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Argentine : voter pour un péroniste de droite pour faire barrage à l’extrême droite ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le premier tour des présidentielles en Argentine, le 22 octobre, est historique à bien des égards. Jamais la situation économique, depuis 2001, n’a été aussi catastrophique. Le niveau de pauvreté dépasse les 40% et le pays se trouve au bord du dépôt de bilan. Mais qui plus est, pour la première fois depuis la fin de la dictature en 1983, un candidat d’extrême droite est donné favori des sondages. Dans ce cadre, que faire ? Faire barrage à l’extrême droite, en votant pour le candidat péroniste du gouvernement sortant ? Ou faire campagne pour la gauche révolutionnaire et préparer, avec le Front de gauche et des travailleur.ses-unité (FIT-U), la riposte à construire, contre le ou la vainqueur.e qui appliquera, de toute façon, les plans du FMI ?
[Ill., Xul Solar, Vuel Villa (1936)]
Voter pour « le moins pire des candidats » en position de faire obstacle au candidat d’extrême droite, Javier Milei, placer dans l’urne un bulletin portant le nom de Sergio Massa, péroniste de droite, actuellement ministre de l’Économie d’un président sortant tellement impopulaire qu’il n’a même pas osé avancer l’idée d’une candidature pour rempiler, voilà ce que propose Martín Mosquera, rédacteur en chef de l’édition latino-américaine de Jacobin, l’une des revues et sites de gauche radicale influents en Amérique hispanophone. Serait-ce également la position de Contretemps qui, dans la foulée, a traduit et publié ce long article, dans le cadre d’un dossier de trois papiers sur la situation argentine ? Difficile d’imaginer que non, tant le débat est loin d’être spécifiquement argentin et qu’il est aisément « traduisible » de ce côté-ci de l’Atlantique.
Argentine année zéro et trois candidat.es avec un zéro pointé
La situation économique et ses conséquences sociales très concrètes pour des millions de foyers argentins sont absolument désastreuses. L’inflation, pour l’année en cours, frôle les 140%, pulvérisant le pouvoir d’achat et rappelant les pires moments de l’hyper-inflation, à la fin des années 1980. La pauvreté dépasse elle les 40%, alors que le taux de chômage est sous les 7% : en d’autres termes, quand bien même un peu moins de la moitié des actifs travaillent dans le secteur informel ou semi-informel, avoir un emploi ne protège pas de la pauvreté, voire de la très grande pauvreté, ce qui renforce le sentiment d’insécurité sociale et d’insatisfaction face au gouvernement sortant. Parallèlement, la monnaie nationale, le peso, dévisse face au dollar, utilisé de facto dans toutes les transactions importantes du quotidien, comme les achats de biens de consommation durable. Le service de la dette, lui, explose et les réserves en billets verts de la Banque centrale argentine sont actuellement négatives, ce qui fait craindre au patronat argentin comme aux partenaires externes du pays une crise majeure qui pourrait entraîner un défaut de paiement avec, à la clef, le souvenir de la banqueroute de 2001-2002.
Dans ce cadre, le gouvernement d’Alberto Fernández-Cristina Kirchner, que d’aucuns, dans la presse, présentent comme de centre-gauche ou « progressiste », n’a fait qu’aggraver la situation depuis que la droite lui a cédé le pouvoir, après le mandat de Mauricio Macri, entre 2015 et 2019. Alors certes Fernández et Kirchner ont hérité du fardeau de l’héritage macriste, une gestion économique de la droite au service direct de l’agrobusiness, des entreprises extractivistes et du grand patronat, avec la contraction d’un prêt de 45 milliards de dollars auprès du FMI. Tout ceci a réduit les marges de manœuvre du gouvernement sortant, sans parler de l’impact de la crise du Covid. Mais Fernández et Kirchner ont largement contribué à précipiter la situation en refusant systématiquement de s’en prendre à l’establishment et au patronat. Ils ont également fait le choix de ne pas remettre en cause le paiement de la dette d’autant plus odieuse, illégitime et criminelle – pour reprendre les catégories des économistes critiques – que son origine se trouve au moment de la dictature militaire de 1976-1983.
Face à cette situation, trois candidats de continuité se présentent à l’élection présidentielle. Sergio Massa, ministre de l’Économie, invoque le vieux compromis « productif » péroniste entre capital et travail. Cependant, au-delà d’une réforme fiscale du prélèvement à la source sur le revenu [« impuesto a las ganancias »] mise en place dernièrement, il n’offre aucune perspective de redistribution en direction du monde du travail, ni de relance d’une politique d’aides sociales en direction des plus nécessiteux comme cela avait pu être le cas sous le kirchnérisme (2003-2015). En revanche, Massa demande, la mine grave, que tout le monde se retrousse les manches et vote pour lui car, avec le retour de la droite au pouvoir, « ce serait pire », dit-il. Or, alors même que son discours n’enthousiasme pas les foules, les sondeurs le donnant au coude-à-coude avec sa concurrente directe Patricia Bullrich mais derrière l’extrême droite de Milei, une multiplication de scandales rejaillissent sur la campagne des péronistes, à commencer par des vacances au soleil d’un important politicien de la province de Buenos Aires, ex-numéro deux du gouverneur en place et pris en photo à Marbella alors que les soupes populaires ne désemplissent pas.
La droite, elle, présente l’ancienne ministre de l’Intérieur sous Macri, Patricia Bullrich, qui promet de « remettre de l’ordre dans le pays » : plus de policiers pour lutter contre l’insécurité et plus de soutien aux céréaliers qui polluent à grand renfort d’intrants, aux entreprises minières qui cassent les écosystèmes et aux multinationales qui entendent bénéficier d’une main-d’œuvre locale bien formée dont il faudrait encore faire baisser le coût, voilà la vieille recette proposée par la candidate de Juntos por el Cambio (Ensemble pour le changement). Le troisième candidat, Juan Schiaretti, vieux routier de la politique, gouverneur de la province de Córdoba et péroniste dissident, essaye de se faire une (petite) place en répétant quelques évidences, en piochant dans le programme de ses deux adversaires et en se faisant le défenseur des régions contre la capitale. S’il n’était pas en capacité de faire valoir, auprès de Bullrich et de Massa, son probable score à un chiffre en vue d’un appel pour le second tour, il n’aurait à peu près aucun intérêt.
L’ovni Milei
Outsider jusqu’à il y a quelques mois, le candidat vociférant, tonitruant, dégagiste et ultra-provocateur d’extrême droite Javier Milei peut donc se présenter à bon compte au regard de ces trois concurrents comme un candidat anti-système. Peu importe si ses listes, pour les élections locales, législatives et sénatoriales qui se tiennent en parallèle, sont truffées de professionnels de la vieille politique qui y ont même parfois acheté leurs places. Peu importe si sa candidate à la vice-présidence, Victoria Villaruel, est issue d’une famille de militaires et se réclame des complices et des agents directs de la dernière dictature militaire. Peu importe si, d’un côté, il prône la libéralisation du marché des organes et, de l’autre, l’interdiction de l’IVG, obtenue de haute lutte en 2020, de passer les budgets de l’État à la tronçonneuse « sans blesser quiconque » ou encore de dollariser l’économie, d’abolir le peso argentin et d’en finir avec la Banque centrale alors même que les économistes du FMI et de la Banque mondiale lui disent que c’est impossible.
Si Milei n’est pas une simple réplique argentine d’un Trump ou d’un Bolsonaro, ce n’est pas parce qu’il est, si tant est que cela soit possible, encore plus excessif, se présentant, en meeting, une tronçonneuse à la main, s’essayant au rock sur scène, affirmant pouvoir communiquer avec ses « enfants à quatre pattes » (ses chiens, tous clonés, le toutou « original », mort en 2018, parlant directement avec Dieu et Milei) ou qu’il se prend pour un lion rugissant, symbole de son mouvement « anarcho-capitaliste » ou « paléo-libertarien », La Libertad Avanza (La Liberté avance, LLA). La différence est que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il réussit à rassembler une base électorale populaire - reste à savoir s’il s’agit d’un véritable socle consolidé ou d’un engouement autour de sa personne qui finira par se tasser sans refluer pour autant après cette élection -, pas uniquement auprès de « Blancs pauvres aigris en souffrance » ou de « travailleurs ayant peur d’être davantage déclassés ». Milei est également populaire au sein d’un électorat très pauvre, de province autant que de la grande banlieue de la capitale, d’hommes autant que de femmes, souvent très jeunes, n’ayant pas connu les années de croissance économique qui avaient permis les politiques les plus sociales et une timide redistribution du temps du kirchnérisme. Au contraire, ces électrices et électeurs associent le kirchnérisme et le péronisme au pouvoir à la chute de leur niveau de vie et à une atomisation sociale qui n’a fait que s’aggraver depuis les mesures de confinement pendant le Covid. En ce sens, en raison de cette capacité à construire un électorat transclasse et pas uniquement en raison de son style, sans doute plus exubérant encore que celui de Trump, Milei est une nouveauté dans le panorama de l’extrême droite internationale.
De là à transformer Milei en un candidat dont l’arrivée au pouvoir impliquerait un basculement dans le fascisme, ce que pose, en substance, Mosquera, il y a un pas. La question n’est pas de sous-évaluer la dangerosité discursive et politique de Milei et de sa formation, qui pour l’heure manquent toutefois de relais partidaires, d’élus au niveau national, provincial et local et de cadres. A la différence d’un Trump ou d’un Bolsonaro, d’ailleurs, son ascension n’est pas liée à une OPA réalisée sur un parti traditionnel dont les rouages ont été mis à son service (en l’occurrence le Parti républicain étatsunien), ou à des relais solides au sein des Églises évangélistes et des militaires d’active ou retraités, comme dans le cas de l’ancien président brésilien. Ce qu’il manque, à Milei, c’est notamment un soutien au sein des Forces armées du pays dont l’image, par ailleurs, est encore très négative dans l’opinion publique, en raison des crimes de la dernière dictature et de la défaite des Malouines, en 1982. Il s’agit néanmoins d’un rouage essentiel à la mise au pas du monde du travail et des classes populaires en Argentine, comme le rappellent les coups d’État de 1955, de 1966 et de 1976. Ainsi Milei souhaite aller vers un modèle économique et social pinochétiste – alignement sur les États-Unis, ultra-conservatisme moral, libéralisation de l’économie, du marché du travail et destruction des services publics et des retraites, remise en selle de l’armée, au prestige très écorné, en Argentine, depuis la fin de la dictature – mais sans bénéficier du soutien ni des États-Unis, ni du patronat local et transnational qui, eux, avaient fait le choix de la carte Pinochet, en 1973. Milei n’a pas davantage la capacité d’imposer un coup de force, condition sine qua non du pinochétisme, ni la force de frappe – milices, groupes para-militaires, formations de choc – pour imposer son modèle.
Les deux autres principaux candidats, eux, à défaut de soulever l’enthousiasme du patronat et des chancelleries occidentales, ont peu ou prou leur soutien. De façon très claire, le Financial Times en a appelé au sens des responsabilités des candidats Bullrich et Massa et à la nécessité de mettre en place, de façon rationnelle, des réformes de structure pour éviter un saut dans le vide. On ne saurait être plus clair. En tout état de cause, l’autre élément à prendre en compte, et que manie les trois principaux candidats en tête des sondages, c’est l’efficacité de l’hyper-inflation pour réduire le monde du travail à l’atonie. Une arme à double-tranchant car pouvant faire exploser la situation, mais instrument dont a fini par tirer profit l’ex-président péroniste de droite Carlos Menem au tout début des années 1990 pour imposer un tour-de-vis néolibéral fait de privatisation et d’atomisation du marché du travail. Mais il faudrait, pour essayer d’imposer un tel agenda, être en capacité d’affronter les résistances du mouvement ouvrier et populaires qui ne manqueraient pas de s’exprimer, à court et moyen terme.
Oublier un peu vite l’extrême gauche
En appelant à voter pour Massa, Mosquera et celles et ceux qui le relaient n’oublient pas qu’il y aura pourtant, parmi les cinq candidat.es en lice, une voix anticapitaliste et révolutionnaire, celle de Myriam Bregman. La seconde partie du texte publié sur Jacobin puis dans Contretemps est, en effet, une charge en règle contre le Front de gauche et des travailleur.ses-unité (FIT-U) et, plus particulièrement, contre le Parti des travailleurs socialistes (PTS), dont est issu le ticket de candidats à la présidence et à la vice-présidence, Myriam Bregman et Nicolás Del Caño. En Argentine, la gauche révolutionnaire trotskyste n’est pas un élément folklorique ou secondaire du panorama politique. L’Argentine est en effet l’un de ces quelques pays, dans le monde, où le trotskysme possède depuis plusieurs décennies un poids politique spécifique qui lui permet d’avoir une réelle intervention dans la lutte des classes. Mais plus spécifiquement, au niveau institutionnel et superstructurel, le FIT-U consolide son enracinement, élection après élection. Ainsi, par-delà des scores modestes, la coalition a porté, depuis 2013, entre 2 et 4 députés au Parlement (soit entre 2,8 et 5,4% des voix aux élections législatives, pour une chambre basse comptant au total 217 députés), des élu.es qui ont défendu dans l’hémicycle une voix radicalement oppositionnelle. Au niveau des présidentielles, les candidat.es du FIT-U ont fait entre un demi-million et 800 000 voix lors des scrutins de 2011, 2015 et 2019 (entre 2,1 et 3,2%).
Personne bien entendu au sein du FIT-U n’imagine que c’est par les urnes que le changement aura lieu. Ces scores et les élus, au niveau local, provincial (l’Argentine étant un État fédéral) et national font avant tout fonction de porte-parolats pour dénoncer injustices, abus et inégalités mais surtout comme des relais des luttes et des positions du mouvement ouvrier révolutionnaire pour renforcer ses positions sur le terrain des combats sociaux et de la lutte des classes. Cela c’est ainsi vu tout au long de la bataille pour imposer la légalisation de l’IVG, qui a finalement été victorieux en 2020, au cours de la lutte contre la réforme des retraites, qui a porté un coup central à l’agenda austéritaire de Macri, en décembre 2017, lors des mobilisations pour la dignité et le logement, à Guernica et aileurs, en défense du mouvement piquetero, contre les coupes sombres budgétaires, lors des luttes syndicales pour les salaires, comme dans l’industrie pneumatique, l’an passé, ou à Jujuy, dans le Nord du pays, dernièrement. Systématiquement, le PTS et les autres partis intégrant le FIT-U, par-delà leurs différences et désaccords, ont su faire preuve d’une capacité d’intervention et, parfois, de direction des mobilisations, pour faire gagner ces combats contre l’ancien gouvernement de droite ou contre le gouvernement sortant Fernández-Massa. Ces luttes et combats étaient, en retour, relayés par les élu.es du FIT-U, que l’on pouvait retrouver en première ligne des mobilisations, malgré la répression. C’est cela, également qui fait l’identité du FIT-U et qui donne à l’article de Mosquera et à tout refus de faire campagne pour Bregman et le FIT-U une signification politique bien spécifique.
Le détour par Berlin
Mais voilà qu’en raison de la présence menaçante d’un candidat d’extrême droite particulièrement virulent et réactionnaire il faudrait oublier tout cela et se tourner vers le moins mal placé des candidats de la bourgeoisie pour faire trébucher le premier. En faisant campagne pour Massa, Mosquera et ses soutiens hexagonaux évacuent en revanche un peu vite le bilan de Massa et du gouvernement dont il est issu, d’une part, et sa responsabilité dans la montée de l’extrême droite, de l’autre. Ils oublient également ce qu’est le péronisme en Argentine, et encore deux ou trois questions politiques stratégiques qui structurent une orientation révolutionnaire servant à préparer le renversement de l’ordre social, ce à quoi prétendent, a priori, autant Jacobin que Contretemps, qui se proclame « revue de critique communiste ».
Les trotskystes en Argentine ont adopté, depuis le début des années 1940, des tactiques et des orientations différentes en fonction des périodes, des moments et de leurs sensibilités, vis-à-vis du péronisme. Cependant, il a toujours été clair, pour eux, qu’il s’agit d’un courant nationaliste bourgeois qui, sous couvert d’une meilleure répartition du revenu national entre travail et capital national défend l’idée d’une alliance entre les deux pour mieux renégocier le rapport du pays vis-à-vis de ses tuteurs étrangers, à commencer par les États-Unis. Le péronisme d’aujourd’hui est une pâle copie de l’original, qui avait encore une patine progressiste à l’époque des Kirchner (en grande partie comme réponse à la crise qui s’était ouverte en 2001 et aux mobilisations qui en avaient découlé). Avec la candidature de Massa, il se présente en 2023 sous un angle complètement dégradé, néolibéral et autoritaire. Ce ne sera pas la première fois que le péronisme connaît une telle mue, comme le rappelle la double présidence de Carlos Menem, entre 1989 et 1999.
Massa, cette fois-ci, a même promis de mettre sur pied un gouvernement d’unité nationale s’il gagnait, avec la droite de Gerardo Morales, gouverneur de Jujuy et première matraque contre le mouvement indigène, de défense de l’environnement contre l’exploitation du lithium et le syndicalisme combatif qui ont occupé le devant de la scène, dans cette province du Nord du pays, au mois de juin. Mais cela n’a pas l’air d’écorner le choix « réaliste » de Mosquera. De par sa politique, de par son orientation économique, en menaçant, à nouveau il y a quelques semaines, les enseignants du public qu’il allait falloir songer arrêter de « foutre le boxon » [« se acabó la joda »], en creusant les inégalités, en cassant les salaires, à coups de dévaluations plus ou moins masquées, en remboursant le FMI, Massa et le gouvernement qu’il représente ont fait le lit de la montée de Milei. Mais là encore, Mosquera ne tique pas.
Ce dernier, enfin, a recours à l’argument d’autorité - Trotsky et la montée du nazisme en Allemagne - pour en appeler, sous couvert de front uni, à un vote dès le premier tour pour l’Union pour la Patrie, la coalition de Massa. Ainsi, selon Trotsky, « nous, marxistes, considérons Brüning et Hitler ainsi que Braun comme les représentants d’un seul et même système. La question de savoir qui d’entre eux est un "moindre mal" est dépourvue de sens, car leur système, contre lequel nous nous battons, a besoin de tous ses éléments. Mais aujourd’hui, ces éléments sont en conflit, et le parti du prolétariat doit absolument utiliser ce conflit dans l’intérêt de la révolution (…) Pour ceux qui ne comprennent pas, prenons encore un exemple. Si l’un de mes ennemis m’empoisonne chaque jour avec de faibles doses de poison, et qu’un autre veut me tirer un coup de feu par derrière, j’arracherais d’abord le revolver des mains de mon deuxième ennemi, ce qui me donnera la possibilité d’en finir avec le premier. Mais cela ne signifie pas que le poison est un "moindre mal" en comparaison du revolver. »
Cette leçon « élémentaire » (qui critique en réalité la logique utra-gauche et ultra-sectaire du Parti communiste allemand stalinisé en 1931) serait à transposer aux « dirigeants du trotskysme argentin » qui devraient donc, en toute logique, retirer leur liste pour éviter un trop bon score de Milei, voire éviter qu’il ne passe la barre des 45% ou celle des 40% avec dix points d’avance sur le second, ce qui lui permettrait d’être immédiatement élu. L’un des arguments qu’avance Juan Dal Maso, journaliste et militant du PTS, à cette mauvaise analogie est que Trotsky n’a jamais appelé à voter pour le « Zentrum » de Brüning (ici, Massa) pour s’opposer à l’ascension de Hitler (Milei). Les représentants du centre et de la droite conservatrice n’ont jamais fait obstacle à la poussée du NSDAP : ils l’ont accompagnée.
Par ailleurs, malgré tout le dégoût que Milei peut inspirer et si on fait abstraction des erreurs de casting dans l’analogie entre un Milei et un Hitler (à la tête, lui, d’un parti de masse s’appuyant sur des organisations paramilitaires disciplinées et comptant sur le soutien du patronat), Trotsky ne posait pas les termes du front unique de la façon dont l’entend Mosquera. La République de Weimar était un régime parlementaire qui a évolué vers le présidentialisme mais au sein duquel les élections présidentielles ne se sont pas toujours déroulées dans le cadre d’un scrutin direct, comme c’est le cas en Argentine. Les élections populaires les plus importantes étaient ainsi les élections au Reichstag, qui se faisaient à la proportionnelle. Dans ce contexte, nulle question pour Trotsky d’appeler à voter pour des candidats bourgeois et pas même pour les sociaux-démocrates au lieu des communistes, pour faire barrage à Hitler. Le front unique n’est ni un front électoral, ni un appel au vote barrage mais un accord pratique de la base au sommet entre les partis social-démocrate et ses organisations, y compris paramilitaires, ici la Reichsbanner, et les communistes et leurs organisations, dont le Rotfront. Mais à aucun moment « marcher séparément, frapper ensemble » n’aurait signifié soutenir électoralement le pendant allemand de Sergio Massa… Le fascisme, si l’on est un peu conséquent, à moins qu’il ne s’agisse d’un « fascisme de type nouveau », que l’on peut ressortir à toutes les sauces (de Trump à Bolsonaro en passant par Le Pen, Bardella et d’autres), ne s’écrase pas dans les urnes.
Paris-Buenos Aires, allers/retours
Le FIT-U et Bregman font campagne à l’inverse pour combattre Milei avec l’opposition la plus brutale et résolue qui soit, sur le front des luttes syndicales à venir, de la défense des droits des femmes et des personnes LGBT+, de l’opposition à la logique déprédatrice et écocide de Milei (qui sur ce plan-là, concorde avec l’extractivisme militant de Massa et Bullrich). Face à un Milei qui se fait le héraut du dollar comme planche de salut, Bregman défend l’idée que c’est aux capitalistes de payer la crise à travers la rupture avec le FMI, la nationalisation du système bancaire et le monopole du commerce extérieur. Face au sionisme de Milei, Bregman défend le droit du peuple palestinien à résister. Cette orientation, en vue du premier tour, rencontre un écho certain, sur les lieux de travail, dans les entreprises, les administrations, les lycées et les facs ainsi que les quartiers. Il suffit, pour s’en convaincre, d’avoir suivi la campagne du FIT-U pour la présidentielle, les législatives et les scrutins locaux : c’est cela, la mobilisation contre la poussée de l’extrême droite et contre ceux qui en ont fait le lit.
La politique révolutionnaire n’est pas une succession de tactiques électorales et de consignes de vote, censée réconforter le moral des plus déprimés et habituer les exploités à se résigner à voter pour ce qu’il y aurait de « moins pire ». C’est la construction de rapports de force qui passe également par des conjonctures électorales au cours desquels l’objectif est de renforcer la position de notre camp social pour lui donner conscience de sa force et de ses potentialités plutôt que pour l’aplatir sur la politique bourgeoise du possible qui, de « moindre mal » en « vote barrage », s’avère généralement la pire des mésalliances pour préparer l’avenir. Inverser cette logique au nom de nouvelles coordonnées - la menace que ferait peser l’extrême droite sur la démocratie et notre camp social, l’état de déshérence du mouvement social et son affaiblissement historique - permet, sous couvert d’adapter le logiciel politique, de s’adapter à une logique politique qui n’est plus révolutionnaire. Peut-être même pas spécialement de gauche, par-delà la polysémie du terme. Y aurait-il un lien entre cette position argentine et le fait, pour certain.es au sein de l’extrême gauche hexagonale, d’avoir appelé à voter, dès le premier tour, pour La France insoumise, en 2022, puis pour Macron au second, comme un recours « antifasciste » face à Le Pen ? Ou encore de défendre l’idée que, compte tenu de la crise du mouvement ouvrier et la soi-disant atonie de notre camp social, la seule solution, pour être audibles, consisterait à se dissoudre dans la mouvance mélenchonienne ?
Mais ici, il ne s’agit même pas de voter pour un candidat ou intégrer des listes de gauche réformiste, qu’il s’agisse de Syriza, Podemos ou La France insoumise mais, d’entrée de jeu et dès le premier tour, de voter pour un candidat de la droite péroniste… Tout cela nous mène loin de Buenos Aires et de l’Argentine, mais les deux questions sont liées. Mosquera, qui n’est pas à une contradiction près, affirme ainsi qu’aussi « paradoxal que cela puisse paraître, il y a des moments critiques qui obligent à des actions ponctuelles avec "la cause contre l’effet" dans le but de gagner du temps précieux pour changer la situation. Lors des prochaines élections, il est nécessaire d’utiliser le bulletin de vote qui peut avoir pour effet pratique de barrer la route à l’extrême droite (dans ce cas, un vote pour le candidat du péronisme), mais cela ne revient pas à accepter la pente glissante de la logique du "moindre mal" ». Il risque de se retrouver et avec « le mal », et avec la glissade. Comme l’écrivait Antonio Gramsci, « le concept de moindre mal ou de moins pire est des plus relatifs. Un mal est toujours moindre qu’un plus grand mal successif, et un danger est toujours moindre qu’un plus grand danger suivant. Un mal apparaît comme mineur par rapport à un autre qui s’annonce plus grand et ainsi de suite. La formule du moindre mal, du moins pire, est donc finalement une forme prise par le processus d’adaptation à un mouvement historiquement régressif. »
Bien malin.e qui pourra prédire les scores qui sortiront des urnes ce dimanche 22 octobre. Les instituts de sondage se sont, jusqu’à présent, largement trompé et ils ont sous-évalué les intentions de vote pour Milei. Reste donc à savoir si second tour il y aura, le 19 novembre, et qui serait alors le candidat opposé à l’extrême droite. En attendant, les suites de la campagne, la phase de construction mais aussi de préparation de la riposte ont déjà sonné. Car [la droite [qu’elle soit extrême, classique ou péroniste, quand elle arrivera au gouvernement, que ce dernier soit monocolore ou d’unité nationale entre différentes tendances austéritaires, devra faire ses comptes avec la résistance populaire. C’est à cela, aussi, qu’a servi la campagne du FIT-U.