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    Harold Bernat : "Les cabinets de conseils, ces nouveaux parasites"

    Lien publiée le 18 septembre 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/harold-bernat-les-cabinets-de-conseils-ces-nouveaux-parasites

    Professeur agrégé de philosophie et auteur de plusieurs essais, Harold Bernat analyse dans une tribune le rapport des cabinets de conseils à l'État, à partir d'« Éloge du parasite » du penseur cynique Lucien de Samosate.

    TEXTE DE 2022

    Le parasite, l'insecte xylophage d'argent public, sait reconnaître la main nourricière et généreuse. C'est déjà un grand talent, celui de découvrir les ressources là où elles se trouvent. L'argent public, hors du contrôle de ceux à qui il pourrait être destiné si nous étions réellement en démocratie, est assurément une très belle ressource.

    Comment gagner beaucoup d'argent sans aucun savoir et sans trop d'effort ? Suivons les conseils de Lucien de Samosate (120-180) dans son Éloge du parasite et entrons dans la vie rêvée des cabinets de conseils. D'abord, nous explique Lucien dans son dialogue aussi cruel que comique, reconnaître la personne en mesure de vous nourrir. Ce peut être un particulier ou une entreprise. Une institution publique ? Un excellent choix.

    Le parasite, l'insecte xylophage d'argent public, sait reconnaître la main nourricière et généreuse. C'est déjà un grand talent, celui de découvrir les ressources là où elles se trouvent. L'argent public, hors du contrôle de ceux à qui il pourrait être destiné si nous étions réellement en démocratie, est assurément une très belle ressource. Les parasites en conseils et communication ne s'y trompent pas, ils savent prélever à la source. Un parasite de cabinet ne vit pas de peu. Le conseiller n'est pas le payeur, l'adage est vrai. Mais il peut se faire payer grassement en échange de quelques recommandations dont il n'aura pas à subir les effets. Le parasite en conseils a compris, comme Lucien en son temps, qu'il valait toujours mieux conseiller que faire.

    Autrement plus rentable, autrement moins risqué. Aucune responsabilité en cas d'échec : vous n'étiez pas obligé de le suivre après tout. Mais il conseille quoi et qui ? Le conseiller conseille sans qu'il soit besoin de déterminer un objet, un sujet, ne soyez pas si vulgaires. Préciser, c'est amoindrir la puissance de sa vision générale. Il conseille tout ce qui peut l'être. Cet Atlas du nouveau monde, expert en tout, est un homme universel là où ses semblables manquent cruellement de vision d'ensemble. Ce ne sont après tout que de simples exécutants. On reproche parfois aux parasites en conseils et communication de se payer sur la bête publique pour alléger la dette qu'ils créent. Pourquoi se priver ? Un feuillet à 200 euros, c'est une brochure sans valeur, un rapport de stage ; à 500 000 euros, cela devient une orientation stratégique décisive, une véritable expertise, un sommet de compétence, la fine fleur du conseil.

    Comme dans l'art contemporain, le prix fait la valeur. C'est nul mais c'est cher, cela ne doit pas être si nul finalement. En dessous de 20 000 euros, vous n'êtes pas pris au sérieux. Vous n'accédez pas au marché. Faire cracher le vide tranquillement car il n'y a que le vide pour cracher sans souffrance. Là encore, Lucien de Samosate est formel : « Personne n'ignore que les travailleurs sont presque toujours à la peine. (…) Le parasite, lui, est à la fête trente jours par mois. » Les professeurs sont à la peine ? Le parasite se gave avec un rapport sur la concurrence dans l'Éducation nationale à 500 000 euros. Les soignants sont éreintés ? Le parasite réorganise l'environnement de travail pour plusieurs millions d'euros ?

    La France n'a plus de stocks de masques et les retraités meurent par milliers dans des Ehpad ? Le parasite gère, avec des slides et des PDF, la stratégie de guerre contre le Covid, « la » Covid pour 20 000 euros de plus. Il y a quelque chose de dégradant dans le travail, le savoir-faire. Tout cela relève de la basse besogne en prise sur la matière. C'est même un peu sale. Comme le moraliste kantien, le parasite a les mains propres parce qu'il n'a pas de mains. Il flotte de conseils en conseils, de facturations d'orientation en émoluments forcément stratégiques au-dessus de la masse des gueux laborieux. Son métier est noble car détaché de la matière. Le conseil c'est que de l'esprit. Lucien de Samosate précise : « Dans les autres métiers, on peine, on sue, assis ou debout, on travaille comme des esclaves. Le parasite, lui, pratique son art couché comme un roi. » Vous le verrez dans des dîners, des réceptions, des cocktails. Il cultive son carnet d'adresses, son réseau. La pantoufle privée en public, publique mais en privé, n'augure pas de grandes souffrances. Prendre son pied dans le confort des renvois de courtoisie.

    Pour reprendre, toujours avec Lucien de Samosate, le mot d'Homère, le parasite en pantoufles ne plante ni ne sème de ses propres mains. Sa nourriture ne se laboure pas dans une besogne, elle se chiffre plutôt en centaines de milliers d'euros d'entregent et de bains de bouche pour mettre au travail les autres, à bonne distance. Télétravail, un must. Dire que le feuillet rendu par le parasite, copié d'un autre, est vide de sens, n'a pas grand intérêt. S'il était plein, nous n'aurions pas affaire à un parasitage en conseils mais au travail réel, celui que reconnaît le vulgaire, le besogneux, le travail méprisé. Ne comparons pas le talent des parasites en conseils aux métiers manuels, « ce serait en ravaler la dignité ».

    Que le couvreur charpentier travaille jusqu'à 65 ans en plein hiver est une idée noble pour soutenir la croissance. Nous n'avons pas besoin de le voir faire. Épargnez-nous ces détails fâcheux. Que le professeur de 70 ans qui a commencé à 30 ans, faute de place aux concours, soit maltraité dans ses classes n'est pas l'affaire du parasite. Il donne la direction générale, c'est une grande âme qui ne règle pas les détails pratiques. Évidemment, il faut que cette armée de conseillers parasites, sans travail réel, trouve dans l'air du temps de quoi s'alimenter – « parasite » est en effet formé de « sitein/siteisthai » s'alimenter et de « para » auprès de. Quittons Lucien le cynique, lui aussi vivait dans un Empire décadent, et revenons à ce qui fait la spécificité de l'époque : notre fascination pour l'expertise technocratique. Les parasites changent de costumes en fonction des époques.

    L'idéologie techno-managériale, mélange d'esbroufe, d'anglicismes, de graphiques douteux et d'ordres que les citoyens incompétents doivent recevoir sans broncher avec le bon QR code et l'attestation de sortie du jour autovalidée est l'idéologie de notre temps. C'est elle, pour reprendre la définition de Raymond Aron dans Les étapes de la pensée sociologique (1965) qui correspond au plus puissant « système d'interprétation du monde social et qui suggère les réformes à accomplir ». Les parasites en conseils sont la véritable réserve de cette idéologie fatale pour l'activité politique mais plus encore pour le travail réel. McKinsey et tous les autres ne sont pas la cause mais l'effet de cette idéologie mortifère qui consiste à donner une prime au parasite sur le savoir-faire. La formule « groupe d'experts » dans l'Éducation nationale, pour ne prendre que ce seul exemple parmi d'innombrables, est une très bonne illustration de l'extermination du travail d'enseignement. Les professeurs ne sont pas invités à ses agapes. Une pantalonnade quand on lit les recommandations chèrement payées – quand on peut les lire.

    La question de savoir comment reprendre le contrôle sur nos institutions publiques est solidaire d'une autre : comment se débarrasser des parasites et de leur monde ? La production de richesses sociales et économiques n'est pas le résultat du travail du parasite mais ce qui lui permet de vivre. Ne renversons pas les rôles. En ce sens, la comparaison avec l'entreprise est trompeuse dans la mesure où toutes les entreprises ne sont pas parasitaires, loin de là.

    La solution ne peut être que radicale et elle passe forcément par un véritable contrôle démocratique de ces boîtes de plus en plus noires. Cela ne se fera pas sans la refondation d'un nouveau pacte avec nos institutions. Qu'est-ce qu'une institution publique ? Qu'est-ce que la production de richesse sociale ? Qu'est-ce qu'une politique publique ? Qu'est-ce qu'un parasite dans l'État ? Tant que les métiers réellement producteurs de richesses sociales seront méprisés, remplacés par la « réactivité », « l'efficacité », « l'agilité employeur », mieux « la réactivité inclusive agile », le tout facturé des millions d'euros le feuillet sur le dos du contribuable, la France continuera de décliner.

    Renversons le rapport de force, dirigeons l'institution à partir des métiers, de la charpente, des poutres qui soutiennent la nation pas en nous appuyant sur des insectes xylophages improductifs qui finiront par tout pourrir de l'intérieur, ne laissant qu'un champ de ruines propice aux discours les plus démagogiques contre les élites. La question est têtue, quelles élites ? L'élite du parasitisme est aujourd'hui au pouvoir et elle joue contre la majorité des citoyens. Des institutions pluriséculaires sont en train d'être bouffées de l'intérieur par des parasites. Soutenons Tychiadès dans son opposition au parasite de Lucien : le nom de parasite est tout à fait déshonorant, qui plus est quand il prend la tête de l'État