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Michel Pablo, une vie de révolutionnaire

Lien publiée le 24 avril 2024

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Le révolutionnaire grec Michel Pablo (1911-1996) a eu une vie remarquable, qui s’est déroulée dans le monde entier, depuis les activités de résistance en temps de guerre jusqu’à son travail de fourniture d’armes et de financement de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Hall Greenland lui a consacré la biographie qu’il méritait, avec The Well-Dressed Revolutionary: The Odyssey of Michel Pablo in the Age of Uprisings (« Le révolutionnaire bien habillé : L’odyssée de Michel Pablo à l’époque des soulèvements »), publié en 2023 par Resistance Books/IIRE.

Michel Pablo est peut-être une figure peu connue aujourd’hui, mais Hall Greenland a rendu justice à sa vie de combattant engagé contre le capitalisme et le colonialisme sur plusieurs continents dans son livre The Well-Dressed Revolutionary (Le révolutionnaire bien habillé). Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, Hall Greenland tisse l’histoire de Pablo sur la toile de fond plus large de la révolution et de la contre-révolution au XXe siècle.

Pablo s’appelait en réalité Mikhalis Raptis. Né en 1911 dans la ville égyptienne d’Alexandrie de parents grecs, il grandit en Crète et milite dans les cercles communistes tout en poursuivant des études d’ingénieur civil. Dans les années 1930, il rejoint la Quatrième Internationale de Léon Trotski et adopte son nom de guerre Pablo.

Son engagement politique l’a conduit de la résistance antinazie en France pendant la guerre à la fourniture d’armes à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie deux décennies plus tard. Il a travaillé comme conseiller du premier président postcolonial de l’Algérie, Ahmed Ben Bella, et du gouvernement socialiste chilien de Salvador Allende.

Pablo n’a pu retourner dans son pays d’origine qu’après la chute de la dictature militaire en 1974. Il s’est plus ou moins installé en tant que personnalité publique de gauche, écrivant pour des journaux progressistes grecs. À sa mort, en 1996, à l’âge de 84 ans, le gouvernement du PASOK (Mouvement socialiste panhellénique) lui a offert des funérailles nationales.

Les fauteurs de troubles

En 1937, le régime autoritaire du général Ioannis Metaxas  (1871 – 1941), arrête le jeune révolutionnaire et l’envoie sur une île-prison. Les prisonniers jouissent d’une certaine autonomie, mais Pablo et sa compagne Hélène « Elly » Diovouniotis, une militante à part entière, sont considérés comme des « fauteurs de troubles ». Ils furent séparés et Pablo emprisonné.

Au bout de quelques semaines, ses geôliers le traînèrent jusqu’au bureau du ministre de la Sécurité Intérieure, où l’attendaient l’un de ses professeurs et son père. Pour être libéré, Pablo doit signer une déclaration dénonçant le communisme. Devant son refus, son professeur, exaspéré, s’exclame : « Vous voyez bien que c’est une tête de mule, qu’il aille au diable. Qu’il aille à l’étranger et qu’il nous laisse en paix ». Pablo reçoit des papiers et doit quitter la Grèce.

En 1938, Pablo et Elly se retrouvent en France. Pendant la guerre, Pablo supervise l’imprimerie du Parti Ouvrier Internationaliste (trotskiste). Ce travail est extrêmement dangereux : non seulement les occupants nazis de la France et leurs collaborateurs de Vichy traquent les militants trotskistes, mais plusieurs des camarades de Pablo sont également assassinés par les staliniens.

La situation était encore pire dans sa Grèce natale, où des unités armées du Parti Communiste grec ont exécuté des dizaines de trotskystes et d’autres communistes dissidents pendant et après la guerre contre le nazisme. Les staliniens ont justifié le recours à l’assassinat comme arme contre leurs rivaux du mouvement ouvrier en prétendant que les partisans de Trotsky collaboraient avec le fascisme.

Même dans de telles circonstances, Pablo a réussi à jouer un rôle central en rassemblant les partisans dispersés du trotskisme et est devenu l’un des principaux dirigeants du mouvement. Cependant, les trotskistes ont eu du mal à trouver leurs marques dans les années d’après-guerre.

Trotsky avait prédit que la guerre affaiblirait fatalement le stalinisme. N’ayant pas réussi à empêcher les nazis de prendre le pouvoir en Allemagne, le stalinisme avait, à ses yeux, prouvé sa faillite historique, ouvrant ainsi la voie à un nouveau mouvement révolutionnaire de masse, la Quatrième Internationale (QI).

Le bolchevik en exil voyait également peu de chances que le capitalisme se remette de la crise économique des années 1930 et de la guerre qui s’ensuivit. Comme il l’écrit dans le programme de la IVe Internationale : les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir.

Cependant, l’État et le mouvement dirigés par Joseph Staline sortent de la guerre plus forts que jamais. Entre-temps, grâce à l’aide des États-Unis, le capitalisme européen s’est non seulement rétabli, mais a commencé à croître, entamant un long boom d’après-guerre. Pablo a su très tôt reconnaître ces évolutions inattendues.

Pablo critiqua certains dirigeants de la QI, comme le Belge Ernest Mandel (1923 -1995), pour des positions qu’il qualifiera plus tard d’eurocentristes. Aux yeux de Pablo, ils mettaient l’accent sur le rôle de la classe ouvrière organisée dans les États capitalistes développés, mais ne reconnaissaient pas l’importance et la portée mondiale des révolutions anticoloniales qui se déroulaient dans les décennies d’après-guerre.

L’expérience personnelle a dû jouer un rôle dans ce désaccord. Pablo est né en Égypte et a grandi en Grèce, un État situé à la périphérie de l’Europe. Mandel, quant à lui, a grandi dans l’un des premiers pays à s’industrialiser. La Belgique a connu d’importantes luttes ouvrières dans les années 1950 et 1960, notamment une grève générale.

Mais Pablo avait raison quant à l’importance historique mondiale des luttes anticoloniales et de leurs ramifications. En France, l’opposition à la guerre coloniale en Algérie a été l’une des étincelles qui ont finalement conduit à l’explosion de mai-juin 1968. La lutte au Vietnam a fini par symboliser le potentiel mondial des luttes contre l’impérialisme et le néocolonialisme, tandis qu’aujourd’hui, la lutte palestinienne est un important facteur de radicalisation.

Révolution en Algérie

Comme le montre Hall Greenland, la révolution algérienne a été un épisode-clé pour Pablo. En juin 1960, il est arrêté à Amsterdam en compagnie de Sal Santen (1915 – 1998), le gendre du révolutionnaire néerlandais exécuté Henk Sneevliet (1883 -1942)  . Bien que les autorités néerlandaises tentent de présenter Santen et Pablo comme des criminels de droit commun, les deux hommes furent placés en détention en raison de l’aide qu’ils apportent au mouvement indépendantiste algérien, le Front de Libération nationale (FLN).

Lorsque le FLN entame sa lutte armée contre le colonialisme français en 1954, les principaux partis de la gauche française ne lui apportent aucun soutien. Les socialistes font partie de la coalition gouvernementale, tandis que les communistes votent en faveur des pouvoirs spéciaux accordés au gouvernement pour réprimer le soulèvement. À la recherche d’alliés, les dirigeants de la gauche du FLN se tournent vers la petite Quatrième Internationale.

À cette époque, Pablo est l’un des principaux dirigeants de la QI, membre de ce que l’on appelle le Secrétariat International. Il s’empresse de répondre à la demande d’aide algérienne. Alors qu’auparavant, les trotskystes avaient largement tenté d’opérer en tant que courant d’opposition dans des mouvements plus larges, l’organisation de la solidarité avec la lutte algérienne donnerait à la QI une chance de mettre sa politique en pratique sous sa propre bannière.

Évidemment, soutenir un soulèvement armé contre l’une des principales puissances européennes n’était pas sans risque. Pablo ne se laissa pas décourager et entreprit d’organiser le soutien depuis sa base d’Amsterdam, où il vivait à l’étage au-dessus de l’appartement de son camarade Maurice Ferares (1922 – 2022), ancien membre de la résistance antinazie.

Pablo n’informa pas le reste de la direction de la QI des détails de ce qu’il faisait. Il avait de bonnes raisons de garder le secret. Dans toute l’Europe, les partisans du FLN étaient la cible des forces de sécurité de l’État français et de groupes d’extrême droite tels que l’Organisation de l’Armée Secrète, un mouvement clandestin lié à l’armée française.

Les sympathisants européens du FLN étaient connus sous le nom de « porteurs de valises ». Ils transportaient des documents, des publications clandestines, parfois des armes, ainsi que de l’argent collecté pour soutenir la lutte, souvent donné par des travailleurs algériens basés en Europe. Dans le même temps, Pablo cherchait d’autres moyens d’aider la lutte algérienne.

Dans un premier temps, il proposa d’organiser des volontaires internationaux sur le modèle des Brigades Internationales pendant la guerre civile espagnole. Si le FLN rejeta cette proposition, il put mettre en œuvre un autre projet ambitieux en créant une usine d’armement au Maroc pour produire les armes dont le FLN avait tant besoin.

L’un des camarades de Pablo impliqués dans cette entreprise était le métallurgiste Max « Mokhtar » Plekker (1924 – 2007). Dans une interview accordée en 2005, le révolutionnaire vieillissant se souvient du premier jour où il s’est réveillé au son de l’appel islamique à la prière : « Il m’est apparu très clairement que j’étais dans une autre partie du monde ».

Sur le plan militaire, les armes fabriquées par Mokhtar et ses camarades étaient d’une importance négligeable par rapport aux armes acquises sur le marché européen ou à celles provenant du bloc de l’Est. En revanche, l’usine d’armement revêtait une importance politique considérable, car elle constituait une preuve tangible de la solidarité internationale.

Forger la solidarité

Un autre projet audacieux conduisit à l’arrestation de Pablo et Santen. Fin 1958, le gouvernement français s’apprêtait à remplacer l’ancien billet de 10 000 francs par un nouveau billet de 100 francs. L’occasion semblait idéale pour le FLN de contrefaire les nouveaux billets, qui n’étaient pas encore connus du public. En outre, Hall Greenland note que « les faux billets circulant parmi les dizaines de milliers d’Algériens travaillant en France (135 000 d’entre eux étaient membres du FLN) pourraient perturber gravement l’économie française ».

Le FLN demanda l’aide de Pablo, déjà impliqué dans la fabrication de faux papiers pour les membres et sympathisants du FLN. Cependant, sans consulter Pablo ni Santen, leur spécialiste de la contrefaçon s’adresse également à l’aventurier néerlandais Joop Zwart (1912 – 1991), un ancien socialiste devenu un indicateur des services de renseignement. C’est probablement Zwart qui a trahi l’opération auprès des autorités.

L’arrestation des deux hommes surprit la QI. Pablo avait si bien caché l’opération que même certains de ses proches camarades ignoraient qu’il menait ces activités. Les autorités s’emparèrent du projet de contrefaçon pour affirmer qu’il s’agissait de criminels de droit commun et non de militants politiques.

En Algérie, Pablo devint conseiller du premier président du pays, Ahmed Ben Bella. (1916 – 2012). Il s’ensuivit un épisode peu glorieux. Lorsque Maurice Ferares – qui n’avait appris l’existence de l’opération de contrefaçon qu’après les arrestations – informa la direction de la QI de ce qui s’était passé, il résuma leur réaction comme suit : « Un dirigeant de la IVème Internationale, le parti mondial de la révolution socialiste, arrêté pour le bas crime de la contrefaçon ! Ferares n’eut pas le temps de répondre : « si c’est ça l’avant-garde de la révolution… ».

Selon Pablo, Ernest Mandel connaissait au moins les grandes lignes de l’opération. Mandel le nia, affirmant qu’il n’aurait jamais accepté une opération aussi risquée. Pablo se sentit déçu, voire trahi. Ce qui était jusqu’alors un profond désaccord politique se transforma en un amer conflit personnel.

L’arrestation de Santen et de Pablo donna lieu à une campagne de solidarité internationale. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en France, le leader socialiste chilien Salvador Allende, le syndicat des dockers sri-lankais, des dizaines de députés travaillistes britanniques, le sénateur travailliste néerlandais George Cammelbeeck (1919 – 1997) et bien d’autres exprimèrent leur soutien aux prisonniers.

Ce qui semblait d’abord être une défaite se transforma en une victoire politique, attirant une nouvelle attention sur la lutte algérienne et permettant à la petite Quatrième Internationale d’être reconnue comme un soutien dévoué à cette lutte. Finalement, Santen et Raptis furent condamnés à quinze mois de prison, après avoir passé douze mois en détention provisoire avant leur procès.

Après sa libération, Pablo s’installa en Algérie avec Elly. Bien qu’appartenant encore officiellement à la Quatrième Internationale, il suivit de plus en plus sa propre voie et finit par partir pour créer sa propre organisation internationale.

En Algérie, Pablo devint conseiller du premier président du pays, Ahmed Ben Bella. Pablo développa ses idées sur le rôle de l’autogestion ouvrière dans une démocratie socialiste. Il avait de grands espoirs que l’Algérie puisse évoluer dans cette direction, mais vit les courants de gauche du FLN progressivement écartés par des forces plus conservatrices. Ben Bella vacilla alors que Pablo cherchait à le convaincre de poursuivre une approche plus radicale.

Pablo avait vu un grand potentiel en Ben Bella, qui, au pouvoir, utilisait une rhétorique socialiste et cherchait à faire de l’Algérie une puissance de premier plan dans la lutte contre le colonialisme. Mais en 1965, un coup d’État mené par le ministre de la Défense Houari Boumédiène (1932 – 1978) renversa Ben Bella. Pablo et Elly furent contraints de quitter le pays avec d’autres militants de gauche.

Les adversaires politiques de Pablo l’accusaient parfois de vouloir devenir « conseiller du prince ». Cette accusation était injuste : d’une part, les personnes que Pablo essayait d’influencer étaient loin d’être des princes. Mais Pablo a parfois nourri des attentes excessives à l’égard des dirigeants établis, qu’il s’agisse de l’expérience de Ben Bella, des prétendus « dirigeants anti-impérialistes » d’autres pays ou de son espoir que les partis communistes du bloc de l’Est soient en mesure de se réformer.

L’autogestion

Au cours des décennies suivantes, Pablo et Elly se déplacèrent à travers l’Europe et l’Amérique latine. Le talent de Pablo pour sentir l’importance des nouveaux développements fit de lui un partisan de la première heure du mouvement écologique et de la cause de la libération des femmes.

Pablo insistait sur la nécessité de l’autogestion des travailleurs, non seulement comme une composante nécessaire d’un système socialiste établi, mais aussi au cours de la lutte pour le socialisme. Il reconnaissait que les travailleurs se rebellent non seulement pour obtenir des salaires plus élevés, mais aussi pour mieux contrôler leur vie et résister à la domination à laquelle ils sont soumis sur leur lieu de travail.

Ernest Mandel a avancé un argument similaire lorsqu’il a écrit que les luttes de la classe ouvrière étaient motivées par l’expérience du travail sous le commandement d’une hiérarchie qui dicte au travailleur ce qu’il produit et comment il le produit, « ce qu’il doit consommer et quand il doit le consommer, ce qu’il doit penser et quand il doit le penser, ce qu’il doit rêver et quand il doit le rêver, donnant à l’aliénation de nouvelles et terribles dimensions ».

Il existait d’autres points de convergence entre Pablo et Mandel, malgré leurs différences marquées : par exemple, ils en sont tous deux venus à affirmer qu’un futur mouvement révolutionnaire devrait rassembler différents groupes et courants, au lieu de se construire à partir d’une organisation unique. On peut se demander ce qui aurait été possible si le conflit entre les deux n’avait pas dégénéré comme il l’a fait.

Le récit que fait Hall Greenland de la rupture de Pablo avec ses anciens camarades rappelle utilement que les conflits politiques ne sont souvent pas uniquement liés à la politique, mais aussi aux liens personnels, à la confiance et à la déception. À la toute fin de sa vie, dans un geste essentiellement symbolique, Pablo réintégra la Quatrième Internationale.

Une odyssée révolutionnaire

Pablo n’aurait pas pu vivre la vie qu’il a menée sans le soutien de sa compagne Elly. Comme Pablo, elle refusa de signer l’engagement de renoncement au communisme dans les années 1930, choisissant l’exil avec lui. À cette époque, Elly, issue d’une famille riche et respectée, avait déjà rompu avec le Parti Communiste grec, déclarant à ses dirigeants masculins que « nous, les bourgeois, traitons nos domestiques mieux que vous ne traitez vos femmes ».

Dans son autobiographie, Sal Santen a inclus une anecdote révélatrice du caractère d’Elly et de son lien avec Pablo. Lors d’une réunion de la direction de la QI, l’un de ses dirigeants exigea qu’Elly, la seule femme présente dans la salle, atténue ses critiques à son égard, l’accusant de « saper » sa position aux yeux de la classe ouvrière.  Elle lui répondit : « Vous n’avez pas besoin de moi pour cela ». La réunion dégénéra en cris, les autres participants exigeant qu’Elly, qui n’était officiellement pas membre, quittât la salle. Pablo se leva, insistant sur le fait qu’ils resteraient ou partiraient ensemble, et l’affaire en resta là.

Une vie aussi tumultueuse que celle de Pablo est une lecture passionnante. Hall Greenland raconte l’histoire dans un style engageant et coloré, avec sympathie mais son récit n’est pas dénué d’esprit critique. Il nous emmène dans un voyage à travers la gauche radicale du XXe siècle, témoin de ses grands espoirs et de ses profondes déceptions.

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Alex de Jong est rédacteur de la revue socialiste Grenzeloos et militant aux Pays-Bas.

Publié initialement par Jacobin. Traduction par Christian Dubucq pour Contretemps.