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Stefano Palombarini : "La normalisation de l’extrême droite s’opère par une redéfinition des valeurs républicaines"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Stefano Palombarini est maître de conférence en économie à l'Université Paris 8. Avec Bruno Amable, il a publié en 2017 aux éditions Raisons d'Agir, « L'illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français ». Ce livre détaille l'émergence d'un nouveau bloc hégémonique à l'origine de l'élection d'Emmanuel Macron, « bourgeois » par sa composition sociale, dont les membres se réunissent autour d'une adhésion aux réformes néolibérales. Pour le chercheur, la présence, peu critiquée, de l'extrême droite à la marche contre l'antisémitisme organisée le dimanche 12 novembre, est la suite logique d'un mouvement de fond des frontières de « l'arc républicain ». Entretien.
La présence « consensuelle » de l’extrême droite à une marche contre l’antisémitisme, le dimanche 12 novembre dernier, constitue-t-elle un tournant politique ? Comment comprendre la timidité des critiques, parfois la réjouissance, des forces politiques dites « traditionnelles » à cette présence ?
Je ne parlerais pas d’un tournant, car la normalisation du RN est un processus à l'œuvre depuis plusieurs années. Mais certainement, qu’un parti de tradition antisémite puisse participer à une marche contre l’antisémitisme sans soulever d’autres résistances que minoritaires est le signal que ce processus est désormais achevé. Seulement deux jours après la marche, le Sénat, avec le concours de la droite et des macronistes, a d’ailleurs voté la suppression de l’AME. La « normalisation » de l’extrême droite ne se fait pas par son adhésion aux valeurs républicaines traditionnelles, mais par une redéfinition de celles-ci. Pour le dire autrement, la normalisation de Rassemblement national est le produit du glissement vers l’extrême-droite d’une partie importante du spectre politique.
Dans un article publié sur Mediapart, l’avocat Arié Alimi et le militant Jonas Pardo ont déclaré que « Les gauches qui appellent à ne pas manifester renoncent à leur rôle historique ». Selon vous, le choix fait par LFI de ne pas participer à cette manifestation est-il une erreur politique et stratégique ?
C’est une critique assez paradoxale. L’appel écrit par les présidents des deux chambres était un tapis rouge pour l’extrême-droite : pas un mot sur les racines de l’antisémitisme dans l’histoire française, pas un mot sur les victimes palestiniennes du conflit, alors que le sort des otages israéliens était évoqué, ou encore la laïcité comme arme de combat contre l’islamisme. Et quand Le Pen et Zemmour ont annoncé leur participation, les organisateurs ont applaudi. Dans ces conditions, ce qui devrait étonner est de voir Ps, Eelv et Pcf répondre positivement à l’appel. Je rappelle d’ailleurs que Lfi n’est pas la seule à avoir refusé de participer, la Cgt est dans le même cas. On peut par contre légitimement reprocher à la gauche tout entière, associative, syndicale et politique, de ne pas avoir organisé rapidement une manifestation différente, dans une ville et à une date différente si nécessaire, avec ses propres mots d’ordre. En l’absence de quoi, tous ceux que la montée de l’antisémitisme inquiète ou effraie ont dû choisir entre tomber dans un piège ou rester chez soi.
Depuis le début de la guerre au Proche-Orient, et peut-être encore plus après ce weekend, Jean-Luc Mélenchon et son groupe politique, La France Insoumise, semblent être devenus l’ennemi public numéro 1, au centre des sujets des plateaux de télévisions, omniprésents dans les discussions politiques. Comment analyser cette focalisation ?
Là aussi, c’est l’accentuation d’une dynamique qui date de plusieurs années, et qui est à son tour liée à la redéfinition des valeurs dites républicaines qui permet de légitimer l’extrême-droite sans lui demander la moindre révision idéologique. Il y a bientôt trois ans, j’avais écrit que s’il restait un barrage pseudo-républicain en France, il était contre la France insoumise, et cela est aujourd’hui évident. Le niveau d’agressivité des médias et des partis politiques, y compris de certains alliés au sein de la Nupes, vers des positions qui ne font que recalquer celles traditionnelles de la gauche sur le conflit israélo-palestinien, est cependant assez surprenant. D’ailleurs d’autres, comme Amnesty ou l’AFP, en sont aussi victimes.
Dans la tribune à l’origine de ce rassemblement, co-signée par Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher, on observe plusieurs phrases qui soulignent la nécessité de soutenir l’État d’Israël et de combattre « l’Islam politique ». Que dire de cette forme de détournement, pour ne pas dire d’instrumentalisation, de la lutte contre l’antisémitisme de la part des élites politiques ?
La première chose que je veux dire sur ce détournement, c’est qu’il est dangereux en premier lieu pour les minorités qui souffrent du racisme et de l’antisémitisme. On ne légitime pas une extrême-droite comme celle de Le Pen et Zemmour sans payer des coûts. Et c’est une faute grave de la part d’associations comme le Crif de considérer que, comme l’ennemi principal des l’extrême-droite sont aujourd’hui les arabes et les musulmans, cela met les juifs à l’abri. Le racisme joue un rôle central dans la stratégie de l’extrême-droite, en France comme ailleurs, et le profil de ceux qui en sont victimes est susceptible de changer en fonction des conjonctures politiques. En ce qui concerne l’objectif des auteurs du détournement dont vous parlez, donc de Braun-Pivet, Larcher et des forces politiques qui les soutiennent, je pense qu’il est double. D’une part, il s’agit de faire de la prétendue lutte contre l’antisémitisme un levier de soutien à l’action du gouvernement israélien. D’autre part, la volonté est celle d’exclure la gauche de rupture de « l’arc républicain » et réduire ainsi le paysage politique à la polarité entre le macronisme et le Rassemblement national.
Dans vos travaux avec l’économiste Bruno Amable, vous avez mis en avant l’émergence d’un « bloc bourgeois », dont l’hégémonie s’articule sur un encouragement des réformes néolibérales et sur la désaffection des classes populaires du bloc de gauche. L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 semble la preuve par l’exemple de cette évolution. La séquence de ce weekend est-elle le signe de mutations de ce « bloc bourgeois » ?
En réalité, la mutation du bloc bourgeois a commencé avec la fin de la campagne présidentielle de 2017 et l’accession au pouvoir de Macron. L’ambition affichée initialement était de dépasser le clivage droite/gauche en combinant l’accélération des réformes néolibérales et des progrès en termes de démocratie, droits individuels, libertés publiques. Mais dès qu’il est devenu Président, Macron a complètement délaissé le volet « progressiste » de sa stratégie. Il faut se rappeler que son premier mandat a été marqué par la répression violente du mouvement des Gilets jaunes, par la réhabilitation partielle de Pétain, ou encore par une gestion catastrophique et liberticide de la crise Covid. L’abandon de la position historique de la France sur le conflit israélo-palestinien prolonge et accentue la droitisation du bloc bourgeois, qui cependant reste fondamentalement axé sur les catégories moyennes et supérieures.
Dans la mesure où les mesures portées par l’extrême droite ne menace pas la structure de l’ordre social, l’apparent élargissement du « bloc bourgeois » vers son flanc droit n’était-il pas prévisible ?
La droitisation du bloc bourgeois était totalement prévisible, preuve en est qu’avec Bruno Amable on l’avait prévue dans notre ouvrage publié avant la première victoire de Macron. Il y a deux raisons à cela, l’une si l’on veut davantage conjoncturelle, l’autre structurelle. La première raison, c’est que l’effondrement de l’ancien bloc de gauche, qui politiquement avait dans le Parti socialiste son représentant principal, a conduit rapidement, dès 2017, sa composante bourgeoise à rallier Macron. En revanche la crise du bloc de droite a suivi une dynamique plus lente : il faut rappeler qu’à l’époque, Fillon avait réuni 20% des suffrages, le seul élargissement possible pour le bloc bourgeois était donc vers la droite.
Mais de façon plus fondamentale, le bloc bourgeois et le bloc d’extrême-droite, dont la composition sociale est très différente, inscrivent leurs actions dans la même vision du monde, celle néolibérale, dans laquelle des clivages demeurent, qui opposent par exemple les jeunes aux vieux, les insiders aux outsiders, les français dits de souche à ceux d’origine immigré, les cosmopolites aux identitaires etc, mais les clivages de classe disparaissent. Or, cette vision du monde est concurrencée par celle de la gauche de rupture, qui constitue donc sur le plan idéologique l’ennemi commun des macronistes et des l’extrême-droite. Et quand on a le même ennemi dans la bataille pour l’hégémonie, le rapprochement sur le plan plus directement politique devient inéluctable.
Les forces de gauche n’ont-elles pas manqué d’anticipation face à ces évolutions ? L’émergence d’un « contre bloc-bourgeois » est-elle maintenant envisageable ?
En ce qui concerne les forces de gauche, leur situation est objectivement compliquée. Dans le combat hégémonique, le rapport de force leur est totalement défavorable, il suffit de jeter un coup d’œil au rôle joué par les médias pour le savoir. Dans ces conditions, on peut adopter deux attitudes. La première, pour reprendre une expression que j’ai vu circuler, c’est demander de l’apaisement, ce qui se traduit par exemple dans une réponse positive à l’appel de Braun-Pivet et Larcher. Cette attitude, en réalité, revient à renoncer au combat. Mais l’accepter [le combat], c’est aussi accepter de prendre des coups de toute sorte, avec le risque d’une délégitimation durable aux yeux d’une fraction importante de l’opinion publique. Je ne mets pas les deux options sur le même plan, car s’il y aura un avenir pour la gauche de rupture, ce sera parce qu’elle aura su consolider sa propre vision du monde contre celle néolibérale. Mais s’il est nécessaire d’aller au combat, il faut le faire avec la conscience qu’il est difficile et loin d’être gagné d’avance. Quand on se bat contre un adversaire plus fort, toute erreur risque d’être fatale. Et donc, pour rester au même exemple, lorsqu’il y a un piège comme celui de la marche de Braun-Pivet et Larcher, se limiter à la boycotter n’est pas suffisant, il faut en organiser une autre.