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Stratégie, morale et émancipation. Un entretien avec Hendrick Davi

Lien publiée le 12 mars 2024

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.contretemps.eu/strategie-morale-emancipation-entretien-hendrick-davi/

Hendrik Davi, député de la France Insoumise et militant de la Gauche écosocialiste, est l’auteur de Le capital c’est nousManifeste pour une justice sociale et écologique, publié en septembre 2023 aux éditions Hors d’atteinte. Contretemps en a publié des bonnes feuilles en janvier, autour de la question de la démocratie interne et des stratégies électorales. Dans le reste de l’ouvrage, Hendrik Davi prend un peu plus de distance avec les enjeux tactiques immédiats. Il entreprend de reposer la question de la stratégie révolutionnaire face à l’État et au capital, à partir d’enjeux économiques bien sûr, mais aussi écologiques et éthiques.

Contretemps – Avant d’attaquer le fond, est-ce que tu peux nous expliquer ce titre, Le capital c’est nous ? C’est un peu à rebours de l’idée traditionnelle à gauche que le capital, c’est l’ennemi.

Hendrik Davi – Comme souvent pour les titres, il procède d’un échange avec mon éditrice, Marie Hermann. Nous cherchions un titre positif, qui parle à un public plus large que celui des militants. On peut le comprendre de deux façons : le capital c’est nous, parce que c’est nous qui produisons la richesse qu’accumule le Capital, un peu dans le sens du slogan « Tout està nous ». Mais aussi de façon plus triviale, le Capital c’est nous parce que c’est « nous » qui sommes l’essentiel, ce qui est capital, c’est notre vie et nos mobilisations. C’est un titre existentialiste. Certains y ont aussi vu un clin d’œil à la « République c’est moi »…

Contretemps – Le sous-titre, un manifeste pour une justice sociale et écologique, présente un peu le livre comme un programme, et tu fais des propositions pour une autre société, mais tu reprends aussi largement la question stratégique à bras le corps, dans le contexte contemporain. A côté des enjeux électoraux, tu utilises régulièrement le terme « révolution » dans le livre, une centaine de fois ! Quel sens donnes-tu à « révolution » et « révolutionnaire » ? Comment tu l’articules avec la question électorale ?

Hendrik Davi – Dans le livre, je développe deux idées centrales concernant le concept de révolution. La première, c’est qu’il faut en finir avec le capitalisme, et notamment avec l’accumulation capitaliste, qui s’accompagne d’une appropriation des richesses par une minorité. Ça va aussi avec une rupture avec le productivisme et le patriarcat. Il faut rompre avec ces trois systèmes de prédation qui s’interpénètrent. La deuxième idée qui définit ce qu’est « être révolutionnaire », c’est d’avoir une conscience aiguë de la nécessité de la révolution politique. Nous devons prendre le pouvoir à une classe dominante qui n’acceptera pas de le lâcher facilement. Ma conception de la révolution repose donc sur ces deux éléments : en finir avec le capitalisme et avec la domination de classe de la bourgeoisie. Pour moi, ce qui différencie une approche réformiste d’une stratégie révolutionnaire, ce n’est pas de savoir s’il y aura un grand soir ou pas, sous la forme d’une rupture localisée dans le temps avec un évènement fondateur précis. Mon approche de la révolution diffère d’une vision anarchosyndicaliste pour qui la révolution c’est le double pouvoir issu de la grève générale insurrectionnelle. Je pense être fidèle à certains fondamentaux de la pensée révolutionnaire du XIXe et du XXe. La révolution était considérée plus comme un processus que comme un événement. J’ai été largement inspiré par Grève de masse de Rosa Luxembourg par exemple, qui critique le mythe de la grève générale. La révolution est un processus permanent pour tendre vers une société de plus en plus émancipatrice.

Contretemps – Au niveau politique, si on voit la révolution comme un processus donc, une victoire électorale n’est qu’un moment de ce processus. La prise du gouvernement, mais pas nécessairement celle de l’État, par exemple. A quelles autres étapes tu penses ? Notamment quand tu dis que la classe dominante ne lâchera pas le pouvoir facilement, ce qui aujourd’hui raisonne fort avec la montée d’un péril fasciste, à l’international comme en France, que tu prends très au sérieux.

Hendrick Davi – Il y a plusieurs aspects dans cette question. La première c’est la notion de pouvoir. Il faut le définir en creux, en évitant deux travers : le premier, c’est de ne le voir qu’uniquement au niveau de l’État central. L’autre, c’est de croire que tous les pouvoirs sont équivalents, sans hiérarchie ni verrous principaux. Il y a des pouvoirs qui sont distribués partout dans la société, et il faut lutter aux différents lieux de cette distribution : l’Europe, l’État, mais aussi les entreprises. Il faut aussi déterminer les principaux verrous et où sont les interactions entre les différentes échelles. Ce n’est pas nouveau, Lénine en parle déjà dans son livre sur l’impérialisme : à certains moments, l’État ce n’est finalement qu’un pion au service des multinationales. Mais il ne faut pas perdre de vue toutes les échelles intermédiaires, où le pouvoir, comme les résistances, s’exercent aussi. Bien sûr, la prise du pouvoir de l’État central dans la France contemporaine demeure un verrou important. Ça c’est le premier aspect.

Le deuxième aspect est de déterminer les points d’appui d’un éventuel gouvernement révolutionnaire pour résister à une riposte de la classe dominante, mais aussi pour cheminer vers une société plus émancipatrice. Pour moi, ça reste l’auto-organisation des travailleurs dans l’entreprise et des citoyens dans leurs quartiers. Dans le cas de la révolution bolivarienne de Chavez au Venezuela par exemple, c’est grâce au mouvement de masse, à l’appui populaire, qu’il revient au pouvoir. C’est parce qu’il y a des millions de personnes dans la rue que les hélicoptères doivent faire demi-tour et que le coup d’État contre Chavez échoue. Là aussi, on voit qu’il faut une « guérilla » à tous les échelons du pouvoir. Il faut d’ailleurs développer une politique spécifique vis-à-vis de la police et de l’armée. C’est un impensé des stratégies révolutionnaires au XXIème siècle. Si Chavez n’avait pas été lui-même un militaire, le coup d’État n’aurait peut-être pas échoué. Concernant les capacités de répression du bloc bourgeois, il y avait une forme de naïveté et d’impréparation des gouvernements d’Allende au Chili et de Tsípras en Grèce plus récemment. Cela pose aussi la question du péril fasciste qui est toujours d’actualité. Ce n’est pas qu’un problème national. Souvent la question d’une intervention militaire extérieure se pose. Pour le Chili d’Allende, c’est en large partie une intervention américaine.  

Dans le cas français, qui pourrait intervenir de l’extérieur ? L’armée française est largement supérieure à la puissance militaire grecque ou chilienne. Les seuls pouvant réellement nous menacer militairement sont probablement les USA et les russes. Il faut donc aussi penser la question de la défense nationale, mais évidemment avec des objectifs très différents de ceux d’aujourd’hui, qui sont centrés sur la volonté de continuer à se projeter partout dans le monde et à garder une présence française dans les anciennes colonies. C’est ce qui justifie par exemple l’existence de nos porte-avions. En tant que révolutionnaires, il faudrait qu’on anticipe les étapes nécessaires pour reconfigurer l’armée dans l’hypothèse d’une arrivée au gouvernement. La question militaire a aussi été centrale dans la révolution bolchevique, ne l’oublions pas.

Contretemps – Au niveau économique, tu proposes bien sûr de sortir du système capitaliste, c’est un aspect de la révolution nécessaire pour une justice sociale et écologique. Le système économique alternatif que tu proposes pour remplacer le capitalisme diffère un peu de l’imaginaire communiste traditionnel, la socialisation des moyens de production ou les nationalisations :  tu fais ainsi une place significative au marché mais avec un rôle central de la taxation, et donc de l’État ; et tu fais une autre place aux communs. Est-ce que tu peux développer ces aspects économiques du livre ?

Hendrick Davi – Il y a toute une série de choses qu’on peut évidemment socialiser. Il est possible de créer de nouveaux services publics et de refonder ceux qui existent pour qu’ils répondent mieux aux besoins des usagers. Il est aussi possible de nationaliser certaines entreprises. On en a eu de nombreux exemples par le passé. Mais pour certains biens et services d’usage courant, la planification a démontré aussi ses limites. Je pense à l’agriculture et aux expériences de nationalisation ou de collectivisation, qui ont toujours abouti à des impasses. Lénine avec la NEP, a remis du « marché » pour débloquer les choses. Je ne vois pas comment on pourrait tout planifier, même démocratiquement, en renvoyant à des délibérations citoyennes pour chaque produit et chaque service. Pour faire fonctionner la production et satisfaire les besoins, nous avons besoin d’un principe régulateur comme l’offre et la demande. Et je ne vois pas comment faire sans équivalent général, donc nous avons besoin de la monnaie. Tout cela définit donc un marché. Toute la question, c’est comment avoir de la circulation d’argent dans un marché, sans accumulation privée de capital. J’essaye de donner des pistes dans le bouquin et je montre aussi comment la taxe peut jouer un rôle pour qualifier l’empreinte écologique d’une marchandise.

Plus généralement, je crois à la valeur du travail et je suis pour le moins circonspect vis-à-vis du revenu universel. Chaque citoyen doit pouvoir participer et apporter quelque chose à la communauté, même si ce n’est pas forcément dans un cadre salarié. Mon travail me donne le droit de bénéficier du produit du travail des autres. Il existe évidemment des exceptions comme les jeunes et les anciens. Mais ce principe d’égalité me semble central. Il doit y avoir une réciprocité dans la participation au travail productif. Dans le revenu universel, il y a quelque part l’idée que l’on puisse profiter du travail des autres sans contrepartie. Or le travail sera toujours une contrainte, même après une révolution écosocialiste. Je ne crois pas que même après la disparition de la dictature du Capital, toute forme d’aliénation au travail disparaîtrait. Il faut accepter de s’aliéner tous et toutes sur une fraction de notre temps, au sens où on travaille aussi pour satisfaire les besoins des autres. Je suis par contre pour une réduction drastique du temps de travail, pour que tout le monde ait un accès au travail et que celui soit moins pénible et plus émancipateur.

Contretemps – Un passage très intéressant de ton livre, un peu surprenant à nouveau, porte sur les communs. Tu nous expliques que ce n’est pas parce que c’est géré en commun, que c’est parfaitement libre : il y des aspects coercitifs dans les communs, légitimement coercitifs : « La mise en commun des ressources, la co-activité et la co-obligation dans leur gestion durable est donc la seule solution. Nous devons défendre la socialisation de leur gestion, non pas parce que la socialisation de la propriété serait juste en soi, mais parce que la socialisation de leur gestion est la seule façon efficace d’atteindre une gestion rationnelle requérant un minimum de coercition acceptée collectivement. »

Hendrick Davi – Oui c’est le sens premier du célèbre article de Hardin intitulé « La tragédie des communs ». Les néolibéraux l’ont interprété autrement. Pour eux sans marché la ressource naturelle s’épuise car tout le monde y puise sans contrainte. Mais Hardin ne dit pas exactement cela. Il explique qu’il faut une forme de « coercition » pour éviter l’épuisement de la ressource. Le marché peut servir à ça, mais il y a d’autres formes de gestion des communs que leur marchandisation, qui permettent de mettre en œuvre plus démocratiquement la coercition. Il faut des règles et donc des institutions et du droit qui règlent la propriété, mais surtout l’usage et la gestion de la ressource.

La gestion peut être diverse : l’État, des collectivités territoriales, des associations, voir des communautés locales plus informelles. L’arbitrage entre ces modes de gestion doit faire l’objet de délibérations démocratiques. La gestion des communs ne se résume donc pas à une planification par un service public étatique. Par exemple, les jardins d’enfants à Paris, est-ce qu’il faut les municipaliser, en faire un service public étatique homogène, ou est-ce que ça peut aussi se faire en coopérative, à l’initiative de collectifs de travailleuses et travailleurs autogéré·es ? Je ne suis pas convaincu qu’il faille toujours céder au reflexe en faveur du service public national, il y a des héritages de l’éducation populaire qui peuvent proposer un autre modèle émancipateur. Mais il faut les sortir de la concurrence capitaliste, qui impose sa logique de rentabilité. Il existe un avantage stratégique à favoriser des gestions locales avec auto-organisation des citoyens et des salariés. Je l’ai déjà dit, dans la lutte des classes, nous avons tout intérêt à renforcer le pouvoir d’agir des citoyens et des salariés. Tu l’auras compris je suis plus pour un écosocialisme par en bas que par en haut.

Contretemps – Dernière question, pourquoi rajoutes-tu une réflexion éthique, morale, à la perspective révolutionnaire ?

Hendrick Davi – J’ai écrit ce livre pour sortir les cadavres du placard et certains impensés de la tradition marxiste révolutionnaire. Par exemple, quelle doit être la place de la morale dans la stratégie révolutionnaire ?

Ça vient d’une longue réflexion. J’ai toujours été choqué par un certain marxisme basique, avec un côté très matérialiste, téléologique, pour qui le sens de l’Histoire est donné une fois pour toute. Ce messianisme est un refoulé du christianisme. La valeur d’égalité si importante dans le marxisme est d’ailleurs directement héritée des valeurs chrétiennes.

Tous ceux comme Nietzsche ou Sade qui ont essayé de réduire en miette les valeurs morales au nom desquels les hommes agissent, en reconstituent. Ils remplacent juste l’égalité par la volonté de puissance ou de jouir. C’est le paradoxe de la morale bien décrit par Jankélévitch, elle se reconstitue à l’infini. Adorno et Horkheimer ont montré où pouvaient conduire ce « matérialisme » amoral dans la Dialectique de la raison.

Selon moi, nous avons toujours des référents moraux, au nom desquels nous décidons de nos actes. C’est là que je m’éloigne de « Leur morale et la nôtre » de Trotski. Je pense que c’est important de clarifier nos référents moraux pour définir notre horizon écosocialiste. C’est ce que je fais dans la seconde partie du livre. Il est intéressant de comprendre les motivations des individus, pour déterminer les dynamiques collectives, qui sont à l’œuvre. Et ces motivations sont elles-mêmes surdéterminées par des référents moraux. In fine, les valeurs morales et les motivations individuelles sont évidemment construites socialement. Mais c’est politiquement important de comprendre les mécanismes en jeu à l’échelle individuelle.

Cet individualisme méthodologique choque certains marxistes. Dans le livre, je fais un détour par les sciences naturelles pour repenser ce débat. En écologie, il n’y aucune contradiction entre les mécanismes agissant à l’échelle des individus et ceux fonctionnant à l’échelle des populations ou des communautés. La théorie néo-synthétique de l’évolution et les acquis récents de l’écologie proposent une vision intégrée du fonctionnement, du gène à l’écosystème. Il y a des propriétés émergentes à chaque échelle, sans que l’on puisse tout réduire « en dernière instance » à une échelle particulière. L’individualisme méthodologique est très critiqué par les sociologues marxistes. C’est bien sûr une réaction à la position dominante des économistes néolibéraux. Mais au-delà de cet aspect politique, d’un point de vue scientifique, il faut bien comprendre aussi comment les individus prennent leurs décisions, à l’échelle individuelle, sans pour autant faire comme si cette échelle était autonome car tout est construit socialement.

J’ai l’impression qu’en remettant Hegel sur ces pieds, en sortant de l’idéalisme, finalement Marx tord le bâton trop fort dans l’autre sens, qui aboutit un matérialiste bien trop mécanique dans la Dialectique de la nature de Engels. Cette obsession matérialiste, sous-estime la part idéelle et donc la composante morale et spécifiquement politique. Nous défendons l’égalité, la solidarité, l’émancipation. Il faut y adjoindre des valeurs concernant la préservation de l’environnement. Ces valeurs font face au triptyque réactionnaire : travail, famille, patrie. Nous ne devons pas hésiter à nous en prévaloir dans la nécessaire bataille idéologique.

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Propos recueillis par Hugo Harari-Kermadec