pendant la Seconde Guerre mondiale, a pu faire fonctionner les chemins de fer, mais il n’a pas pu fabriquer les véhicules et les armes nécessaires pour équiper la seule division que le pays a envoyée combattre en Italie pendant la guerre – déployée, soit dit en passant, en guise d’acompte sur l’aide américaine future.

Ainsi, si vous regardez le Viêt Nam et que vous vous demandez si ce pays est capable de concevoir des semi-conducteurs, vous constaterez que ce n’est probablement pas le cas. Est-il capable de financer des usines de semi-conducteurs ? Probablement pas. Est-il potentiellement un site d’assemblage électronique – où la production pourrait tripler ou quadrupler à mesure que Hon Hai, sous la pression des Apple du monde entier, transfère sa production hors de Chine ? Oui, certainement. Et du point de vue du Viêt Nam, c’est la voie de l’industrialisation, car vous apprenez à gérer une usine, ce que le pays ne sait peut-être pas faire à l’heure actuelle. De même, l’État mexicain a clairement bénéficié de la délocalisation de proximité. Je ne dis pas qu’il s’agit d’une bienveillance américaine et que tout le monde va se mettre à chanter Kumbaya dans un contexte d’hostilité avec la Chine.

EM et EC -Ce que vous dites semble renforcer l’argument selon lequel nous entrons dans une sorte d’ère post-néolibérale. Le fait que les États-Unis fassent ce que vous suggérez dans les pays du Sud irait totalement à l’encontre de tout ce que le FMI, la Banque mondiale et le Consensus de Washington ont défendu au cours des 30 dernières années.

MS – Oui, je pense que nous sommes à un point d’inflexion.

EM et EC – Est-ce parce que les idées censées être contenues dans le néolibéralisme n’ont jamais eu d’importance et qu’elles ont toujours été des solutions ad hoc ? Ou est-ce parce que l’idéologie perd finalement de son efficacité ?

MS – Je ne ferais pas partie de ceux qui disent que seules les idées comptent. Mais je ne serais pas non plus dans le camp de ceux qui disent que tout est une question de matérialité. Par exemple, je ne dirais pas que les chaînes de montage en usine engendrent automatiquement des syndicats et un État-providence keynésien. Les idées comptent et continueront de compter. Dans toute l’histoire, il y a toujours eu une contestation idéologique.

Pour moi, le « néolibéralisme » date de Carter et de la déréglementation des compagnies aériennes. Nous pouvons considérer que la période allant de 1978 à, disons, 2019, est une ère au cours de laquelle le néolibéralisme a prévalu. Mais dans cette ère néolibérale, que voyons-nous ? Nous voyons la Banque mondiale débattre entre le modèle de l’Asie de l’Est et le consensus de Washington – ce n’est donc pas comme si le néolibéralisme du consensus de Washington était dominant dans les années 1990. Nous assistons à de nouveaux appels et à une forte pression pour étendre les États-providence – encore une fois, il s’agit de biopolitique – afin de tenir compte des réalités des ménages où les deux conjoints travaillent. Et nous voyons des pays comme l’Allemagne, qui ont historiquement une orientation Kinder, Küche, Kirche et Rabenmutter sur le rôle approprié des femmes dans la société, élargir considérablement les prestations familiales et les services de garde d’enfants.

Ce que je veux dire, c’est qu’il y a toujours des luttes à ce sujet. Je dirais donc que nous nous trouvons à un point d’inflexion où, si l’on peut dire, les idées néolibérales sont en recul, et où des organismes comme le FMI et la Banque mondiale seront poussés à repenser le type de conseils qu’ils donnent. N’oubliez pas que les personnes qui détiennent le pouvoir au FMI sont toutes nommées par des politiciens. Le représentant américain est toujours un secrétaire adjoint du Trésor détaché.

Et vous avez des organisations comme la Banque des règlements internationaux (BRI) qui – très discrètement, parce qu’elles ne peuvent pas le faire trop ouvertement – s’opposent à l’idée que la libre circulation des capitaux et les opérations bancaires offshore non réglementées sont acceptables. Et vous avez encore les anciens éléments du système des Nations unies, comme la CNUCED, qui publient des documents très critiques à l’égard des flux de capitaux et des chaînes de production non réglementés.

Le dernier rapport de la CNUCED sur le commerce et le développement, et le rapport sur l’investissement dans le monde, sont tous deux très critiques sur le fait qu’une grande partie de l’investissement étranger direct n’est qu’un jeu de passe-passe, destiné à arbitrer les différences de réglementation en matière de fiscalité, d’environnement et de main-d’œuvre. Ils affirment que cela nuit à la croissance et aux pays en développement. Peut-être que ces arguments résonneront plus fort dans un environnement où les États sont sous pression fiscale en raison des préoccupations liées à la guerre, et se montreraient plus réceptifs à une mesure telle que l’impôt minimum de 15 % sur les multinationales que l’OCDE a approuvé l’année dernière.