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La privatisation de l’eau est une escroquerie
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» La privatisation de l’eau est une escroquerie (les-crises.fr)
Au Royaume-Uni, les compagnies d’eau se sont endettées tout en déversant des eaux usées dans les cours d’eau, en faisant grimper les factures et en permettant à leurs actionnaires de réaliser d’énormes bénéfices. Pour mettre fin à cette situation, il faut que le gouvernement leur reprenne la gestion de l’eau.
Source : Jacobin, Prem Sikka
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Une vue aérienne montre l’usine de retraitement des eaux de Thames Water Long Reach sur les rives de l’estuaire de la Tamise à Dartford, à l’est de Londres, le 3 mars 2023. (Ben Stansall / AFP via Getty Images)
L’obsession néolibérale qui consiste à privatiser les industries et les services essentiels ne cesse d’obséder le Royaume-Uni. Les profits réalisés dans les domaines du gaz, du pétrole, des chemins de fer, de la poste et d’autres entités sont à l’origine de la forte inflation actuelle et de la misère de millions de personnes. Le secteur de l’eau a été dopé par ses propres profits et Thames Water, la plus grande entreprise de distribution d’eau et d’assainissement en Angleterre, est au bord du gouffre.
Les graines de la destruction ont été semées par la privatisation de 1989. Le gouvernement a vendu les compagnies d’eau d’Angleterre et du Pays de Galles pour la modique somme de 6,1 milliards de livres sterling. En l’absence de réseaux parallèles de canalisations d’eau et d’égouts, aucune concurrence n’est possible et les clients des entreprises sont captifs.
Le secteur a adopté un modèle classique de capital-investissement. Ses éléments clés en sont des prix élevés, des investissements limités et une ingénierie financière permettant d’obtenir des rendements élevés. Plutôt que d’inciter les actionnaires à investir à long terme par le biais de fonds propres, ce modèle d’entreprise a recours à l’endettement dans la mesure où les intérêts versés donnent droit à un allègement fiscal, ce qui revient en fait à une subvention publique. Cela réduit le coût du capital et accroît le rendement pour les actionnaires, mais cela accroît également la vulnérabilité aux hausses de taux d’intérêt.
Investissement minimum, profit maximum
Depuis 1989, les redevances d’eau ont augmenté de 40 % en termes réels. Les entreprises semblent avoir une marge bénéficiaire de 38 %, ce qui est un pourcentage très élevé pour une activité qui ne connaît pas la concurrence, qui est à faible risque et dont les matières premières tombent pratiquement du ciel.
Quelque 2,4 milliards de litres d’eau sont perdus chaque jour à cause de fuites dues à des infrastructures déficientes. Bien que la population ait augmenté de près de dix millions d’habitants, aucun nouveau réservoir n’a été construit. Les compagnies d’eau sont tenues de fournir de l’eau propre, mais elles ont en fait augmenté la contamination en déversant des eaux usées dans les rivières. Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées augmentent les bénéfices, les dividendes et la rémunération des dirigeants qui est liée aux performances.
Un rapport de la Chambre des Lords estime que le secteur a besoin de nouveaux investissements à hauteur de 240 à 260 milliards de livres sterling d’ici à 2050, alors que le gouvernement propose 56 milliards de livres sterling. Le secteur s’est surtout concentré sur la récupération de liquidités. Il a versé 72 milliards de livres de dividendes depuis la privatisation et devrait encore verser 15 milliards de livres d’ici à 2030. Ses dettes s’élèvent à environ 60 milliards de livres. Pour chaque livre sterling versée à l’industrie, 38 pence sont affectés au profit. Sur les 20 pence consacrés aux créances, 15 pence sont prélevés sous forme de dividendes et 3 pence sont affectés à des postes tels que les impôts.
La priorité accordée à l’investissement et à l’efficacité a été faible. Le secteur a supposé qu’il pourrait continuer à emprunter à faible coût pour toujours. Les factures des ménages sont gonflées pour couvrir le coût des emprunts, ce qui ne serait pas nécessaire si l’autorité de régulation, la Water Services Regulation Authority (Ofwat), avait insisté sur des pratiques prudentes.
On se retrouve face à la classique théorie de la captation réglementaire ou, du moins, de la mise en adéquation des connaissances. Environ deux tiers des plus grandes compagnies de distribution d’eau d’Angleterre emploient des cadres clés qui travaillaient auparavant à l’Ofwat. Six des neuf compagnies d’eau et d’assainissement d’Angleterre ont embauché des directeurs de la stratégie d’entreprise ou des responsables de la réglementation qui travaillaient auparavant à l’Ofwat.
Depuis des années, les signaux d’alarme sont publiquement tirés concernant l’ingénierie financière des sociétés de distribution d’eaux. En 2018, Ofwat a suggéré que le « gearing » ou ratio d’endettement des compagnies d’eau ne dépasse pas 60 % (le calcul est complexe), mais les compagnies s’y sont opposées.
La crise de Thames Water a mis en lumière les nombreuses années de tolérance en matière de réglementation. Thames perd environ 630 millions de litres d’eau par jour à cause de fuites et déverse régulièrement des tonnes d’eaux usées brutes dans les rivières. Depuis 2010, elle a été sanctionnée 92 fois pour des manquements et s’est vu infliger des amendes à hauteur de 163 millions de livres sterling. Au cours de ces trois dernières années, le salaire de son directeur général, qui a récemment démissionné, a doublé.
Depuis la privatisation, elle a versé 7,2 milliards de livres de dividendes et ses dettes s’élèvent à 14,3 milliards de livres garanties par 17,9 milliards de livres d’actifs d’exploitation réglementés. Comme d’autres compagnies d’eau, elle est passée par des obligations indexées pour ses emprunts, ce qui veut dire que le montants des intérêts à payer augmente avec les taux d’intérêt généraux.
Thames est en partie détenue par des entités gouvernementales, la Chine et Abu Dhabi ; l’Ofwat semble avoir été impuissant quand il s’est agi d’obtenir une conduite prudente de la part de ces actionnaires étrangers. Thames Water a un ratio d’endettement d’environ 80 %, alors que la recommandation de l’Ofwat est de 60 %. Les chargés d’audit de PricewaterhouseCoopers ont régulièrement donné à l’entreprise un certificat de bonne santé alors même qu’elle manquait de résilience financière. Lorsque la Banque d’Angleterre a augmenté les taux d’intérêt, Thames a constaté qu’elle ne pouvait plus en même temps réaliser les investissements minimaux requis et rembourser les intérêts de sa dette.
La situation désespérée de Thames Water est due à l’échec de la privatisation, aux profits, à l’ingénierie financière et à l’exploitation des clients. Les chargés d’audit sont restés silencieux. La City de Londres a fait preuve de bien peu d’intérêt et l’Ofwat n’a pas fait grand-chose pour contrôler les pratiques prédatrices. Il est intéressant de noter que Cathryn Ross, l’actuelle directrice générale adjointe de Thames, est une ancienne directrice de l’Ofwat. Son directeur de la politique réglementaire et des enquêtes et son directeur de la stratégie réglementaire et de l’innovation sont également d’anciens cadres de l’Ofwat.
En finir avec le scandale
Le public réclame la renationalisation de l’eau. Toutefois, il est peu probable que le gouvernement conservateur le fasse. En 2020, lors de sa campagne pour devenir chef du parti travailliste, Keir Starmer a promis de ramener l’industrie de l’eau dans le giron public, mais il est revenu sur sa promesse depuis. Des fuites de courriels indiquent que les dirigeants du parti travailliste et les compagnies des eaux auraient en secret envisagé la possibilité de créer des entreprises « à but social » qui resteraient aux mains du secteur privé mais accorderaient plus d’importance aux besoins des clients, du personnel et de l’environnement.
L’article 172 de la loi sur les sociétés de 2006 impose aux directeurs de sociétés de tenir compte des intérêts des « employés », des « clients », de la « collectivité et de l’environnement » lorsqu’ils prennent des décisions. Les administrateurs des compagnies d’eau n’ont guère tenu compte de cette obligation. Le concept flou de « but social » n’est pas de nature à freiner les pratiques rapaces.
L’influence toxique des actionnaires et la course au rendement maximum doivent être contrées par une prise en charge publique et la responsabilisation des clients. Les actions des compagnies des eaux ne vaudraient pratiquement plus rien si les normes de protection de l’environnement et des clients étaient rigoureusement appliquées. En cas de défaillance, les créanciers garantis n’obtiendraient probablement pas grand-chose, et le gouvernement pourrait racheter les actifs à bas prix. Le coût peut être financé par l’émission d’obligations publiques auprès de la population locale, sachant qu’en plus du paiement des intérêts, les détenteurs d’obligations bénéficieront de réductions sur leurs factures d’eau. En outre, les clients devraient être habilités à voter pour fixer la rémunération des dirigeants. Cela garantira que les dirigeants seront soumis à un contrôle public et ne seront pas récompensés en cas de pratiques abusives.
Contributeur
Prem Sikka est professeur émérite de comptabilité à l’université d’Essex et à l’université de Sheffield, membre travailliste de la Chambre des Lords et rédacteur en chef de Left Food Forward.
Source : Jacobin, Prem Sikka, 22-07-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises