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Disgrâce de la "théorie du Nudge"

Lien publiée le 11 janvier 2024

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lvsl.fr/disgrace-de-la-theorie-du-nudge/

Si la transition écologique traîne, c’est à cause de « biais » cognitifs, qu’il faudrait corriger. Si notre système de santé est menacé, c’est parce que les citoyens ne possèdent pas les incitations nécessaires pour prévenir les maladies évitables. Telle était la vision portée par l’administration Obama : en « incitant » (to nudge) les agents à effectuer des modifications insensibles de leur comportement, on produirait des changements structurels. La tâche des politiques publiques serait donc de mettre en place des nudges destinés à corriger les biais des agents. L’administration Obama s’appuyait sur « l’économie comportementale », une discipline dont deux des principaux promoteurs médiatiques ont récemment été pointés du doigt pour la falsification de leurs travaux… Par Liza Featherstone, traduction et édition par Albane le Cabec [1].

C’est le nouveau scandale qui secoue le monde universitaire : les célèbres spécialistes de l’économie comportementale Francesca Gino et Dan Ariely auraient falsifié de nombreuses données au cours de leurs travaux. La première a été renvoyée de la Harvard Business School, tandis que le second a vu la dépublication de l’un de ses articles universitaires.

Dans un article paru dans le New Yorker, et intitulé « Ils ont étudié la malhonnêteté. Leur travail était-il un mensonge ? », Gideon Lewis-Kraus retrace, de manière convaincante, la chute des deux chercheurs. Au-delà des potins universitaires, les implications de cette affaire sont importantes. Selon les travaux de Data Colada, un blog tenu par plusieurs spécialistes du comportement renégats préoccupés par les arnaques généralisées dans ce domaine, bon nombre des études les plus connues s’appuient en réalité sur des données erronées, exagérées ou fausses. La légitimité même du domaine est donc en chute libre. Et beaucoup sont même prêts à reconnaître que le domaine n’a jamais été autre chose qu’une absurdité néolibérale.

Le « pouvoir du nudge » et l’administration Obama

Ariely était devenu célèbre avec des livres et des conférences aux titres accrocheurs ; en témoigne le titre de son livre phare Predictably Irrational, traduit en français par C’est (vraiment ?) moi qui décide : Les raisons derrière nos choix. L’économie comportementale, le domaine sur lequel repose la théorie du nudge, soutient simplement que les individus n’agissent souvent pas de manière rationnelle, ni dans leurs intérêts, contredisant ainsi les hypothèses de l’économie néoclassique.

[NDLR : L’économie comportementale étudie le comportement des individus en mobilisant des études psychologiques et neuroscientifiques. Elle se développe en réaction aux limites de la théorie néoclassique, qui repose notamment sur le postulat d’un agent rationnel, c’est-à-dire poursuivant ses intérêts. L’économie comportementale suppose au contraire qu’un certain nombre de facteurs psychologiques et cognitifs nous empêchent de prendre des choix rationnels. Elle se fonde sur des études empiriques du comportement des individus en situation de choix, et tâche d’identifier les « biais cognitifs » à l’origine de choix jugés « irrationnels ». Pour les corriger, elle prône la mise en place des nudges, légères incitations destinées à modifier les choix individuels. Si l’économie comportementale remet donc en cause les hypothèses de la théorie néoclassique, le jugement qu’elle porte sur le comportement dit « irrationnel » suppose pourtant que l’homo economicus demeure l’horizon. D’un point de vue normatif, la théorie néoclassique reste donc valide. Pour une analyse plus détaillée, lire l’intervention d’Audrey Woillet, Eugène Favier-Baron et Simon Woillet, responsables éditoriaux au Vent Se Lève : « L’ingénierie comportementale au service de l’action publique »]

Pour le public de la classe moyenne supérieure, cette idée a constitué une révélation : l’exploitation n’était plus le principal problème de la vie économique. Celui-ci résidait dans les choix effectués par les agents, ou plutôt dans ceux qu’ils n’étaient pas capables de faire. Cette théorie présuppose en effet leur irrationalité. Elle était à la fois désespérante et source d’un grand. Désespérante, parce que la faillibilité humaine était érigée au rang d’invariant ; pleine d’espoir, parce qu’il existait des solutions simples pour pallier cet état de fait.

Au lieu d’instaurer un système de santé gratuit et accessible pour tous, la théorie du nudge proposait ainsi de corriger les mauvaises habitudes de la population en influençant leurs choix en matière alimentaire, sportifs ou sanitaires.

Pour rendre le monde meilleur, plus besoin de redistribuer à grande échelle les richesses : il suffit d’influencer la population grâce à des nudges de façon à ce qu’ils fassent – enfin – les bons choix. Le nudge est censé permettre une modification de l’architecture des choix tels qu’ils sont présentés aux gens et, selon cette théorie, cette légère inflexion des décisions individuelles, rapportée à l’ensemble de la population, produit des effets majeurs.

Dans l’une des découvertes célèbres – et fortement médiatisées – d’Ariely (qui se révèle à présent fausse), il était avancé que la signature d’un contrat en haut de la feuille plutôt qu’en bas favorisait « l’honnêteté » de l’échange. Dans le cadre d’une autre recherche aujourd’hui discréditée, il a été supposément constaté que le changement du terme opt-out pour celui d’opt-in sur le permis de conduire [NDLR : les États-Unis ont un système de donation d’organe dit opt-in] conduisait à un accroissement des dons d’organes. Le soubassement théorique qui soutient l’argument est le suivant : même si la majorité des gens consent au don de ses organes, peu d’entre nous prendront la peine d’entamer une démarche afin de changer l’option par défaut – un phénomène que les sciences cognitives nomment le « biais de statu quo ».

L’économie comportementale constituait l’un des fondements intellectuels de l’administration Obama (bien qu’il puisse être audacieux d’utiliser le mot « intellectuel » pour un domaine dont les promoteurs ont davantage brillé par leurs conférences rémunérées, best-sellers et prêches plutôt que par des procédures académiques…). Les spécialistes du comportement comme Cass Sunstein ont séduit la classe politique par le supposé « pouvoir du nudge », présentant une solution confortable à une administration composée de profils à la fois progressistes et issus des classes supérieures.

Au lieu d’instaurer un système de santé gratuit et accessible pour tous, la théorie du nudge proposait ainsi de corriger les mauvaises habitudes de la population en influençant leurs choix en matière alimentaire, sportifs ou sanitaires. De la même manière, il ne s’agirait plus de renforcer la sécurité sociale et les retraites publiques, mais d’inciter à mieux épargner. L’économie comportementale nourrissait donc l’espoir qu’un gouvernement progressiste soucieux de l’équilibre budgétaire puisse encore améliorer la vie des gens, si bien qu’Obama lui-même a signé un décret en 2015 ordonnant à toutes les branches du gouvernement d’exploiter les connaissances de l’économie comportementale…

Les implications politiques d’une science aujourd’hui remise en cause par la communauté universitaire sont nombreuses. Avec elles, l’ère des solutions politiques modestes et courageuses est probablement révolue. Alors qu’en 2008 le New Yorker faisait l’éloge d’Ariely, Lewis-Kraus observe désormais, dans un article paru dans ce même journal, que cette théorie maintenant célèbre a été élaborée dans un laboratoire financé par BlackRock et MetLife, le Center for Advanced Hindsight. Lewis-Kraus ne se contente pas de dénoncer Ariely et les nombreux autres escrocs du secteur : ses reportages remettent aussi en question toute l’idéologie qui sous-tend l’administration Obama.

Il écrit qu’« au cours des dernières années, d’éminents spécialistes du comportement en sont venus à regretter leur participation au fantasme selon lequel des modifications du comportement humain répareraient le monde ». Il note le prisme de compréhension individuel plutôt que systémique et cite un économiste de l’Université de Chicago qui a déclaré : « C’est ce que les PDG adorent, n’est-ce pas ? C’est mièvre, cela ne touche pas vraiment à leur pouvoir tout en prétendant faire ce qu’il faut. »

Au-delà du nudge

Ce n’est pas la première fois que les médias confèrent une ample couverture à des recherches frauduleuses, dénoncées par les universitaires. Mais si l’on se souvient de l’enthousiasme suscité par ces théories à l’époque d’Obama, il est surprenant de voir tant de figures médiatiques critiquer la politique des « coups de pouce » et réclamer des changements plus structurels. À cet égard, il est encourageant de constater que même une partie du consensus démocrate s’éloigne de solutions qui n’impliquent pas une redistribuent des richesses. L’élection de Shawn Fain à la présidence des Travailleurs unis de l’automobile, l’apparition de Joe Biden sur un piquet de grève, les milliards investis dans les emplois et les infrastructures verts, et la présence au gouvernement d’Alexandria Ocasio-Cortez constituent autant de signes qu’un abandon du dogme antérieur.

L’enthousiasme généré par les sciences du comportement semble désormais révolu. L’idée que les enjeux politiques se résument à bien autre chose que des prises de décision individuelles fait son chemin. Qui peut encore défendre que des problèmes comme l’inflation, la crise climatique ou les bas salaires requièrent des nudge pour conduire les agents à se comporter autrement ?

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « The “Nudge” of the Obama Era Was Always Neoliberal Nonsense ».