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En quoi les semi-conducteurs façonnent-ils la géopolitique mondiale ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Gauthier Hordel
Les semi-conducteurs ont pris une place prépondérante aujourd’hui dans l’économie. L’électronique est l’une des disciplines qui permettent le développement de la technologie. Les objets et les systèmes intègrent de plus en plus d’électronique et la complexification s’accroît à mesure que l’on cherche à augmenter les niveaux de performances. L’industrie utilise de plus en plus d’électronique pour répondre au besoin de productivité : automatisation, robotisation, informatique, moyens de communication, etc. Cette croissance est également visible dans les biens de consommation pour le grand public. Les ordinateurs, smartphones ou tablettes possèdent des puissances de calculs en constante augmentation. Dans l’industrie automobile, aéronautique, aérospatiale et ferroviaire, l’électronique a désormais une place de première importance. Par exemple, les voitures et les avions sont équipés de systèmes d’aide à la gestion de plus en plus sophistiqués et performants. De manière générale, on assiste à une accélération du développement des systèmes intelligents qui colonisent le quotidien de millions, voire de milliards de personnes. On trouve dans les circuits électroniques des composants parmi lesquels les semi-conducteurs. Ils vont de la simple diode ou transistor, aux microprocesseurs très puissants souvent intégrés dans des puces de plus en plus petites. Ces semi-conducteurs sont composés pour la grande majorité de silicium, qui constitue un élément chimique extrêmement abondant dans la croûte terrestre.
Le contexte industriel
Si le pétrole a été l’une des sources du développement de la productivité, inégalée dans l’histoire de l’humanité, les semi-conducteurs vont prendre une place presque aussi importante, à tel point que l’on parle de troisième révolution industrielle [i]. L’économie capitaliste est extrêmement consommatrice d’énergie, dont l’énergie fossile en est un pilier. Le développement de l’électronique positionne les semi-conducteurs à une place tellement importante qu’ils formeront l’autre pilier de l’économie après celui de l’énergie. Cette dépendance s’est révélée très clairement lors de la crise des semi-conducteurs. Celle-ci a débuté en 2020 sous l’impact de la crise sanitaire Covid-19, lorsque les mesures de confinement ont entraîné une baisse de la production industrielle, notamment dans le secteur automobile. En parallèle, le passage au travail à distance et les besoins en connectivité qui en découlent, ainsi que la consommation de marchandises électroniques de loisirs (console de jeu, ordinateur…) ont augmenté la demande, si bien que les fonderies de semi-conducteurs ont concentré leurs activités prioritairement sur ces derniers, car ils représentent un marché plus lucratif que l’automobile. Lorsque la production automobile est repartie fin 2020, il n’y avait plus assez de composants sur le marché. Cette pénurie eut pour conséquence un ralentissement de la production. L’usine de Renault Sandouville près du Havre a cumulé plus de 60 jours d’arrêts en 2021. Dans la même année, en Europe, le taux d’utilisation des usines automobiles est tombé à 60 % (selon le cabinet Inovev [ii]) et la production mondiale a baissé de 12 % (selon IHS Markit2). Toujours en 2021, la demande en semi-conducteurs a progressé de 25,1 % (selon le cabinet Gartner [iii]). Les entreprises sont en sous-capacité productive, c’est-à-dire que la demande dépasse l’offre, contribuant à l’inflation des prix des composants. Les conséquences positives pour le secteur sont une croissance de l’ordre de 26,1 % (selon le cabinet Gartner).
Un nouveau modèle économique
Dans les années 80, les pays les plus avancés du capitalisme ont opéré une transition dans la structure de leur économie. La crise économique du début des années 70 a provoqué un ralentissement de la croissance économique. On observe une tendance à la diminution des taux de profits dans le secteur productif depuis cette époque. Pour contrecarrer cette tendance, les capitalistes ont transféré les moyens de production les moins complexes vers des pays avec des coûts de main d’œuvre plus faibles, essentiellement vers l’Asie. Les entreprises se sont séparées de certaines de leurs activités pour se spécialiser et augmenter en taux de productivité. En parallèle, les capitalistes ont développé et investi davantage dans le secteur financier. L’économie mute, l’industrie se compartimente et une nouvelle division internationale du travail s’organise. Dans le secteur de l’électronique, les grandes entreprises abandonnent le développement et la production des composants pour se concentrer sur les systèmes. Ainsi des entreprises sous-traitantes vont se créer pour répondre à la demande des donneurs d’ordre et devenir des géantes. C’est à Taïwan que l’industrie du semi-conducteur va prendre un essor considérable. À elle seule, l’île possède 63 % des fonderies mondiales, ce qui représente 15 % de son PIB. C’est là que se trouve la première entreprise du secteur, TSMC, qui produit 90 % des puces les plus avancées, notamment celles utilisées par Apple pour ses Iphones ou Nvidia pour les cartes graphiques. Sa valeur boursière équivaut à plus de 50 % du PIB taïwanais. Cette entreprise a été fondée par l’ingénieur Morris Chang, formé aux États-Unis, qui a exercé pendant 25 ans pour l’autre géante, américaine, Texas Instrument.
Le caractère stratégique des semi-conducteurs
Les impérialismes américain et chinois [iv] rivalisent férocement. Il s’agit d’une bataille pour la suprématie économique. Depuis plusieurs dizaines années, l’impérialisme américain cède du terrain au chinois. Bien que la croissance économique chinoise soit en net recul ces derniers temps, son ascension fulgurante depuis le début des années 90 inquiète au plus haut point les Américains. La rétrogradation au rang de deuxième puissance économique mondiale au profit des Chinois porterait un coup dur pour les intérêts capitalistes américains et se traduirait par une perte de profits pour les entreprises américaines. Cette bataille qui a débuté sur le plan économique s’étend dans le domaine militaire. La guerre est bien souvent le dernier recours dans les rivalités économiques entre les États. Une rupture dans la chaîne d’approvisionnement deviendrait un danger pour les économies. La crise des semi-conducteurs a démontré son rôle central dans l’économie comme sur le plan militaire. La pénurie de composants est un sérieux problème pour le développement et le maintien en condition opérationnelle des systèmes d’armes et de l’armement de manière générale, qui intègre de plus en plus des technologies à base de semi-conducteurs. Il est donc vital pour les États d’avoir au minimum un contrôle sur leurs approvisionnements. Si l’administration américaine s’intéresse de très près à Taïwan, ce n’est certainement par pour la défense de la démocratie face aux velléités d’annexion de l’île par l’État chinois. La raison principale réside dans le caractère stratégique de l’industrie taïwanaise, qui fournit notamment les États-Unis en semi-conducteurs. De la même manière, le regain d’intérêt de la Chine sur Taïwan repose exactement sur le même principe. La venue de l’Américaine Nancy Pelosi, présidente de la chambre des représentants, en août 2022 avait pour objectif premier de discuter en particulier avec TSMC du partenariat et de la stratégie à définir à l’égard des États-Unis. Cette venue avait engendré une situation de crispation avec les Chinois qui ont organisé un blocus militaire autour de l’île. Le déplacement de troupes militaires dans la zone se fait de plus en plus conséquent de part et d’autre. Les États-Unis y ont mobilisé plus de 50 % de leur flotte maritime. L’issue du conflit réside dans la prise de contrôle, par l’une ou l’autre des parties, sur l’industrie taïwanaise des semi-conducteurs.
Les stratégies industrielles
La Chine accuse un retard assez conséquent dans la technologie des semi-conducteurs dont les performances sont en dessous de ses concurrents américains et taïwanais pour le moment. Elle importe 85 % de ses puces pour plus de 400 milliards de dollars. L’État chinois a engagé 150 milliards de dollars dans le secteur privé qui a bénéficié en grande majorité à la plus grande entreprise de puces et microprocesseurs chinoise : SMIC. De l’autre côté, les États-Unis ont également appliqué une série de mesures pour réimplanter des centres de développement et de production sur leur territoire, dont TSMC qui va y construire deux nouvelles usines. Les Américains ont offert à l’entreprise des avantages en matière de fiscalisation et de réglementation pour les attirer. Ce qui lie TSMC aux États-Unis, outre le fait que son fondateur historique a été formé par les Américains, c’est la perspective de profit plus intéressante que partout ailleurs. Si la Chine venait à envahir Taïwan, les États-Unis continueraient à bénéficier de la technologie de TSMC. Le gouvernement de Biden a ainsi fait adopter une nouvelle loi intitulée Chips and Science Act qui octroie à l’industrie privée des semi-conducteurs une enveloppe de 52 milliards de dollars. La construction d’une nouvelle usine d’INTEL bénéficiera d’un investissement public à hauteur de 30 à 40 %. Pat Gelsinger, son PDG, a déclaré récemment que « l’augmentation des capacités de production est très gourmande en capital et que sans investissement public, il ne serait pas en mesure de pouvoir construire de nouvelles usines ». Une autre façon de dire que l’État est avant tout au service des capitalistes et que son rôle est de garantir leurs intérêts. C’est tout le sens de la stratégie déployée avec le Chips and Science Act : les investissements et la commande publics au service du capital. Il s’agit ici en définitive d’une politique keynésienne. Dans cette loi figurent également des mesures de rétorsion qui interdisent aux entreprises américaines de commercer avec deux entreprises chinoises : Huawei et SMIC. C’est l’expression même de la guerre économique que se livrent la Chine et les États-Unis.
La fabrication des puces requiert des procédés de fabrication très complexes du fait notamment de la miniaturisation. Les entreprises sont frileuses pour investir davantage sur leurs fonds propres afin d’augmenter leur capacité de production. L’industrie des semi-conducteurs souffre du même problème de baisse tendancielle du taux de profits comme le secteur industriel dans son ensemble. Elles ont tiré profit du déséquilibre entre l’offre et la demande, qui a engendré une inflation sur les prix des composants et a augmenté artificiellement et temporairement les taux de profits. Cependant, la concurrence les poussera tôt ou tard à devoir augmenter leurs capacités de production pour répondre à la demande afin de s’accaparer des parts de marché. D’autre part, le besoin croissant pour l’industrie, et le caractère stratégique que revêtent les semi-conducteurs, poussent les capitalistes et les États à demander une accélération dans la montée en puissance des capacités de production, en passant si nécessaire par les subventions publiques. Ce secteur est devenu d’une telle importance que nous assistons aujourd’hui à un revirement par rapport à la politique d’externalisation qui a été opérée ces 30 dernières années. La baisse du coût de la main-d’œuvre est passée en arrière-plan, au profit du développement de technologies à bas coût, c’est-à-dire de semi-conducteurs dont la fabrication est rendue moins complexe. Ce secteur est une des expressions des rivalités impérialistes qui opposent la Chine aux États-Unis.
Dans cette guerre économique, ni les travailleurs, qu’ils soient chinois, américains ou taïwanais, n’ont intérêt à soutenir un camp ou l’autre. Le contexte économique induira un accroissement de l’exploitation du travail salarié, indépendamment des catégories, ouvrier, technicien ou ingénieur. Par un effet de ricochet, ce qui est valable pour ces derniers, l’est aussi pour l’ensemble les travailleurs du monde entier. Dans cette guerre économique, ils en paieront le prix fort, tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre. Le renversement du capitalisme est la seule perspective viable pour les travailleurs, c’est-à-dire la socialisation des moyens de production et d’échange sous le contrôle démocratique des travailleurs. Ceci est absolument vrai dans le secteur de l’électronique de manière générale car le développement de la technologie doit être au service de l’humanité et non pour répondre à la soif de profit des capitalistes, la classe minoritaire par son nombre mais dominante du point de vue de la position économique qu’elle occupe dans la société.
[i] On a même de bonnes raisons de considérer qu’on est en présence, plutôt que d’une révolution industrielle, d’une révolution technologique de nature nouvelle et aux conséquences plus profondes, une révolution informationnelle dans laquelle la machine ne remplace pas seulement la main de l’homme mais certaines opérations de son cerveau (NDLR).
[ii] La société Inovev est une société de services mondiale entièrement dédiée à l’industrie automobile. Elle fournit des données, des analyses et des services aux professionnels de l’automobile qui conçoivent et développent les véhicules et les systèmes automobiles : professionnels des constructeurs et de leur supply chain. 2 HS Markit est une entreprise américaine d’information économique.
[iii] Gartner Inc. est une entreprise américaine de conseil et de recherche dans le domaine des techniques avancées dont le siège social est situé à Stamford dans le Connecticut.
[iv] Sur la nature contradictoire de la société chinoise, qui fait l’objet de débats, on pourra se reporter à Frédéric Boccara, « Questions sur la conjoncture économique récente en Chine », Économie&Politique n° 814-815 (mai-juin 2022), https://www.economie-et-politique.org/2022/07/15/questions-sur-la-conjoncture-economique-recente-en-chine/ ou à Jean-Claude Delaunay, « Évolutions sectorielles
et développement économique de la Chine depuis la réforme », https://www.economie-et-politique.org/wp-content/uploads/2023/03/Services-Chine-2023-PDF-Mars-2023.pdf (NDLR)