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    La gauche doit embrasser la loi et l’ordre, par Slavoj Zizek

    Lien publiée le 14 juillet 2023

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    (Tribune publiée par Libération)

    S’intéresser aux racines des émeutes, telles que le chômage et le racisme institutionnel, ne doit pas mener la gauche à négliger les questions de la sécurité publique, estime le philosophe slovène. En France comme ailleurs, l’insécurité fait plus de mal aux pauvres qu’aux riches.

    A Nanterre, le 29 juin 2023, lors de la marche blanche en mémoire de Nahel, 17 ans, abattu après un refus d’obtempérer. (Cyril Zannettacci/Vu pour Libération)

    par Slavoj Zizek, Philosophe

    Deux événements ont retenu l’attention du public au cours de cet été de plus en plus fébrile : la mutinerie militaire ratée en Russie et les émeutes violentes en France. Bien que les médias aient couvert ces deux actualités en détail, une caractéristique commune semble être passée inaperçue.

    Des pillages et des incendies se sont répandus en France après que la police a abattu un jeune homme de 17 ans, Nahel, dans la banlieue parisienne, à Nanterre, le 27 juin. A travers le pays, des émeutiers ont provoqué des destructions de biens et ont tiré des feux d’artifice sur la police, qui a répondu par des gaz lacrymogènes, des canons à eau et des grenades assourdissantes.

    Les événements ont pris une tournure encore plus inquiétante lorsqu’une partie des organisations syndicales de la police ont commencé à menacer le président Emmanuel Macron de révolte s’il ne résolvait pas la crise. Le 30 juin Alliance et Unsa-Police (deux des principaux syndicats de policiers) ont même publié un communiqué qui n’était rien de moins qu’une fissure dans l’édifice du pouvoir : en réaction aux émeutes, ces partisans de la ligne dure au sein des forces de l’ordre ont menacé d’agir contre leur propre Etat.

    Face à la mort de Nahel et aux émeutes, le discours prévisible de la gauche a été de dénoncer les préjugés raciaux de la police, de désigner l’égalité française comme une fiction, d’arguer que les jeunes immigrés se rebellent par absence de perspectives et de rappeler que le moyen de résoudre cette crise n’est pas une oppression policière toujours plus forte mais bien une transformation radicale de la société française. En bref, la colère monte depuis des années, l’assassinat de Nahel est la dernière détonation qui l’a révélée au grand jour. Et les manifestations violentes sont une réaction à un problème, pas le problème lui-même.

    Exclusion économique et injustice coloniale

    Il y a une part de vérité dans ce récit. En effet, comme l’ont révélé au grand jour les émeutes de 2005, à la suite de la mort de deux adolescents électrocutés alors qu’ils étaient poursuivis par la police, les préjugés et l’exclusion caractérisent la vie des jeunes immigrés et descendants d’immigrés en France. Pourtant, cette refonte de la société appelée des vœux par la gauche pour résoudre les problèmes historiques d’identité, d’exclusion économique et d’injustice coloniale est une solution sujette à caution. Elle suppose une issue progressiste à ces émeutes, alors qu’il n’y en a pas.

    Le fait que les manifestants aient pris pour cible les bus locaux, par exemple, qui jouent un rôle central dans le transport des travailleurs des banlieues défavorisées de la périphérie de Paris, indique deux choses : les émeutes ont détruit des infrastructures qui permettaient aux gens ordinaires de gagner leur vie, et les victimes de ces destructions sont les pauvres, et non les riches.

    Les soulèvements populaires pour jouer un rôle de progrès doivent être portés par une vision émancipatrice, l’espoir qu’un autre monde est possible, comme le soulèvement de Maidan en Ukraine en 2013-2014 et les protestations iraniennes en cours déclenchées par les femmes kurdes qui ont refusé de porter la burka. Dans ce cas, même la menace d’une action violente est parfois nécessaire à la résolution politique. Deux victoires historiques canonisées par les commentateurs libéraux – la montée au pouvoir du Congrès national africain (ANC) en Afrique du Sud et les manifestations américaines pour les droits civiques menées par Martin Luther King Jr – n’ont été possibles que parce qu’elles ont été soutenues par la perspective de la violence de la part de l’aile radicale de l’ANC et des noirs américains les plus militants. Les négociations sur la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et l’abolition de la ségrégation raciale aux Etats-Unis ont abouti grâce à ces menaces.

    Mais ce n’est pas le cas en France aujourd’hui, où la rébellion violente a peu de chances de se terminer par un quelconque accord progressiste pour les misérables de la Terre. Si la loi et l’ordre ne sont pas rapidement rétablis, le résultat final pourrait bien être l’élection de Marine Le Pen, leader du parti d’extrême droite du Rassemblement national. Les nationalistes anti-immigrés sont au pouvoir en Suède, en Norvège et en Italie – pourquoi pas en France ? Emmanuel Macron s’est présenté comme un technocrate sans position politique ferme. Mais cette posture, autrefois considérée comme une force, apparaît aujourd’hui comme une faiblesse fatale.

    Guerre civile «froide» aux Etats-Unis

    En Russie, il était difficile de ne pas voir le caractère comique de la marche d’Evgueni Prigojine sur Moscou. Elle s’est achevée en moins de trente-six heures après que le Kremlin a proposé un marché. Evgueni Prigojine a évité un procès, mais a été contraint de retirer ses mercenaires de l’Ukraine et de s’installer au Belarus. Nous n’en savons pas assez pour savoir ce qui s’est réellement passé : sa marche était-elle destinée à une attaque d’envergure sur Moscou, ou s’agissait-il d’une menace vide, d’un geste qui n’était pas destiné à être réalisé, comme Prigojine lui-même l’a suggéré ?

    L’épisode tout entier peut aussi avoir été une forme brutale de négociation commerciale – une tentative d’empêcher l’adoption d’une loi stipulant que les forces irrégulières telles que le groupe Wagner devaient être placées sous le commandement des forces armées régulières. Qu’il s’agisse d’une tentative de coup d’Etat ou d’une négociation, l’événement témoigne de la réalité selon laquelle la Russie est en train de devenir un «Etat failli» – un Etat qui doit traiter avec des gangs militaires incontrôlés comme des partenaires dans une affaire véreuse.

    Les événements en France et en Russie s’inscrivent dans une tendance à l’instabilité, à la crise et au désordre en Europe. Aujourd’hui, les Etats faillis ne se trouvent pas seulement dans les pays du Sud, de la Somalie au Pakistan en passant par l’Afrique du Sud. Si l’on mesure cette catégorie à l’effondrement du pouvoir de l’Etat, à l’atmosphère de guerre civile idéologique, aux assemblées bloquées et à l’insécurité croissante des espaces publics, alors la Russie, la France, le Royaume-Uni et même les Etats-Unis devraient être compris de la même manière.

    Le 19 juin 2022, les républicains du Texas ont approuvé des mesures déclarant que le président Joe Biden «n’a pas été légitimement élu» et ont réprimandé le sénateur républicain John Cornyn pour avoir participé à des discussions bipartites sur le contrôle des armes à feu. Ils ont également voté un programme qui déclare que l’homosexualité est «un choix de vie anormal» et qui demande aux écoliers du Texas «d’apprendre l’humanité de l’enfant à naître».

    La première mesure, à savoir l’invalidation de l’élection de Joe Biden, constitue une avancée évidente vers une guerre civile «froide» aux Etats-Unis : la délégitimation de l’ordre politique. En France, l’évocation d’une guerre civile à venir est de rigueur à l’extrême droite. Le 30 juin, à la radio française, Eric Zemmour, politicien et polémiste du parti nationaliste Reconquête, a décrit les émeutes comme les «prémices d’une guerre civile, d’une guerre ethnique».

    Dans cette situation générale, la gauche doit s’approprier le slogan de l’ordre public. L’un des faits les plus attristants de l’histoire récente est que le seul cas d’invasion du siège du pouvoir par une foule révolutionnaire fut l’assaut du Capitole des Etats-Unis à Washington DC, le 6 janvier 2021, par les partisans de Donald Trump. Ils considéraient l’élection comme illégitime, un vol organisé par les élites politico-économiques. Les libéraux de gauche ont réagi avec un mélange de fascination et d’horreur. Certains de mes amis se lamentaient en disant : «Nous devrions faire quelque chose de similaire !» L’envie et la condamnation se sont mêlées lorsqu’ils ont vu des gens «ordinaires» s’introduire au sommet de la souveraineté de l’Etat, créant un carnaval qui a momentanément suspendu les règles de la vie publique.

    Autoritarisme sauvage

    En lançant une attaque populaire contre le siège du pouvoir, la droite populiste a-t-elle volé à la gauche le monopole de la résistance au système en place ? Le dilemme politique de notre temps se réduit-il au choix entre des élections parlementaires contrôlées par des élites corrompues et des soulèvements contrôlés par la droite dure ? Il n’est pas étonnant que Steve Bannon, l’idéologue de la droite populiste, se déclare «léniniste du XXIe siècle» : «Je suis un léniniste. Lénine… voulait détruire l’Etat, et c’est aussi mon objectif. Je veux que tout s’écroule et que tout l’establishment actuel soit détruit.» Tandis que les trumpistes s’extasiaient devant le 6 janvier, la gauche libérale se comportait comme de bons vieux conservateurs, demandant à la Garde nationale d’écraser la rébellion.

    A l’origine de cette situation étrange, nous trouvons une combinaison unique d’anarchie et d’autoritarisme sauvage. Nous entrons dans une période alliant subtilement une multiplication des insurrections et une montée de l’ochlocratie (1), avec une concentration sans précédent du pouvoir entre les mains de quelques-uns. C’est ce que la philosophe Catherine Malabou appelle «la combinaison à la fois insensée, monstrueuse et inédite d’une verticalité sauvage et d’une horizontalité incontrôlable». Et comme la «fonction sociale» de l’Etat s’est érodée au fil des années d’austérité, il ne peut plus s’exprimer que «par l’usage de la violence».

    C’est pourquoi il est essentiel de ne pas se contenter de rejeter et de condamner l’Etat en tant qu’instrument de domination. Face aux catastrophes naturelles, aux problèmes de la santé publique ou aux instabilités sociales, les forces progressistes doivent tenter de s’emparer et d’utiliser le pouvoir de l’Etat, non seulement pour calmer les craintes des populations dans l’urgence, mais aussi pour combattre leurs racines – racistes, xénophobes, sexistes, anti-progressistes – artificiellement créées pour maintenir les populations sous contrôle.

    La gauche ne doit pas craindre d’ajouter à ses tâches celle d’assurer la sécurité des gens ordinaires : il y a des signes clairs de la décadence croissante des mœurs publiques, des gangs de jeunes terrorisant les lieux publics, des gares aux centres commerciaux. Le simple fait de mentionner cette décadence est souvent rejeté comme étant un discours réactionnaire, et la réaction standard est que nous devons regarder les «racines sociales plus profondes» de ces phénomènes que sont le chômage, et le racisme institutionnel.

    S’intéresser aux «racines sociales plus profondes» des émeutes ne doit pas mener la gauche à négliger les questions de la sécurité publique. Car elle se condamne elle-même, en concédant à l’ennemi un domaine important d’insatisfaction qui, en période d’anarchie, pousse les gens vers la droite. L’insécurité fait beaucoup plus de mal aux pauvres qu’aux riches qui vivent tranquillement dans leurs ghettos dorés.

    (1) Régime politique dans lequel la «foule» (okhlos) a le pouvoir d’imposer sa volonté.

    Cet article a été publié le 4 juillet dans The New Statesman.

    Traduit de l’anglais par Rodolphe Dourouni.