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Gramsci, penseur léniniste de la révolution
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.revolutionpermanente.fr/Gramsci-penseur-leniniste-de-la-revolution
Simple consensus « éthico-politique » ou processus d’« évolution réformiste » et, surtout, disparition systématique de toute notion de prolétariat : dans sa relecture contemporaine le concept d’hégémonie, théorisé par Antonio Gramsci, est devenu un poncif politico-culturel aux contours flous, récupéré tous azimuts jusque dans les rangs de l’extrême-droite. Pourtant la notion d’hégémonie et sa théorisation par le révolutionnaire italien restent d’une actualité brûlante pour penser la révolution, à condition cependant qu’on l’inscrive dans une juste filiation, celle de Lénine.
« Récupérer la pensée de Gramsci est un combat théorico-politique urgent [1] (sic) »
A partir des années 1960-1980, les positions attribuées à Gramsci ont participé à définir les coordonnées d’un paradigme alternatif du marxisme (de plus en plus marxisant et même postmarxiste). Parmi celles-ci, on peut souligner les suivantes : un historicisme spiritualiste faisant de l’histoire la narration continue du « progrès », un humanisme naïf et un appel abstrait à la volonté des « hommes » au détriment d’une analyse scientifique de la société capitaliste, la réduction du marxisme à une simple idéologie ou à une expression directe du processus historique, etc. L’influence de ce paradigme théorique s’est étendue bien au-delà de la réflexion sur l’eurocommunisme sous la forme d’un « gramscisme doux » [2], dont l’incarnation la plus célèbre fut sans doute le projet de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe [3], relevant d’une conception postmarxiste de la démocratie radicale. Très productif, ce paradigme s’intégra graduellement lui-même dans un large éventail de disciplines académiques, des « cultural studies » aux études subalternes et postcoloniales, à l’anthropologie, la sociologie, la théorie politique ou encore aux relations internationales, dans lesquelles, pour un certain nombre d’entre elles, il conserve une place de premier rang.
Dans ce contexte, la référence précieuse à Gramsci, comme le note à juste titre Yohann Douet, « s’est payée de l’oubli de son élaboration concernant le parti révolutionnaire » et de son inscription au sein d’une tradition léniniste « au profit d’une vision réductrice de Gramsci comme penseur de l’hégémonie culturelle [4] », et au risque d’abstraire tout à fait les Cahiers de leur époque et du projet révolutionnaire qui animait leur auteur. A rebours donc d’une tendance à l’œuvre dans certains départements universitaires, notamment anglophones, qui mobilisent le lexique gramscien sans jamais l’ancrer dans la philosophie de la praxis ou stratégie révolutionnaire de la lutte des classes, mais aussi d’un rapport plus superficiel encore, manifeste dans l’effet de mode un peu dépassé qui a consisté à invoquer à répétition, dans la vie politique, la prétendue théorie gramscienne du « pouvoir des idées » et de la « bataille culturelle », il convient de tenter de restituer la richesse et l’originalité de la pensée gramscienne. Autrement dit, afin de retrouver la voie d’un horizon stratégique délivré de toute forme de « narcissisme de la défaite [5]] » pour reprendre les mots de Slavoj Zizek, l’enjeu est de parvenir à un dépassement critique de l’héritage culturaliste et social-démocrate qu’une certaine lecture de Gramsci et du champ marxiste en général tente d’imposer et qui n’a pas fini de nous paralyser et de rétrécir le champ de l’émancipation.
Le défi n’est pas sans importance puisque, comme l’écrivait Marina Garrisi dans un article paru dans RPDimanche : « la question de savoir comment le prolétariat, dans sa lutte contre le capital, est capable de conquérir l’hégémonie, c’est-à-dire le système des alliances nécessaires pour rendre la révolution victorieuse est sans doute l’un des problèmes les plus épineux de la stratégie révolutionnaire » [6]. A bien des égards sur cet itinéraire, la « philosophie de la praxis » d’Antonio Gramsci constitue un antidote précieux, aussi bien contre certaines déviations économicistes [7] du mouvement ouvrier (selon lesquelles les travailleurs ne s’intéresseraient pour l’essentiel qu’« au pain et au beurre ») que contre ceux, à l’inverse, qui tendent à en prophétiser la disparition et contestent son rôle stratégique et sa centralité révolutionnaire. Le concept d’hégémonie, dans cette perspective, occupe chez Gramsci une place matricielle en ce qu’il indique tout d’abord la non-réductibilité de la lutte des classes à l’antagonisme capital-travail, c’est-à-dire à un point de vue strictement économique, pousse à l’étude des mécanismes de recomposition du pouvoir bourgeois et de sa domination et structure une stratégie, fondée sur l’action du prolétariat, pour le renverser.
De tels enjeux nécessiteraient nombre de développements que cet article ne permet pas, aussi, nous nous proposons d’en borner ici l’étude à la présentation des éléments de continuité (et de dépassement) relativement à leur théorisation chez Lénine et Gramsci. Un tel pas de côté nous paraît en réalité doublement nécessaire. D’abord parce qu’insister sur la généalogie léniniste du concept gramscien d’hégémonie met d’emblée à l’écart toute interprétation social-démocratisante du révolutionnaire italien (bien que les sociaux-démocrates ne se soient pas privés de dire également n’importe quoi à propos de Lénine). Ensuite parce que dans la rencontre entre Lénine et Gramsci, et tout particulièrement avec « l’hégémonie », se jouent un certain nombre de découvertes théorico-politiques majeures qui restent particulièrement fécondes aujourd’hui pour penser la révolution.
C’est d’ailleurs d’abord dans un sens proche de son élaboration par Plekhanov, puis et surtout Lénine, que le révolutionnaire italien mobilise le concept d’hégémonie, avant de le spécifier dans le contexte italien. Car s’il est nécessaire, en Italie comme en Russie, que le prolétariat acquiert l’hégémonie sur les paysans, la situation est rendue plus complexe par le fait que les masses rurales sont particulièrement nombreuses dans le Mezzogiorno et soumises à la domination du Nord. Dans les Cahiers de Prison, cette signification ne disparaît pas, mais Gramsci concentre principalement ses analyses sur l’hégémonie bourgeoise dans certaines de ses configurations passées et présentes (jacobinisme, Risorgimento, fascisme, américanisme, révolution passive, etc.). Aussi, la notion d’hégémonie, comme la plupart des concepts gramsciens, évolue largement en fonction des cas étudiés. Reste une question qui fait le lien : comment mettre en place et réaliser une hégémonie prolétarienne à la place d’une hégémonie bourgeoise ?
Traduire Lénine et la révolution russe
Dans ses écrits de la période pré-carcérale, l’idée gramscienne de l’hégémonie peut être synthétisée de trois manières : a) d’un point de vue empirique, elle est l’étude des coordonnées politiques et historiques de la réalisation de l’« hégémonie dans le régime de la NEP [8] » en URSS. b) d’un point de vue politique, elle consiste dans la défense, notamment dans les colonnes de l’Ordine Nuovo puis dans les débats internes au PCI (Parti communiste italien), d’une alliance paysans-ouvriers pour la prise du pouvoir en Italie. c) d’un point de vue théorique, enfin, elle défend la nécessité de passer du a) au b), c’est-à-dire de traduire dans les coordonnées italiennes l’expérience de la révolution bolchévique et les mots d’ordre de la IIIème Internationale.
La référence à Lénine est, dans ce cadre, primordiale. D’abord parce que « la théorisation et la réalisation de l’hégémonie » après la révolution est un « grand évènement métaphysique », en tant que rupture dans la stabilité de la forme étatique jusqu’alors constituée. Le révolutionnaire italien renvoie ici à la rupture épistémologique et politique (un nouveau champ des possibles fracasse l’horizon du réalisable) qu’implique dans le réel la réalisation pratique que constitue la Révolution russe, soit l’émergence d’une nouvelle organisation sociale capable d’offrir à la classe ouvrière russe la possibilité de former un corps hétéroclite avec d’autres groupes sociaux opprimés (à l’époque surtout la paysannerie) et de se doter d’une direction démocratique. Ensuite, parce que la prise en compte de cet « évènement métaphysique » implique pour le révolutionnaire italien de le « traduire » en propositions concrètes pour les formes d’organisations dans lesquelles les classes « subalternes » pouvaient être unifiées, sous la direction de la classe ouvrière, en une force capable de se confronter et de défaire l’Etat bourgeois.
Ainsi, Gramsci s’efforce d’attribuer à la théorisation spécifique de l’expérience révolutionnaire russe l’universalité de la définition d’une pratique ouvrière de l’hégémonie en capacité d’être restituée dans les différentes coordonnées nationales de la lutte des classes. La démarche est à bien des égards analogue à la « méthode » préconisée par Lénine au IVème Congrès de l’Internationale communiste de 1922.. Pour le dirigeant bolchévique, l’échec de la révolution russe à s’étendre tenait précisément au fait que les révolutionnaires avaient été incapables de traduire l’expérience bolchévique de 1917, l’imposition aux communistes occidentaux de la résolution des « 21 conditions » constituant en ce sens une erreur, celle-ci ayant été écrite en « russe ». Nous restituons une partie de son discours.
« En 1921, au IIIe Congrès, nous avons voté une résolution sur la structure organique des Partis communistes, ainsi que sur les méthodes et le contenu de leur travail. Texte excellent, mais essentiellement russe, ou presque, c’est-à-dire que tout y est tiré des conditions de vie russes. C’est là son bon mais aussi son mauvais côté. Son mauvais côté, parce que je suis persuadé que presque aucun étranger ne peut la lire ; avant de dire cela j’ai relu cette résolution : premièrement, elle est trop longue : 50 paragraphes ou plus. Les étrangers, d’ordinaire, ne peuvent aller jusqu’au bout de pareils textes. Deuxièmement, même s’ils la lisaient, pas un de ces étrangers ne la comprendrait, précisément parce qu’elle est trop russe. Non parce qu’elle a été écrite en russe, — on l’a fort bien traduite dans toutes les langues, — mais parce qu’elle est entièrement imprégnée de l’esprit russe. Et, troisièmement, si même quelque étranger, par exception, la comprenait, il ne pourrait l’appliquer. C’est là son troisième défaut. Je me suis entretenu avec quelques délégués venus ici, et j’espère, au cours du Congrès, sans y prendre part personnellement, — à mon grand regret, cela m’est impossible, — du moins causer de façon détaillée avec un grand nombre de délégués de différents pays. J’ai eu l’impression qu’avec cette résolution, nous avons commis une faute grave, nous coupant nous-mêmes le chemin vers de nouveaux progrès. Comme je l’ai dit, le texte est fort bien rédigé, et je souscris à tous ses 50 paragraphes ou plus. Mais nous n’avons pas compris comment il fallait présenter aux étrangers notre expérience russe. Tout ce qui est dit dans la résolution est resté lettre morte. » [9]
Héritage et transformation : lutte contre l’économicisme, lutte contre l’idéalisme
Autrement dit, l’idée léniniste de la traduction, avec Gramsci, trouve à la fois une fonction politique, elle établit une relation entre la stratégie suivie par Lénine, l’expérience bolchévique et celle à suivre pour les communistes d’Europe occidentale et, dans le même mouvement, selon un axe théorico-politique renvoie au passage de l’action dans la théorie et de la théorie dans l’action. Cette fonction théorico-pratique est d’importance. Elle produit l’unité matricielle définie par la philosophie de la praxis entre théorie et pratique, c’est-à-dire entre le projet d’émancipation, la critique de l’existant, la connaissance de la réalité à transformer, et son articulation dans la pratique en tant qu’activité réelle orientée vers une fin. D’un point de vue définitionnel, un certain nombre de lectures dévitalisent le concept d’hégémonie chez Gramsci en en limitant la portée à l’analyse des rapports de force et de classe sous le seul prisme de l’expression culturelle ou superstructurelle ; conséquence de quoi, ces approches considèrent, sur le plan politique, la lutte culturelle comme l’alpha et l’oméga de la lutte des classes, tentant par là de réhabiliter une conception idéaliste du pouvoir des idées et de l’idéologie. A rebours de ces lectures, il semble donc crucial de réinscrire le concept dans son projet originel, c’est-à-dire à l’intérieur de la tentative d’élaboration par le révolutionnaire italien, dans la continuité de Marx, d’une « voie [qui] renouvelle de fond en comble la façon de concevoir la philosophie elle-même » et qui repose sur « l’affirmation énergique d’une unité entre théorie et pratique [10] ».
La dialectique théorie-pratique chez Gramsci mériterait selon nous de plus amples développements (notamment parce qu’elle se trouve être, dans la réécriture sociale-démocratisante ou postmoderne du concept d’hégémonie, cela précisément qui est appauvri, voire évacué). Cependant, nous nous contenterons d’insister ici sur son caractère constituant dans l’élaboration même du concept d’hégémonie selon ce double mouvement : d’une part en tant que « conquête » de la forme théorique adéquate d’une pratique trouvée chez Lénine (et avant lui dans les feuillets révolutionnaires russes des années 1880) à « même d’étendre sa capacité d’action […], et d’autre part [en tant que] bonne forme pratique d’une théorie à même d’accroître sa capacité à connaître » [11]. Cette double relation réciproque fonde le rapport de Gramsci à Lénine à la fois comme acte d’héritage (la restitution de la tactique d’alliance héritée de la victoire révolutionnaire de la classe ouvrière en Russie) et dans le même mouvement comme acte de transformation (la traduction théorique et pratique de cette expérience ou évènement historique dans les coordonnées italiennes de la lutte des classes). A l’intérieur de cette « transformation » (ou traduction), la confrontation « est-ouest » identifiée par nombre de commentateurs comme un élément structurant de la différence gramscienne dans le champ marxiste de son époque a selon nous été très largement surdéterminée, elle n’en demeure pas moins un élément d’importance (sur lequel nous reviendrons partiellement dans la partie qui suit) pour comprendre les évolutions théoriques de Gramsci à propos de l’hégémonie et de Lénine.
Indéniablement, de ce point de vue, le déplacement qui caractérise en partie le geste gramscien dans son rapport à l’hégémonie notamment dans les Cahiers est d’abord encore un geste léniniste. Il ne s’agit plus alors de définir l’hégémonie seulement depuis une finalité directement pratique (en tant que construction d’une tactique d’alliance) mais d’en élargir la visée, en interrogeant dans le même mouvement les moyens par lesquels la bourgeoisie « fait hégémonie », c’est-à-dire reste au pouvoir, et donc les obstacles que le prolétariat mondial doit surmonter pour, à son tour, imposer son hégémonie. Dans le contexte de l’insurrection de 1905 et sur fond d’une critique sévère de l’attitude des mencheviks, Lénine posait en réalité déjà cette question : « Qui comprend véritablement le rôle de la paysannerie dans la révolution russe victorieuse, ne dira jamais que l’envergure de la révolution diminuera quand la bourgeoisie s’en sera détournée. Car le véritable essor de la révolution russe ne commencera vraiment, la révolution n’atteindra vraiment la plus grande envergure possible à l’époque de la révolution démocratique bourgeoise que lorsque la bourgeoisie s’en sera détournée et que la masse paysanne, marchant de conserve avec le prolétariat, assumera un rôle révolutionnaire actif. Pour être menée jusqu’au bout, d’une façon conséquente, notre révolution démocratique doit s’appuyer sur des forces capables de paralyser l’inconséquence inévitable de la bourgeoisie (c’est-à-dire capables justement de « l’obliger à se détourner » - ce que craignent dans leur simplicité les partisans caucasiens de l’Iskra). Le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution démocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie. Le prolétariat doit faire la révolution socialiste en s’adjoignant la masse des éléments semi-prolétariens de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l’instabilité de la paysannerie et de la petite bourgeoisie ».
Sur ce chemin, dans le contexte d’une critique de l’économicisme de la IInde Internationale qui livrait le marxisme aux fétiches d’un strict déterminisme économique, Gramsci en vient à défendre la réhabilitation des enjeux politiques et « culturels » mais sans jamais promouvoir, à l’inverse, une forme de « politicisme », ni défendre le primat du politique aux dépens de l’économique. Dans un texte admirable, Gramsci, contre une critique de Croce, défend dans cette perspective à la fois que la philosophie de la praxis accorde une importance toute particulière aux superstructures et ne les relègue pas au rang de vulgaires « apparences » et critique dans le même mouvement la réduction de l’histoire à ces uniques phénomènes.« Le problème le plus important dans ce paragraphe est de savoir si la philosophie de la praxis exclut l’histoire éthico-politique, c’est-à-dire ne reconnaît pas la réalité d’un moment de l’hégémonie, n’accorde pas d’importance à la direction culturelle et morale et considère réellement les faits de la superstructure comme des « apparences ». On ne peut dire que non seulement la philosophie de la praxis n’exclut pas l’histoire éthico-politique mais qu’au contraire la phase la plus récente de son développement consiste justement dans la revendication du moment de l’hégémonie comme élément essentiel à sa conception de l’Etat et dans la « valorisation » du fait culturel, de l’activité culturelle, de la nécessité d’un front culturel à côté des fronts purement économiques et politiques. Croce a le grave tort de ne pas appliquer à la critique de la philosophie de la praxis des critères méthodologiques qu’il applique à l’étude de courants philosophiques beaucoup moins significatifs et importants. S’il employait ces critères, il pourrait se rendre compte que le jugement contenu dans le terme « apparences » pour désigner les superstructures n’est rien d’autre qu’un jugement sur leur « historicité » exprimé en polémiquant contre des conceptions dogmatiques populaires et donc dans un langage « métaphysique » adapté au public auquel il est destiné. La philosophie de la praxis critiquera donc comme injuste et arbitraire la réduction de l’histoire à la seule histoire éthico-politique mais elle ne l’exclura pas [12] ».
Il faut comprendre ici que le marxisme, pour Gramsci, ne saurait réduire les rapports de force et la lutte des classes à leur seule expression économique. Corrélativement le révolutionnaire italien pose donc la nécessité, du point de vue de la formation de la conscience de classe et de la constitution du prolétariat comme classe révolutionnaire, du dépassement d’une pratique corporatiste. C’est quasiment mot pour mot ce qu’avait déjà perçu Lénine dans le Que faire ? : « la conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et couches de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles » [13] . Sur ce double terrain, à la fois du point de vue de l’analyse des conditions de réalisation de l’exercice du pouvoir par la bourgeoisie et dans le même mouvement de la politique à mener pour le défaire, Gramsci va en réalité plus loin. Cependant, l’accent mis sur la superstructure, mais aussi le développement de l’interpénétration progressive de la société civile et de l’Etat -la constitution de « l’Etat intégral »- ou encore la nécessité pour le révolutionnaire italien d’accorder dans les sociétés capitalistes avancées une place plus importante à la lutte idéologique ou culturelle ne sera pour autant en rien réductible à une perspective culturaliste, réformiste ou gradualiste comme certains tenteront de le faire croire.
Enjeux tactiques et enjeux stratégiques d’un dépassement
Ainsi du point de vue de la tactique, la théorie gramscienne de l’hégémonie commence par rejouer deux thèmes classiques du léninisme selon lesquels l’avant-garde de la classe ouvrière doit influencer les masses ouvrières et opprimées, et corrélativement, le parti (ou Prince Moderne) doit être à « influence de masse », c’est-à-dire hégémonique dans les organisations du prolétariat, mais aussi parmi celles de la petite bourgeoisie et de l’intelligentsia et, pour cela, mener à bien des politiques d’alliances qui lui permettront de conquérir le pouvoir. A ces deux premières thèses, Gramsci en ajoute une troisième, en réalité elle aussi classique dans l’histoire de la stratégie politique.
Du fait des nombreux cas de désynchronisation existant entre des phénomènes relevant de la structure et d’autres de la superstructure (par exemple, il est fréquent qu’une crise économique majeure ne débouche pas mécaniquement et immédiatement sur un bouleversement politique), Gramsci avance la nécessité (lorsque cela est nécessaire) d’adopter une stratégie « de guerre de position » plutôt que de « guerre de mouvement ». Selon Gramsci, cette nécessité se trouve renforcée dans les sociétés capitalistes avancées en raison de l’importance du décalage entre le temps politique et celui des fluctuations économiques. Cette considération tactique a servi de prétexte, notamment en France, dans un contexte de réception du corpus gramscien influencé par l’eurocommunisme (mais aussi parmi ceux qui se faisant la critique de l’eurocommunisme ont cru trouver en Gramsci son père fondateur, à l’instar d’un Althusser dans son Que faire ?) à la réélaboration d’une quatrième thèse prétendument gramscienne qu’Althusser résume en ces termes : « la thèse de la réalisation de l’hégémonie avant la prise du pouvoir [14] » et donc la primauté de la « conquête de la société civile », en d’autres termes, du consensus sur la force. A rebours de cette lecture, le rapport guerre de mouvement-guerre de position doit être analysé dans les termes d’une relation dialectique et donc contradictoire.
A la fluidité de la société (autonomie de la société civile) correspond« le moment politico-stratégique de la « guerre de mouvement », [15] celui notamment de la révolution russe, comme mode particulier de la transformation sociale. Juan dal Maso dans El Marxismo de Gramsci, propose l’hypothèse convaincante d’en faire une théorie analogue à celle de la révolution permanente chez Trotsky sous la médiation de l’hégémonie. Cette lecture a le double mérite d’insister sur un volet souvent oublié des élaborations gramsciennes, celui de la tactique militaire, de la confrontation directe et du moment révolutionnaire et, corrélativement, de mettre à l’écart une interprétation social-démocratisante du révolutionnaire italien. En parallèle donc, et comme deuxième terme d’un rapport, à l’évolution de la société correspond enfin un deuxième moment, celui de la « guerre de position ». L’Etat, les corporations, le parlementarisme, la presse jouent le rôles de « tranchées » et de « fortifications » qui rendent difficile sinon impossible le renversement de l’ordre social par le seul « mouvement » et suppose donc que celui-ci soit précédé par des luttes de position. Cependant, Gramsci ne conclue jamais à la supériorité de la « guerre de position » (lutte politique préparatoire, front unique, lutte idéologique, lutte politico-militaire qui va de la guerre de position défensive à la « guerre de siège ») sur la « guerre de mouvement » (grève générale, lutte pour le pouvoir, formes de lutte politico-militaire fondées sur une action rapide et énergique, insurrection).
Aussi, comme le notait Ernest Mandel dans Critique de l’eurocommunisme :« Bien qu’il faille reconnaître qu’il y a eu des évolutions dans la pensée de Gramsci entre la fondation de l’Ordine Nuovo en 1919 et la rédaction de ses Cahiers de Prison, il n’y a pas la moindre preuve que Gramsci ait jamais abandonné l’idée que la révolution socialiste implique la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois et le remplacement de la démocratie parlementaire bourgeoise par une démocratie socialiste dont le principe serait des comités ouvriers élus démocratiquement et librement [16] ». En d’autres termes, il faut comprendre les développements gramsciens sur l’hégémonie en tant que constitution d’un moment politique à part entière, et sur ce terrain le dépassement de Lénine à la fois depuis des coordonnées historiques et géographiques et selon les implications tactiques engendrées par cette situation. Plus précisément à propos du moment de la « guerre de position », il s’agit d’insister sur la portée stratégique et révolutionnaire du concept d’hégémonie, ou plutôt sur sa relation avec le développement d’un processus révolutionnaire. De ce point de vue, davantage que chez Lénine, l’hégémonie est une condition nécessaire à la résolution des rapports de force, mais elle ne remplace pas le moment militaire qui est directement décisif.
La classe ouvrière : un sujet politique et révolutionnaire à part entière
En arrière-plan et comme conséquence de ces développements, à rebours de la relecture gramscienne (et de sa transformation) dans sa formulation populiste [17], la théorisation de « l’hégémonie » — loin d’être l’instrument capable de reconstruire la fragmentation du social de telle sorte qu’un discours sur la société soit intelligible au moyen d’une reformulation idéaliste du marxisme et d’une relecture superstructuraliste de l’idéologie et de la culture qui font disparaître les sujets politiques dans d’énigmatiques volontés collectives — est tout au contraire une tentative pour que le prolétariat se constitue en véritable sujet politique et révolutionnaire. Dans cette perspective, dans les Cahiers de prison, le rapport entre la classe ouvrière et l’hégémonie s’inscrit dans les coordonnées d’un double mouvement.
Gramsci ne cesse jamais d’abord d’ancrer fermement l’hégémonie dans le champ de la production. Une politique hégémonique consiste en partie à dépasser l’intérêt économique-corporatif et à constituer une politique « nationale » (qui unifie la ville et la campagne) sur la base de la lutte pour former un nouveau type d’État, mais depuis la centralité du prolétariat. Gramsci souligne clairement que l’hégémonie n’est pas seulement « éthico-politique » mais aussi économique :« Le fait de l’hégémonie présuppose sans doute la prise en compte des intérêts et des tendances des groupes sur lesquels l’hégémonie sera exercée, qu’un certain équilibre de compromis soit constitué, c’est-à-dire que le groupe dirigeant fasse des sacrifices de nature économico-corporative, mais il est également incontestable que ces sacrifices et cet engagement ne peuvent toucher à l’essentiel, car si l’hégémonie est éthico-politique, elle ne peut manquer d’être également économique, elle ne peut manquer de se fonder sur le rôle décisif que le groupe dirigeant joue dans le noyau essentiel de l’activité économique » [18].
En d’autres termes, pour le révolutionnaire italien, l’hégémonie a bien une base matérielle et un fondement de classe. Cela parce que l’hégémonie « nait de l’usine » pour en sortir. Le moment révolutionnaire ou « cathartique » selon le mot de Gramsci est en ce sens en dernière instance un moment de glissement d’une conscience économico-corporative à une conscience politique et hégémonique. Aussi, dans un second temps l’hégémonie avec Gramsci est, du point de vue des organisations du prolétariat, non seulement un moment politique à part entière mais à condition d’être dans le même mouvement un moment de la classe ouvrière en tant que sujet politique, c’est-à-dire la transformation en acte du lien d’antagonisme ontologique entre la classe ouvrière, le patronat et la bourgeoisie sous une perspective politique d’ensemble et une compréhension de la totalité capitaliste. Autrement dit, le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière se voit, avec l’hégémonie, pour ainsi dire réhabilité de deux manières et selon un mouvement de circularité réciproque : la classe ouvrière est le sujet de la révolution à venir précisément parce qu’en raison de sa place et de son rôle dans le procès de production capitaliste elle a la capacité d’en devenir l’acteur à la condition qu’elle devienne un sujet politique à part entière, c’est-à-dire un acteur hégémonique du processus de transformation sociale.
Cette définition est indissociable de la lutte intransigeante que Gramsci mène contre l’économicisme et que nous avons évoqué dans la deuxième partie de cet article. Force est de constater d’ailleurs que c’est sans doute sur ce terrain que les approches gramscienne et léniniste de l’hégémonie se rencontrent avec le plus d’intimité et de réciprocité. Dans le Que Faire ? le dirigeant bolchévique n’écrivait-il pas, contre Martynov qu’il accusait de « rétrécir » et « d’appauvrir » l’agitation politique en direction de la classe ouvrière en la réduisant à « la lutte collective des ouvriers contre le patronat, pour vendre avantageusement leur force de travail, pour améliorer leurs conditions de travail et d’existence [19] », qu’il fallait que le « le social-démocrate [n’ait pas] pour idéal le secrétaire de trade-union, mais le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir, sachant généraliser tous ces faits pour en composer un tableau complet de la violence policière et de l’exploitation capitaliste, sachant profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat » ? Cela parce que la brochure rédigée par Lénine en 1902 entendait déjà défendre dans cette perspective la constitution d’une position hégémonique pour la classe ouvrière, c’est-à-dire la possibilité pour la classe ouvrière d’exercer une position non pas seulement syndicale ou corporatiste mais politique et dirigeante.
Quelques années plus tard, le dirigeant bolchévique emploiera pour la première fois la notion d’ « hégémonie prolétarienne » dans le contexte de la révolution russe de 1905 dans son essai Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique. Il écrit : « l’issue de la révolution dépend de ceci : la classe ouvrière jouera-t-elle le rôle d’un auxiliaire de la bourgeoisie, auxiliaire puissant par l’assaut qu’il livre à l’autocratie, mais impuissant politiquement, ou jouera-t-elle un rôle hégémonique dans la révolution populaire ? [20] ». On pressent déjà alors, ce qui sera au cœur de l’hégémonie gramscienne, à savoir la conscience aigüe de la nécessité, pour la classe ouvrière, d’être autant « dirigeante des classes alliées » que « dominante des classes adverses ». En d’autres termes et pour conclure, le développement théorique de l’hégémonie avec Gramsci apparaît bien, non pas comme un renoncement à penser le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière, mais comme l’insertion de celui-ci dans une approche beaucoup plus large et complexe, c’est-à-dire, nous y revenons, comme traduction de l’expérience bolchévique, de la révolution russe, dans les coordonnées des démocraties occidentales et de la pensée de Lénine dans les idiomes politiques et idéologiques européens. Gramsci ne dira d’ailleurs pas autre chose en 1924 dans les colonnes de l’Ordine Nuovo à propos de son intervention dans le vaste mouvement de grèves et d’occupation d’usines dans le nord de l’Italie de 1920. Nous lui laissons le mot de la fin. « La position de l’Ordine Nuovo consistait essentiellement en ceci. Avoir su traduire en un langage historique italien les principaux postulats de la doctrine et de la tactique de l’Internationale communiste [21] ».
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] Entretien avec Juan dal Maso publié dans la Izquierda Diaro le 16/
[2] Peter D. Thomas, The Gramscian moment, Philosophy, Hegemony and Marxism, Leidenpost, Brill, 2009
[3] Ernesto Laclos, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste, (1985), collection Pluriel, 2019
[4] Yohann Douet, « Gramsci et le problème du parti », Contretemps, 6 mars 2017, voir en ligne
[5] Slavoj Zizek, « “Pathological Narcissus” as a socially mandatory form of subjectivity ». Publié d’abord dans l’édition croate de La Culture du narcissisme [Narcisistička kultura, Naprijed, Zagreb 1986
[6] Marina Garrisi, « Penser l’hégémonie ouvrière avec Marx, Lénine, Trotsky et Gramsci », RPD, 22/10/2022
[7] Pour ce qui est de la définition de l’économicisme et de sa critique dans le champ marxiste, nous nous rapportons pour l’essentiel à celle formulée par Lénine dans le Que faire ? A savoir, la critique de la réduction de l’activité et de la politique révolutionnaires à la lutte syndicale et économique.
[8] La nouvelle politique économique (NEP) est mise en œuvre par les bolcheviques à partir de 1921 afin de rétablir certains mécanismes de marché dans les villes et les campagnes afin de relancer l’économie soviétique dans un contexte de famine et restructurer les liens entre la paysannerie et le prolétariat industriel. Ce « repli stratégique », dicté par les circonstances, dans la construction du socialisme est justifié par les dirigeants bolchéviques par le retard économique de la Russie.
[9] Voir en ligne
[10] Antonio Gramsci, Textes (1917-1934), anthologie par André Tosel, Editions sociales, Paris, 1983, Edition électronique en ligne réalisée par Jean-Marie Tremblay, p.55
[11] Q [15] 22
[12] Q10, 7
[13] Lénine, Que faire ?, 1902. Voir en ligne
[14] Louis Althusser, Que faire ? ; Puf, Paris, 2018, p.115
[15] Juan dal Maso, chapitre IV « Révolution passive, révolution permanente et hégémonie », El marxismo de Gramsci, Notas de lectura sobre los Cuadernos, Ediciones IPS, 2016
[16] Ernest Mandel, Critique de l’eurocommunisme, Maspero, Paris, 1978
[17] Cf Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste, op.cit. « [L’hégémonie] est le point de départ d’un discours ‘postmarxiste’ au sein du marxisme », et qui permet de penser le social comme résultat de « l’articulation contingente d’éléments autour de certaines configurations sociales – blocs historiques – qui ne peuvent être prédéterminées par aucune philosophie de l’histoire et qui est essentiellement liée aux luttes concrètes des agents sociaux »
[18] Q [13] 18
[19] Lénine, Que Faire ?, 1902, voir en ligne
[20] Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, 1905. Voir en ligne
[21] Antonio Gramsci, Le programme de l’Ordine Nuovo. Voir en ligne