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Marxisme et antidogmatisme chez Mario Tronti
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Marxisme et antidogmatisme chez Mario Tronti (revolutionpermanente.fr)
Militant, philosophe et penseur marxiste italien, Mario Tronti (1931-2023) est décédé le 7 août dernier. Il s’agissait de l’une des figures marquantes de l’opéraïsme des années 1960 aux côtés de son camarade Toni Negri (1933-2023), dont nous avons appris la disparition ce samedi. Quel héritage peut-on retenir de la trajectoire et de la pensée de Tronti, marquées par les « sauts » et les « bonds », à l’instar d’un Lénine qui restait pour lui l’incarnation de la « grande politique ouvrière » au XXème siècle ?
Dans cet entretien mené par Juan Dal Maso et publié en espagnol dans la revue Ideas de Izquierda quelques jours après la disparition de Tronti , Jamila Mugne Hagi Mascat revient sur un certain nombre de nœuds politiques et théoriques caractérisant la pensée trontienne. Professeure d’études de genre et postcoloniales à l’Université d’Utrecht, elle a notamment dirigé avec Matteo Cavalleri et Michele Filippini « l’anthologie Tronti », Il demone della politica, publiée en 2018 par Il Mulino, ainsi que l’ouvrage à trois voix entre Tronti, Negri et Étienne Balibar, Le démon de la politique, publié chez Amsterdam en 2021.
Juan Dal Maso (JDM) : Mario Tronti est une figure clé de la pensée politique, à gauche, en Italie. Comment pourrais-tu périodiser son œuvre et sa carrière ?
Jamila Mugne Hagi Mascat (JMHM) : La longue trajectoire de Tronti s’inscrit dans les sinuosités de la seconde moitié du XXe siècle. Toni Negri a pu parler « d’énigme Tronti » pour souligner ce qu’il considère comme la « profonde discontinuité entre le Tronti de la période d’Ouvriers et capital et le dernier Tronti, celui d’après ses réflexions sur l’autonomie du politique [1] ».En réalité, malgré les changements de direction pris dans l’effort de reconfigurer l’orientation de sa boussole politique en fonction de la conjoncture, il me semble que le parcours de Tronti présente de forts éléments de continuité. Un élément, en ce sens, est la primauté, chez lui, de l’organisation. Il s’agit-là d’un nœud essentiel de son expérience politique ainsi que de sa réflexion théorique. Cependant, les « sauts », chers au lecteur léniniste de la Logique de Hegel, revendiqués dans Ouvriers et Capital et qui définissent déjà la ligne de conduite de la méthode de Tronti, ne manquent pas dans sa trajectoire.
En 1951, Tronti entre à la Fédération de la jeunesse communiste et il adhère en 1954 au Parti communiste italien (PCI), dont il gardera la carte jusqu’à la dissolution du parti en 1991. En 1956, il prend cependant position avec d’autres jeunes militants et intellectuels en faveur des insurgés hongrois. L’expérience hongroise a certainement marqué un tournant et bouleversé l’adhésion orthodoxe de Tronti au PCI, révélant ouvertement à ses yeux et à ceux de toute une génération les distorsions du stalinisme de Palmiro Togliatti. Parallèlement, sur le plan de la critique théorique, Tronti, influencé par l’école de Galvano Della Volpe, développe une aversion pour le marxisme gramscien, hégémonique en Italie et transformé en véritable philosophie officielle du parti.
Les années 1960 sont celles de la révolution copernicienne opéraïste, initiée par l’expérience des Quaderni Rossi (1961-1964), revue dirigée par Raniero Panzieri, et poursuivie avec Classe operaia. Giornale politico degli operai in lotta (1964-1967) sous la direction éditoriale de Tronti. Ce sont les années de gestation d’Ouvriers et Capital, « roman d’apprentissage pour jeunes esprits antagonistes » selon la définition qu’en donne l’auteur et qui propose une relecture hétérodoxe et subjectiviste de Marx à partir d’une analyse de l’expérience de l’usine tayloriste, des nouvelles luttes ouvrières et de la figure de l’ouvrier-masse, de l’ouvrier de la chaîne de montage. D’une part, il y a la découverte de l’insubordination ouvrière et du rôle décisif des luttes dans l’orientation du développement du capital, la classe ouvrière des grandes concentrations industrielles étant considérée, précisément en vertu de sa conflictualité, comme un vecteur propulsif du système capitaliste de nature à contraindre le plan de capital à se moderniser, impliquant en retour un appel à l’organisation conséquente de la classe ouvrière. D’autre part, il y a la double caractérisation de la classe ouvrière (inspirée par la dichotomie marxienne du travail et de la force de travail) comme une force interne qui produit le capital et qui est en même temps force antagoniste au capital qu’elle refuse de re-produire, résumée dans la formule bien connue, « dedans et contre » [« dentro e contro »]. Alors qu’au cours de cette période la contestation ouvrière et étudiante et ouvrière secoue le monde entier, il est nécessaire pour Tronti d’élaborer les raisons pour lesquelles la défaite de la classe est attribuable à un déficit d’organisation. « L’instance révolutionnaire opéraïste, dira-t-il bien des années plus tard, aurait pu se réaliser si elle avait trouvé son organisation et sa direction politique non pas dans un groupe de militants de bonne volonté, mais dans une grande force populaire existante [2] ».
Pour Tronti, en effet, l’insubordination ouvrière dans l’usine ne suffit pas. Le mouvement ouvrier doit s’emparer du gouvernement de l’État et mener la guerre contre le capital au niveau politique. C’est l’origine de la phase de l’autonomie du politique, indigeste, blâmée et mal comprise par le reste des opéraïstes, et qui mérite au contraire d’être interprétée sous le signe d’une continuité complexe avec l’élaboration précédente : pour Tronti, il s’agit en fait d’essayer d’apporter une nouvelle réponse à la vieille question consistant à savoir comment les travailleurs peuvent battre leur adversaire de classe, et la réponse est que la partialité ou la classe doit se constituer en parti. C’est ainsi qu’il écrit dans Nous opéraïstes s’être aperçu, à un moment donné, que « ce n’était pas nous qui n’y arriverions pas, c’était la classe ouvrière, si elle ne se dotait pas d’une véritable armure politique. Il s’agissait de la question de la forme d’organisation politique même si, ce que nous cherchions, c’était une nouvelle forme d’organisation politique [3] ».
Au cours des années 1970, Tronti se tient à l’écart de la politique active, mais réfléchit à la question du rapport entre classe, parti et État, en défendant doublement une orientation antiréformiste et critique de l’orientation de la direction du PCI mais également anti-minoritaire, à savoir en polémique ouverte vis-à-vis de de la gauche extraparlementaire italienne investie entre-temps par certains des représentants les plus importants de l’époque opéraïste de Tronti, à l’instar de Toni Negri. Les années 1970 ont également été marquée chez Tronti par une étude approfondie de la pensée politique moderne, de Machiavel à Hobbes, de Rousseau à Hegel, en passant par les révolutions anglaise, française et américaine.
Dans les années 1980 et jusqu’à la fin du PCI, en 1991, Tronti joue un rôle actif au sein du parti et entre même au Comité central, tout en approfondissant, d’un point de vue théorique, son étude de la théologie politique, qu’il avait déjà inaugurée avec ses lectures de Carl Schmitt dans les années 1970. La décennie suivante, caractérisée par l’effondrement de l’URSS et la désintégration du PCI, marque un autre tournant, aux implications tragiques et irréversibles : la disparition, pour Tronti, de la politique telle qu’elle pouvait se concevoir au XXe siècle et la fin du communisme, deux thèmes qui se prolongent dans toute sa réflexion ultérieure. A partir de La Politique au crépuscule (1998) et au cours du quart de siècle qui suit, Tronti théorise la nécessité de suspendre la question du « Que faire ? », à une époque dépourvue de grandes promesses pour la praxis, et de se concentrer sur le « Que penser ? ». Ce faisant, il poursuit le fil rouge d’une critique de notre époque - du populisme, de l’anti-politique, de la démocratie aux résultats impolitiques, du progressisme - inspirée par l’héritage de l’histoire communiste [4].
Après avoir déjà été sénateur, élu sur les listes du Parti des Démocrates de Gauche (PDS, ex-PCI), en 1992, il est élu une seconde fois, en 2013, cette fois-ci sur les listes du Parti Démocrate [résultant de la fusion du PDS et d’anciens secteurs de la Démocratie chrétienne, NdT]. IL s’agit pourtant d’un parti à l’égard duquel il nourrit un profond scepticisme et vis-à-vis duquel il ne mâche pas ses mots, pointant ses fautes, à commencer par le fait d’avoir perdu le peuple, les travailleurs, les humiliés et les opprimés [5]. La ligne de conduite pour Tronti doit cependant continuer à être celle du calcul des forces en présence et l’allergie à toute forme de minoritarisme radical, ainsi que, une fois de plus, la tentative, à mon avis condamnée d’entrée de jeu, de forcer de l’intérieur la direction d’une organisation, tel que le Parti démocrate, qui en aucune façon ne peut être considérée comme représentative de la classe ouvrière.
JDM : Un aspect curieux de sa formation est l’influence de Della Volpe et sa position initiale contre la tradition historiciste du PCI. Quelle a été, selon toi, l’importance de cette influence dans le développement de la pensée de Tronti ?
JMHM : La pensée de Galvano Della Volpe (1895-1968), promoteur en Italie d’un marxisme anti-hégélien, matérialiste et anti-historiciste, a influencé la lecture de Marx du jeune Tronti dès qu’il s’inscrit à la Faculté de lettres et de philosophie de l’Université La Sapienza, à Rome. Tronti obtient son diplôme de philosophie en 1956 et, comme nous l’avons déjà mentionné, l’invasion de la Hongrie marque un tournant dans sa relation avec la ligne du PCI, dont le gramscisme est interprété comme l’implication théorique directe de l’alignement stalinien de Togliatti. Comme il l’explique bien dans une interview de 2013 à propos des événements de 1956, « nous avons alors compris qu’on ne nous avait pas raconté la bonne histoire. Même le détachement de l’historicisme idéaliste de Gramsci découlait de cette option politique, il exprimait l’instauration d’un rapport critique avec ce groupe dirigeant. La découverte a été que la limite de ce groupe de dirigeants était précisément une limite théorique, philosophique : ils pouvaient être d’accord avec l’invasion de l’Armée rouge précisément parce qu’ils étaient historicistes. Il y avait un lien, compliqué à identifier, certes, mais c’est ainsi que nous l’avions découvert [6] ».
La première intervention de Tronti, à l’âge de 26 ans, en 1958, à l’occasion de la première conférence d’Études gramsciennes, s’intitule « Quelques questions sur le marxisme de Gramsci ». En 1959, il publie par la suite Tra materialismo dialettico e filosofia della prassi. Gramsci e Labriola [« Entre le matérialisme dialectique et la philosophie de la praxis. Gramsci et Labriola »], un essai sur la réception italienne de Marx qui, une fois de plus, affronte de manière critique l’héritage de la pensée de Gramsci dans une Italie imprégnée d’hégélianisme, d’idéalisme et d’humanisme. Dans le sillage de Della Volpe, Tronti attribue à Gramsci la limite majeure d’avoir relégué le marxisme au rôle de critique de l’idéologie bourgeoise. Pour Tronti, en revanche, la théorie marxiste comprise par Gramsci comme philosophie de la praxis doit devenir une science ouvrière.
Le levier de cette inflexion scientifique de la lecture de l’œuvre de Marx se trouve dans le point de vue de la classe ouvrière, qui est une condition de la capacité de la classe à saisir la totalité du système dans lequel elle se situe. Ainsi, comme cela a pu être souligné, l’empreinte du marxisme scientifique de Della Volpe est colorée par les traits subjectivistes de Tronti selon lesquels la science est toujours une science partisane, et la science marxiste ne peut être que la science du sujet ouvrier [7]. Et cette intuition de jeunesse, qui caractérise sa prise de distance avec le paradigme théorico-politique du PCI, restera un pilier fondamental de l’œuvre trontienne, mis à profit dans Ouvriers et Capital. Un autre élément persistant dans l’œuvre de Tronti, que l’on peut rattacher à l’influence de Della Volpe sur sa formation de jeunesse, est son aversion pour l’historicisme de Togliatti et le culte de l’histoire qu’il véhicule. D’une part, pour Tronti, la classe ouvrière n’est pas porteuse d’une mission historique universelle. Il s’agit plutôt d’un sujet profane qui se bat pour lui-même. D’autre part, la politique révolutionnaire n’est jamais un simple reflet du progrès historique, mais précisément celle qui interrompt et contracte le cours des événements en saisissant l’opportunité de le transformer. Cet anti-historicisme profond structure l’ensemble des réflexions de Tronti, tout au long de sa trajectoire intellectuelle.
JDM : Ouvriers et capital a été un ouvrage influent sur plusieurs plans. Il critiquait la politique « populiste » du PCI, il mettait en évidence, dans un contexte national renouvelé, l’importance de la nouvelle classe ouvrière italienne, il se distinguait du récit communiste traditionnel qui donnait de l’Italie l’image d’un pays « arriéré » et, enfin, il se concentrait sur le conflit au niveau de l’usine. Quelles sont, selon toi, ses principaux apports théoriques ?
JMHM : Dans Ouvriers et capital, Tronti développe une option politique radicalement différente et innove dans sa lecture de la conjoncture de la lutte des classes en Italie dans les années 1960 par rapport à l’analyse élaborée par le PCI à la même époque. Cette lecture s’appuie sur une interprétation hétérodoxe de Marx, du Capital et des Grundrisse, qui célèbre le rôle de la subjectivité ouvrière et de l’antagonisme que la classe est capable d’exprimer [8]. Pour Tronti, l’enjeu est cependant de combiner la science marxiste et la politique léniniste. D’une part, à partir de la compréhension des formes d’organisation du travail issues de la grande concentration industrielle, Tronti saisit et valorise l’émergence de l’insubordination de la classe ouvrière, « rude race païenne », qui lutte dans et contre le capital. « Rude race païenne », c’est ainsi qu’il définit la classe ouvrière dans Nous opéraïstes et qui l’est par sa nature, par le refus du travail qu’elle manifeste à travers la lutte pour le salaire. La puissance de l’antagonisme ouvrier contre le plan du capital est, comme je l’ai déjà dit, le cœur de l’initiative ouvrière qui dicte le rythme de développement du capitalisme fordiste.
Ce penchant subjectiviste, qui restera un leitmotiv du marxisme opéraïste, est médiatisé chez Tronti par le primat du politique. Déjà à l’époque d’Ouvriers et capital, c’est pour lui un impératif constant et une nécessité de faire de la classe ouvrière une force capable de vaincre son adversaire.
L’un des chapitres d’Ouvriers et Capital est constitué d’un article écrit en 1964, « Lénine en Angleterre », qui témoigne de la recherche d’une « nouvelle pratique marxiste du parti ouvrier : le thème de la lutte et de l’organisation de la classe ouvrière à son plus haut degré de développement politique. ». De même, son éditorial de 1964 « 1905 en Italie » exhorte à clarifier les ambiguïtés de la relation entre la classe et les organisations du mouvement ouvrier. Comme l’écrit Tronti, il ne s’agit pas de choisir entre le spontanéisme et l’organisation, mais « entre deux méthodes possibles de parvenir à une organisation nouvelle ». Et de conclure : « Nous affirmons que l’on peut choisir aujourd’hui la voie qui passe par une crise positive d’une partie au moins des vieilles organisations ».
Dans son article de 1965 « O partito unico o partito in fabbrica » (« Le parti unique et le parti dans l’usine »), il ajoute : « Les nouvelles solutions dans l’organisation ne naissent jamais comme la négation du vide politique de tout ce qui fut, mais toujours comme une lutte positive contre ce qu’est actuellement, comme critique de sa politique passée et comme pratique de sa crise future ».
Puisque le spontanéisme des luttes ne suffit pas, il faut un guide capable de canaliser et de transposer l’antagonisme de classe au niveau des institutions et Tronti n’a aucun doute à ce propos. Déjà pendant les années d’effervescence opéraïste, il s’agit pour lui de renouveler la classe dirigeante du Parti communiste. Après Ouvriers et Capital, la réflexion de Tronti commence à se porter sur le nœud du parti comme problème. C’est le titre d’un article paru dans la revue Contropiano en 1968 et cela revient au problème de savoir comment le parti peut, dans la tactique, dicter le rythme de la stratégie de classe. D’où le concept d’autonomie du politique.
JDM : Dans Sull’autonomia del politico (« De l’autonomie du politique »), Tronti semble modifier substantiellement les perspectives qui étaient les siennes dans Ouvriers et capital. Dès la postface de la deuxième édition d’Ouvriers et Capital, il avait d’ailleurs promu certains aspects de l’alliance entre « la partie la plus avancée du capital et la partie la plus avancée de la classe ouvrière ». Comment peut-on caractériser l’activité de Tronti dans les années 1970 et quels changements sont alors advenus dans sa pensée ?
L’autonomie du politique passe pour l’acmé de l’hérésie trontienne. C’est là que se scelle sa prétendue trahison à l’encontre de l’opéraïsme des origines.
Pour Tronti, les luttes des années 1960 suivent une trajectoire en cloche. Selon lui, la période inaugurée par les grèves de l’automobile, chez Fiat, en 1962 était déjà terminée en 1968. Cela le convainc que la véritable bataille au nom de la classe doit être menée sur le terrain du gouvernement : il faut arracher le contrôle de l’État aux capitalistes. Choisissant à nouveau un registre hétérodoxe, Tronti assigne à la tactique du parti la tâche de renverser, au moment opportun, la stratégie à long terme de la classe. Il expose cette pensée au moyen d’une formule particulièrement controversée : « Nous voulons dire que le parti doit acquérir une autonomie par rapport à la classe, que la classe doit accorder à son parti l’autonomie dont il a besoin pour mener à bien, à ce moment précis, cette opération de soutien au grand capital [9] ». Tronti dira aussi qu’il est impossible de considérer l’autonomie du politique autrement que comme une revendication de la classe.
À partir du moment où Tronti se met à penser l’autonomie du politique, il est indéniable que son intérêt se concentre principalement, au sein du continuum classe-parti-État, sur le rôle du parti dans l’État. Abandonnant son enquête sur le cours des luttes et sur les mutations de la classe, il s’est beaucoup moins consacré à l’exploration du rapport (et du conflit) entre la classe et le parti.
En ce sens, l’autonomie du politique marque un point de non-retour dans la trajectoire intellectuelle et politique de Tronti. Cette notion fait en effet se cristalliser des acquis théoriques irréversibles. La politique est par exemple conçue comme un calcul des forces où le parti-organisation joue un rôle central. Il y a aussi la primauté du politique (au sens de rapport entre d’une part la classe politique ou le parti et, d’autre part, les institutions étatiques) dans l’arène de la politique. Autrement dit, l’expérience historique - du New Deal à la NEP en passant par les grandes révolutions bourgeoises - justifierait la conception d’un gouvernement ou d’un contrôle politique de l’économique. On peut donc suggérer que l’autonomie du politique révèle l’anatomie du politique dans la constellation théorique de Tronti.
JDM Quelle est la signification de La Politique au crépuscule dans la trajectoire théorico-politique de Tronti ?
JMHM : La Politique au crépuscule est un requiem qui accompagne la fin de l’histoire communiste et la mort du sujet ouvrier du XXe siècle. Ce dernier laisse derrière lui la désolation du travail désintégré et la décomposition de la classe.
Tronti se mesure à la question du Que faire ? alors que se déroule une histoire mineure ou, comme il le formule lui-même, « une histoire sans luttes [10] ». Plus fondamentalement, il s’interroge sur la possibilité de « miser sur la politique sans disposer, derrière, de la force ouvrière [11] ». En d’autres termes, quel peut être le sens de l’autonomie du politique face à la catastrophe de la politique ? Pour Tronti, la fin de la grande Politique avec un P majuscule, la fin de la politique du XXe siècle (qui n’est pas la fin de l’histoire, mais le triomphe et la revanche de l’histoire sur la politique moderne) marque aussi la fin de l’autonomie du politique. Le salut ne peut plus venir du futur qui s’inscrivait dans une illusion de progrès, mais seulement du passé. Il s’agit donc de tourner le dos à l’avenir, comme l’ange rédempteur de Walter Benjamin, et de se consacrer à la culture de l’héritage de la partialité, de la partie ou du camp des travailleurs.
Pour Tronti, la mémoire de l’histoire ouvrière fonctionne comme un antidote aux séductions du réformisme progressiste. Il faut savoir en hériter pour se tenir à l’écart des promesses naïves de l’idéologie démocratique. La critique de la démocratie politique est d’ailleurs un thème important dans les dernières œuvres de Tronti. Pour lui, c’est précisément la démocratie qui a vaincu le communisme et a jeté le XXème siècle en pâture au capital triomphant. La démocratie, par essence, neutralise le critère du politique et dissout le demos en des masses sans peuple. Elle répand ainsi le poison de l’anti-politique. Ici aussi, on perçoit l’effort de Tronti pour réactiver théoriquement l’antagonisme caractéristique du politique en revisitant la pensée des modernes, de Schmitt et de la théologie politique. Pour lui, ce sont autant d’armes pour résister à la dictature du progrès démocratique. La théologie politique sert aussi à identifier un au-delà, une transcendance, une spiritualité politique capable de percer le voile de la dépolitisation qui enveloppe notre temps. Après le naufrage du communisme, l’héritage de la révolution peut seulement être sauvé et transmis dans la conscience d’esprits libres et formés à la haine du monde gouverné par le capital.
La théorie porte haut la flamme de la pensée antagoniste, que la politique - qui pour Tronti coïncide toujours avec la politique de masse et jamais avec les luttes des avant-gardes minoritaires - ne peut plus honorer. C’est l’origine de sa devise, « penser à l’extrême, agir avisé » [« Pensare estremo, agire accorto »] et de son idée que, dans une phase de défaites historiques telle que nous serions en train de traverser, la division entre théorie et praxis est une disjonction nécessaire. C’est à travers ce prisme qu’il faut également lire et comprendre la pratique politique de Tronti dans ses dernières années. L’option d’un « radicalisme impuissant » ayant été liquidée, il se rabat sur un réformisme par ailleurs impuissant et incapable de poursuivre l’objectif de doter le parti des « formes de lutte les plus puissantes, des instruments d’organisation les plus efficaces, des élaborations de pensée les plus raffinées » qui lui font défaut et que Tronti juge urgentes pour ressusciter « toute la puissance de sape de la classe ouvrière [12] ».
JDM : Dans ses derniers ouvrages, il y a une récupération de Carl Schmitt et de la théologie politique, ainsi qu’un regard rétrospectif sur le XXème siècle. Que crois-tu qu’il faudrait récupérer dans ces élaborations ?
JMHM : Je te répondrai en te disant ce qui, à mon avis, peut être sauvé de l’ensemble de l’œuvre de Tronti et pas seulement dans sa dernière période.
On a souvent reproché à la pensée de Tronti les juxtapositions hasardeuses qu’il a faites dans la recherche d’une Realpolitik ouvrière, combinant Marx et Lénine avec la tradition du réalisme politique conservateur, fondamentalement la conjonction de Karl Marx et Carl Schmitt. Ces juxtapositions hasardeuses, qui n’ont jamais été destinées à une synthèse dialectique, et encore moins à une fusion théorique, constituent la marque de sa méthode ou de son heuristique anti-dogmatique. Comme il l’écrit dans Ouvriers et Capital, « les grandes choses se font par sauts brusques. Et les découvertes qui comptent coupent toujours le fil de la continuité. Et on les reconnaît à ce trait : idées d’hommes simples, elles semblent folies pour les savants. ». Il y a quelque chose de profondément vital pour le marxisme contemporain dans cet anti-dogmatisme théorique.
Et parmi les grandes choses réalisées par sauts brusques, il y a précisément la découverte de ce point de vue partisan qui brise et divise la totalité capitaliste dominante afin de mettre en jeu l’antagonisme propre à la politique de classe. Pour Tronti, la partialité du « parti » ou du point de vue ouvrier représente la prémisse et la condition de possibilité de sa science révolutionnaire. A nouveau, comme il l’écrit dans Ouvriers et Capital : « Sur la base du capital, la totalité ne peut être comprise que par sa partie adverse. La connaissance est liée à la lutte. Et connaît vraiment celui qui hait vraiment ».
Enfin, un autre thème qui me semble digne d’intérêt, bien qu’il soit resté d’une certaine manière en sourdine dans la réception de la pensée de Tronti, c’est celui du droit à l’expérimentation. C’est ce qui relie le dernier Tronti, qui se fait gardien de la mémoire ouvrière et communiste [13], à une époque où elle semblerait condamnée sans appel, au Tronti opéraïste qui revendiquait pour la classe et pour sa génération militante, précisément, le droit à l’expérimentation. Toujours dans Ouvriers et Capital, et plus précisément dans « Lénine en Angleterre », le mot d’ordre avancé par Tronti consistant à ramener le parti dans l’usine est présenté comme une expérience politique d’un genre nouveau. En ce sens, le dernier Tronti nous rappelle souvent que l’expérience de la révolution russe et du communisme soviétique a duré soixante-dix ans, ce qui, dans l’économie d’une histoire séculaire (une histoire qui, chez Tronti, il faut le dire, est fortement eurocentrique), n’est pas bien davantage qu’une expérience éphémère.
Contre une mémoire du communisme et de la révolution bolchevique vouée aux gémonies, revendiquer le droit à l’expérimentation signifie réhabiliter la perspective de cette histoire pour la poursuivre et la vivre autrement. C’est un trait qui rapproche la prophétie politique de Tronti de la célèbre exhortation de Beckett : « Try again. Fail again. Fail better ».
Propos recueillis par Juan Dal Maso. Traduction de l’original en italien de Suzanne Icarie et de Dominique Valda.