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Lordon : Le scénario manquant
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Par commodité, on partira du pronostic apparemment le plus probable, livré par l’institut de sondage universel OPIF : pas de majorité absolue. Dans ces conditions il y a : 1) les chambres un peu trouvables, 2) la chambre introuvable. La différence tient à l’existence, ou non, de solutions de coalition à peu près stables. Quant aux chambres un peu trouvables, elles sont le lieu des exercices de Meccano : quel bout avec quel bout ? Les esprits combinatoires en sont surexcités. Mais si elle est introuvable – pour de bon ? C’est dans ce cas de figure que les imaginations patinent un peu.
Macron constituant
Aucune solution de coalition : alors la crise de régime. Les pronostiqueurs n’envisagent comme unique issue que la démission de Macron. Mais il faut n’avoir rien compris à la psyché du personnage pour imaginer une chose pareille. Comme toujours dans ces cas-là, il faut réfléchir au pas de côté, pour peu qu’en existe la possibilité – or elle existe : convocation d’un comité constituant (certainement pas d’une assemblée), proposition de nouvelles institutions, validation par référendum, élection présidentielle dans la foulée selon les termes de la nouvelle Constitution.
Tout ici est fait pour que la psyché de Macron se rende passionnément à cette solution, et notamment : la position d’Instituteur. Macron cherche, dit-on, à laisser une trace dans l’histoire, la voilà : fondateur de la VIe République, excusez du peu. Ça n’est pas que la Vème ne lui convenait pas – tant au contraire. Dans un cours normal des choses, jamais l’idée d’y toucher ne lui serait venue. Mais nécessité fait loi, et s’il faut se refaire, alors cette solution a plus que des attraits. Il faut imaginer l’ivresse qui est déjà la sienne, sans même parler de la possibilité d’un troisième mandat, tous compteurs remis à zéro – enfin ça, c’est ce qu’il croit.
Macron lui-même se posera seul juge du caractère trouvable ou introuvable de la chambre, décrétant selon son bon vouloir que telle coalition possible sera manifestement trop instable et que « les institutions sont en danger » – raison parfaite de les achever. On comptera également sur lui pour se constituer un comité constitutionnel à sa main, à l’image de celui du coup d’État gaulliste de 1958 dont Grey Anderson a donné le menu détail, afin d’éviter toute « quatrièmisation » et le retour à la présidence des chrysanthèmes.
Le scénario-merveille n’a qu’un inconvénient : pour que le nouveau texte ait la moindre chance d’être adopté par référendum, il faudra à l’évidence que Macron s’en détache, au point de ne pas même en paraître comme le porteur… et de se trouver spolié du bénéfice symbolique-historique qu’il en escomptait. Il le faudra parce que dans l’état actuel de son immense popularité, même une loi de sixième semaine de congés pays serait violemment repoussée. Rien de ce qui vient de lui ne sera plus accepté. L’ensemble de la manœuvre était idéalement fait pour sa psyché, sa condition impérative de réussite lui est absolument contraire. On verra bien s’il se trouve dans son entourage des personnes capables de le maîtriser.
Et puis le bizarre
« La psyché de Macron » n’est pas un terme ad hoc à pouvoir d’explication universel. Au reste, il faudra bien se décider, d’une part à expliciter les conditions qui rendent pertinent de s’y référer, d’autre part à préciser les manières de s’en servir, enfin bien sûr à donner une analyse un peu rigoureuse de la chose même, en lieu et place de la psychologie à la truelle, agrémentée d’un terme psychanalytique ou deux pour le nappage, qui fait l’ordinaire du commentaire à ce sujet. Au moins l’épisode de la dissolution a-t-il planté l’idée que, « de ce côté », il se passe quelque chose qu’on ne peut pas négliger.
Moins que jamais en effet. Serait-ce seulement pour cette raison élémentaire que des institutions qui concentrent à ce point le pouvoir dans les mains d’un seul personnage nécessitent qu’on se pose aussi des questions à propos de ce seul personnage. Comme l’a très bien illustré la « théorie de la grenade dégoupillée », le personnage en question doit occuper en permanence l’entièreté de la scène, dont il veut être l’exclusif agenceur. Il dissout et les européennes sont aussitôt vaporisées : ne reste plus que son geste à lui. On lui intime de se taire par pitié : il parle compulsivement tous les deux jours. Etc. Cette psyché n’est pas préparée à recevoir l’énormité du désaveu qui lui vient dessus. Sans doute trouvera-t-elle une solution imaginaire pour se récupérer en se convainquant que la disparition du macronisme, ou plutôt des macronistes, est peu de choses puisque se trouvera rétablie la vérité du début, à savoir que le macronisme c’est Macron, point.
Le choc promet tout de même d’être rude, et quand il tombe sur une complexion de cette sorte, nul ne peut prévoir la réaction qui en sortira. Ce peut être que Brigitte aura à récupérer le garçonnet sanglotant recroquevillé dans un coin de son bureau. Ce peut être aussi qu’il va se trouver une nouvelle insanité comme solution de réinflation. Celle de l’article 16 par exemple – qui n’était pas une plaisanterie échappée mais bien un ballon d’essai. Et qui « fait l’affaire » au moins aussi bien qu’Instituteur de la VIe République – avec la même propriété de relever d’un pur décret du « seul personnage ». Prononcer l’état de guerre civile, comme il tente déjà de nous y habituer, si besoin la faire advenir performativement, avec le gracieux concours de ses comparses de la plus extrême-droite, puis s’installer dans la position du dictateur pour la mener sous couleur d’en sauver le pays : réflexion faite, c’est une idée qui ne manque pas de charme – qui lui va même comme un gant.
Et puis, tant qu’à aller dans ces directions, il y a aussi la guerre tout court. Après tout. Des « mecs à Odessa » ? Pourquoi pas ? La seule hypothèse réaliste, confronté à ce « seul personnage », c’est qu’il est capable de tout, et qu’il faut s’attendre à tout.
Frédéric Lordon