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    Retour sur la condition ouvrière retraitée

    Lien publiée le 17 janvier 2025

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.contretemps.eu/retour-condition-ouvriere-retraitee/

    Dans son livre Jusqu’au bout : vieillir et résister dans le monde ouvrier (publié aux éditions La Découverte), le sociologue Nicolas Renahy présente les résultats d’une enquête inédite réalisée auprès d’une population invisibilisée dans la société française : les classes populaires retraitées.

    Immergé dans le groupe de la CGT retraité·es de Peugeot Sochaux Montbéliard grâce à Christian Corouge, OS[1] retraité, Nicolas Renahy nous révèle un quotidien fait de solidarités matérielles afin de faire face à la vieillesse et aux inégalités qui s’accroissent à la retraite. Loin de renier leurs idéaux, ils et elles battent le pavé et n’oublient rien de leurs combats passés formant un groupe dépassant le simple cadre syndical.

    Dans cet entretien, Nicolas Renahy et Christian Corouge reviennent sur l’histoire ouvrière de Peugeot Sochaux et ses luttes au regard des conditions de vie actuelles des retraité·es de cette usine, tout en esquissant des pistes de réflexions face à l’urgence sociale et politique.

    « Une fois à la retraite, il faut faire retour sur la condition ouvrière parce que la condition ouvrière, elle ne s’arrête pas au moment où on part en retraite. »

    Nicolas Renahy

    Contretemps – Le livre débute par votre rencontre, Christian Corouge et Nicolas Renahy. Vous évoquez ensuite des grands noms de la sociologie française comme ceux de Michel Pialoux et Stéphane Beaud pour leur livre Retour sur la condition ouvrière, et Pierre Bourdieu avec La misère du monde. Vous expliquez le rôle pivot de Christian dans ces différentes enquêtes sociologiques et la genèse de votre livre Jusqu’au bout. Pouvez-vous revenir tous les deux sur cette filiation sociologique et évoquer les liens avec votre histoire hors normes d’ouvrier syndicaliste à la chaîne ?

    Nicolas Renahy – En 1993, je suis étudiant à Paris 5 en maîtrise d’anthropologie sociale quand paraît La misère du monde, et je suis élève de Michel Pialoux. Dans son cours, il nous présente le bouquin, et le nôtre se raccroche un peu aujourd’hui à ce travail. Ça fait partie des premières publications de Michel Pialoux issues de son enquête à Peugeot, qui a commencé en 1984. Il rencontre Christian et il fait ses premiers séjours à Sochaux Montbéliard, puis à la fin des années 80 Stéphane Beaud arrive pendant la grève de 1989[2]. Ce tournant des années 90, c’est le moment où ces enquêtes donnent lieu à des premières publications dont, dans La misère du monde, un chapitre de Beaud et Pialoux que je trouve extraordinaire, qui ouvre la section « Déclins » et qui s’appelle « Permanents et temporaires ». Ce papier décrit une situation en se basant sur la réalité des ouvriers de l’époque et du renouvellement de génération étudié par les deux sociologues. Il dit beaucoup du monde aujourd’hui puisqu’il met le doigt sur un processus qui s’est très largement accentuée : les permanents, il y en a de moins en moins et les temporaires par contre, il y en a de plus en plus, bien au-delà du monde de l’automobile et de Peugeot. Voilà pour la filiation sociologique ; je te passe la parole Christian pour évoquer l’autre point de la question.

    Christian Corouge – C’est quand même particulier, il faut parler des groupes Medvedkine. Quand j’arrive à 18 ans à Montbéliard, je suis originaire de Cherbourg. J’arrive simplement parce que Peugeot recrutait dans les CET[3] à l‘époque, en disant « 16 km de la Suisse, 150 km de l’Italie et 80 km de l’Allemagne ». Je me dis « qu’est-ce que je vais voyager ! » En fait, on voyage jamais. On fout les pieds une fois en Suisse et après, vu le cours de la monnaie, on n’y va plus. L’histoire, elle est un peu comme ça. On est arrivé à être 10 000 jeunes travailleurs de moins de 25 ans à la même époque sur les chaînes de montage chez Peugeot. Les cinéastes Chris Marker, Bruno Muel, Godard, des gens qui avaient participé à la fondation du groupe Medvedkine de Besançon à la Rhodiaceta en 1967, nous demandent de raconter la grève dans les foyers de jeunes travailleurs et si on était intéressés pour écrire des scénarios communs. On jouerait les scènes avec des cinéastes professionnels et des techniciens du cinéma. On devient vite amis, et ce sont des amitiés qui durent encore maintenant. Et eux, dans ce centre d’action culturel qui avait été gagné par le comité d’entreprise, ils nous apprennent le cinéma, la façon de regarder une image, mais aussi la littérature. Ils amènent un certain nombre de livres, parce que dans ces provinces profondes, quand on travaille à l’usine… C’était la plus grande usine de France à cette époque-là, avec 43 000 salariés. On ne peut pas imaginer ce que c’est 43 000 salariés. C’est énorme ! Et donc, t’avais une bibliothèque où on n’avait pas un seul ouvrage de sociologie, ni d’histoire non plus, rien sur le travail à la chaîne. Y’avait rien. Ces cinéastes nous ont emmené un certain nombre de livres, de bouquins de sociologie pour commencer. Moi, ça m’a passionné mais on était tous militants aussi. C’était juste après 68. Je me suis syndiqué à la CGT trois jours après mon arrivée à l’usine. Et puis bon, on devient militant, gréviste, responsable syndical et à un moment donné, je décroche. Je ne voulais plus être le porte-parole des OS, des gens en chaîne. C’est trop compliqué de tout le temps être… Il faut quelqu’un pour les OS. Dans les ateliers, on est appelé comme représentant des OS, nationalement, on est appelé aussi pour représenter les OS [en tant que représentant de la CGT lors de négociations avec le groupe PSA]… J’en ai eu marre de jouer ce jeu-là. Je pensais que j’étais quelqu’un d’autre. Je suis parti six mois à Annecy et après j’ai rencontré Michel Pialoux qui faisait de la sociologie, qui avait beaucoup travaillé sur Amiens, sur les ouvriers intérimaires chez les marchands de pneus. On s’est mis d’accord. Michel et moi, on a travaillé ensemble très longtemps[4]. Après Stéphane Beaud est venu nous rejoindre et maintenant Nicolas Renahy. C’est toute une logique.

    Être OS, être ouvrier, ça ne veut pas dire oublier qu’on est un humain. Ça ne veut pas dire qu’on n’a pas un cerveau. Ça veut dire que quelque part y’a l’usure du travail, les horaires de travail, les positions, les postures. Si je vous dis qu’on faisait 15 kilomètres par jour autour des bagnoles, tous les jours, tous les jours, tous les jours, on comprend pourquoi les gens ont mal aux jambes, mal aux genoux, mal au dos, etc. Ce sont des usures du corps en tant que tel. En même temps, le cerveau, il est peut-être moins atteint, le mien, tout au moins et j’étais obligé d’avoir un rapport à ces gens qu’étaient pas très éloignés de nous. Faut se rappeler une époque où quand même les intellectuels étaient beaucoup moins éloignés que maintenant de la classe ouvrière. Ils étaient moins indifférents, ils étaient pas… comment dire, en train de se raconter des conneries à deux balles et ils allaient directement au charbon pour rencontrer justement des gens pour changer la société ensemble. Et donc toutes ces années-là où j’ai rencontré ces sociologues, elles m’ont fait progresser. Peut-être que je leur ai apporté quelque chose, je ne suis pas sûr, j’étais bien désorienté plutôt.

    Mon parcours est atypique, j’ai commencé à 17 ans et demi à l’usine, j’en suis sorti, j’avais 60 ans. Voilà. Avec des vies de famille hachées mais en même temps, cette rencontre pour moi est essentielle. Je serais sûrement devenu un beauf, un vieux con en train de regarder BFM si jamais j’avais pas connu tous ces gens-là, si j’avais pas milité de cette façon-là, si j’avais pas créé autour de moi un réseau différent de copains et de copines qui travaillaient avec moi pour retoucher les bagnoles. Parce que ce qui est important, c’est cette solidarité qui a tendance à être minimisée, à disparaître de la mémoire collective. Mais elle existe. On était tous retoucheurs à la fin de notre vie professionnelle. Y’a des mécanos, des électriciens, des carrossiers, des peintres. Donc, quand nous ou nos copains on tombe en panne, on ne va quand même pas les envoyer chez un concessionnaire ! On peut pas dire qu’on fait du black, puisque c’est gratuit, mais on répare leurs bagnoles. C’est normal. Comme les gens qui perdent leurs époux, leurs épouses, ceux qui deviennent aveugles, ceux qui deviennent handicapés, on va faire leurs courses, les ranger, parce que ça nous paraît normal, ça va dans le sens de la solidarité ouvrière qui a pu exister. On l’a partagée à travers des mois de grève, je dis des mois parce que c’est pas des jours de grève. 1989, c’est sept semaines de grève. 1981, c’est trois semaines ! On n’a peut-être pas passé la moitié de notre temps en grève mais une bonne partie avec des avertissements, des jours de mise à pied, des sanctions ! C’est comme ça la vie d’ouvrier à l’époque et c’est bien que ces intellectuels qui reviennent travailler sur le terrain, n’oublient pas d’en parler. À l’heure actuelle, avec Olivier Azam des Mutins de Pangée, on vient de terminer un court-métrage sur l’immigration dans le pays de Montbéliard. Y’a des Turcs, des Soudanais, des Afghans, des Yougoslaves, des Marocains, des Algériens, des Espagnols qu’habituellement on ne voit pas, tout ça sur un fond de racisme évident avec la montée du RN. Souvent dans les médias, on dit que les ouvriers votent en majorité Front National, mais c’est pas vrai. La majorité des ouvriers ne vont même pas voter. C’est déjà la première réalité et dans ceux qui vont voter, y’en a 30 ou 32 % qui votent RN. C’est pas du tout majoritaire. Faut plutôt se poser la question du côté de la gauche. Comment se fait-il qu’il y ait autant de gens qui n’aillent plus voter au premier tour et pas le contraire ? Ça les arrange peut-être ces beaufs de dire ça mais moi, ça m’arrange pas. Mes potes, ils sont pas au Front National. Ils sont loin du Front National.

    Contretemps – Peut-être qu’on peut revenir sur l’usure des corps ouvriers ? Vous parlez de ce mal de jambes, de ce mal de corps aussi dans les films Weekend à Sochaux et Avec le sang des autres réalisés avec le groupe Medvedkine. Au moment de la diffusion, quels impacts ça a eu auprès du monde ouvrier et plus largement ?

    Nicolas Renahy – Il faut essayer de se remettre dans le contexte de l’époque, avec le poids central du Parti Communiste. Christian, tu complèteras parce que c’est toi qui m’as appris tout ça. Tu m’as dit avec tes mots la force de ce parti communiste et de l’image de l’homme ouvrier vainqueur qu’il faut donner. Quand tu parles de tes mains d’OS abîmées, tu casses le mythe et d’un coup, tu rends le monde ouvrier beaucoup plus accessible pour les ouvriers eux-mêmes, et des collègues peuvent se retrouver dans ce que tu dis. C’est ce point-là qui est super important. L’anecdote des mains, c’est le propos qu’a eu Christian dans Avec le sang des autres, qui est très connu et qui a été très diffusé. Mais au-delà, c’est le regard de Bruno Muel et des groupes Medvedkine dans leur ensemble, qui était d’offrir un point de vue plus réaliste, et surtout dans lequel les ouvrières et les ouvriers puissent se retrouver et aient quelque chose à dire, puissent être producteurs de l’image qu’ils donnaient.

    Christian Corouge – Le souci des groupes Medvedkine, Nicolas le rappelle bien, c’était ça. Quand Muel rencontre pour la première fois Paganelli – qui était maire d’Audincourt, une grande ville ouvrière à côté de Montbéliard, de Sochaux, conseiller général communiste du PC -, ils sont invités pour prendre l’apéritif et Paganelli dit carrément à Bruno Muel : « Pourquoi tu t’emmerdes à aller filmer des ouvriers alors que moi, je suis leur représentant ? » Tout le débat est là. À un moment donné, y’avait 15 000 OS sur des chaînes chez Peugeot, et des ouvriers professionnels ou techniciens souvent membres du PC qui dirigeaient le syndicat, mais aussi le PC. Nous, on se sentait à l’étroit, y’avait eu 68, ça collait pas. On a eu une enfance souvent familiale avec le PC, donc on n’est pas des traîtres à quoi que ce soit. Sauf qu’on n’a plus envie d’écouter ces discours qui nous disent : « Tout va bien. La classe ouvrière ira au paradis. Le poing levé, on va gagner ! » Et puis s’en ramasser plein la gueule et être en chaîne… alors que ces dirigeants ne sont surtout pas en chaîne. C’est un peu le problème quand même. On a eu envie de casser cette image et de devenir majoritaire au syndicat, et c’est ce qu’on a fait ! Alors, les groupes Medvedkine bien sûr, ils apprennent aux jeunes ouvriers à prendre la parole, parce que c’est pas simple de prendre la parole comme ça. On croit que c’est simple, pour des gens qui sont en fac peut-être ou qu’ont pratiqué du théâtre. On sort des CET à 17 ans et demi. C’est pas simple de s’adresser à 1500, 2000 personnes. Faut avoir des billes. C’est donc tout cet apprentissage-là, plus la lecture, plus les rencontres avec les chanteurs, Colette Magny etc. qui forment notre jeunesse, notre patrimoine et notre culture. Après, y’a ceux qui s’en détachent un peu, qui quittent l’usine, et y’a ceux qui restent, mais l’expérience du groupe Medvekine a été déterminante pour tous. On est tous devenus différents. Mon ex-femme a écrit un livre aussi[5]. Y’a des choses qui sont restées à l’intérieur de nous. Jamais on ne nous fera oublier ça. Seule la culture, à un moment donné, l’apprentissage est capable de lutter contre les mecs du Front National, du Rassemblement National, contre toutes ces thèses fascistes. Je crois que c’est l’éducation même des jeunes ouvriers, qu’ils soient en intérim ou auto-entrepreneur, c’est vraiment là que ça se joue. Et si on fait pas le boulot pour aller les voir, on finira dans le bringue.

    Nicolas Renahy – Quand Christian arrive en 1968 à l’usine avec ces 15 000 OS, le contexte, c’est pas seulement le PC, c’est aussi une logique de recrutement de la grande industrie automobile beaucoup plus globale. Nicolas Hatzfeld raconte[6] qu’en 1970 l’école professionnelle de Peugeot ferme. C’est un moment central. Peugeot ne veut plus faire des bagnoles de qualité, avoir des ouvriers qualifiés, formés par la boite elle-même. Elle veut rentrer dans une production de masse. On ferme l’école professionnelle et on ouvre les vannes. On recrute dans toute la France, dans les quatre coins de la France, au Maghreb, en Turquie, etc. Tous ces OS arrivent. On parle beaucoup des hommes immigrés maghrébins ou de l’intérieur, comme Christian qui venait de Cherbourg, mais y’a aussi toutes les jeunes femmes du coin. Tu parlais de ta première femme Dominique. C’est une fille de contremaître. Y’a des enfants d’ouvriers. Y’a notamment, dans le bouquin, le personnage de Viviane qui est une fille d’ouvrier militant cégétiste, qui dès qu’elle arrive, milite. Et ça va être très important car cette contre-élite ouvrière, elle émerge aussi du côté féminin. Elle va féminiser la lutte ouvrière. Ça va pas être simple. Comme dit Christian : « mettre une femme déléguée, c’est enlever un mec ». Mais en étant OS, même pour militer, il faut gagner sa place. C’est pour ça que dans le bouquin je parle d’une contre-élite ouvrière, notamment par rapport à cette histoire du groupe Medvedkine.

    Contretemps – Oui, dans Retour sur la condition ouvrière, Beaud et Pialoux parlent de « transfuge ouvrier » via le militantisme et le syndicalisme. Comment voyez-vous votre pratique syndicale et comment envisagez-vous sa transmission aux plus jeunes ? 

    Christian Corouge – C’est une question difficile. C’était Francine Muel[7] qui m’avait dit une fois – on parlait des établis comme [Nicolas] Hatzfeld, comme [Yves] Cohen, qui sont venus s’installer dans les usines après 68 – et Francine me faisait remarquer « mais toi, est-ce que t’es pas un espèce d’établi, quelque part ? » Ça m’a beaucoup perturbé parce que je détonnais dans le groupe ouvrier, dans le secteur où j’étais, mais ça perturbait autant la direction de me savoir là. J’étais demandeur de culture, de liberté, de faire les bagnoles autrement, d’inventer des systèmes de production hors chaîne, je voulais qu’on ne soit pas condamné à serrer le même boulon, qu’on fasse des bagnoles qui durent trente ans plutôt que cinq ou six ans. C’était des vrais débats qui se posaient il y a trente ans. Maintenant on arrive à une autre situation. Donc, il y a une incompréhension syndicale. La transmission, elle n’est jamais simple. Il ne faut jamais accepter la parole du permanent syndical en tant que telle. Faut toujours le contester. Ça l’oblige à avoir des armes aussi pour nous convaincre et il a beaucoup de difficultés des fois. S’il est mauvais, il est mauvais. Faut le virer. On ne va pas garder les mêmes jusqu’à la retraite et jusqu’à leur mort en leur donnant des médailles ! La CGT aussi, c’est ça. Ça veut dire qu’à un moment donné être syndiqué, pour moi comme pour plein de mes vieux copains, c’est être différent. Quand on prend une carte syndicale, on doit évoluer différemment. C’est pas une assurance, c’est pas une caisse de mutuelle le syndicalisme ! C’est un outil pour transformer la société. Ça nous oblige à avoir une démarche collective avec le groupe et individuelle par le choix de ses lectures, de ses connaissances, de ses apprentissages, de la rencontre avec d’autres populations. C’est ça en permanence. Si on n’a pas ça, ça vaut pas le coup d’être syndiqué. Et ça, c’est important dans la formation et dans la transmission. Quand je vois les jeunes qui sont de la troisième génération [d’immigrés], qu’on a interviewés avec Olivier, qui nous disent « français… euh oui » et « tes enfants ? – euh… oui, français » avec toujours cette hésitation, on voit bien que c’est jamais facile d’un côté ou de l’autre. Pourtant, c’est nos propres copains, c’est nos amis. Comment ça se fait que ce groupe ouvrier qui était quand même un peu uni, ou tout au moins d’accord sur certaines choses, finisse par se fracasser lamentablement ? On pourrait aussi parler des médias, de Bolloré. Parler de toute cette mise en condition intellectuelle de ces ouvriers quand ils arrivent à la retraite fatigués. Y’a le choix, soit continuer avec sa bande de copains, ou sinon, s’écrouler dans un fauteuil en faisant du jardin en plantant deux poireaux en espérant qu’il n’y ait pas de ver de poireaux pour pas qu’ils crèvent ! Parce que c’est ça la réalité et on n’a pas envie de ça. Nous, on a envie d’être ailleurs, complètement.

    Contretemps – Justement, à la lecture du livre, on comprend que le groupe de la CGT retraité·es de Sochaux est quand même à part. C’est-à-dire que la norme sociale veut que quand on arrive à la retraite, on arrête le militantisme et on va planter des poireaux. Sauf qu’on voit ici le contraire, que le groupe syndical est aussi un groupe amical où on prend soin les uns des autres et où on introduit aussi de nouvelles personnes.

    Nicolas Renahy – Disons que c’était la règle. Ceci dit, je pense effectivement que ce qui se passe avec la CGT de Sochaux Montbéliard est assez exceptionnel, c’est lié à la chute de l’usine. On dit que c’était la plus grande usine de France. C’était vrai jusqu’en 2013, il y a dix ans. Michel Pialoux et Stéphane Beaud ont analysé, ont observé ce déclin de la classe ouvrière en même temps que le maintien de la condition ouvrière mais jusqu’en 2013, c’est la plus grande usine de France. Depuis, ça a perdu, on est à combien ?

    Christian Corouge – 3000 ouvriers pour 5500 salariés.

    Nicolas Renahy – Donc si les anciens n’ont pas ce devoir de continuer la lutte, il n’y a plus rien. On ne l’a pas évoqué parce que c’est pas le sujet, mais tu pourrais en parler : les conditions de travail aujourd’hui, la distance qu’il y a sur les chaînes entre les ouvriers ou les ouvrières, le fait qu’il y ait des vigiles qui sont là pour fouiller les sacs à l’entrée des ouvriers qui rentrent et qui sortent… Il y a eu un petit reportage sur France 3 Franche-Comté où ils interviewaient des ouvriers qui débauchaient pour savoir ce qu’ils pensaient de la mobilisation contre la réforme des retraites, et on voyait bien les conditions de travail. Des conditions de travail qui sont celles du monde ouvrier d’aujourd’hui, qui représente toujours 20 % des actifs mais qui est l’antithèse de ce que fut Peugeot Sochaux avec ses 44000 salariés.

    Christian Corouge – En même temps, on ne peut pas détacher ce groupe d’ouvriers des réalités de la politique française. L’affaiblissement du groupe ouvrier… C’était plus facile pour nous. Je ne vais pas excuser les jeunes de moins se battre, parce qu’ils se battent d’une façon très différente, mais c’est quand même plus facile d’avoir un patron comme Peugeot plutôt que d’avoir le camarade PDG de Stellantis qui gagne 100 000 euros par jour. On ne peut pas imaginer ces sommes qui fracassent. 100 000 euros par jour, samedi et dimanche, avec la carte bancaire, plus la voiture de fonction. Il n’a rien à payer ce mec ! 100 000 euros par jour et pendant ce temps-là, le mec en chaîne il gagne 1300 euros, 1400 euros ! Faut arrêter les délires. C’est toutes ces choses-là qui ne sont pas dites. Et ce bouquin est d’actualité parce que quand on parle des retraités, quand on leur dit qu’on ne va pas augmenter leurs pensions parce que c’est des nantis, parce qu’ils sont quand même privilégiés etc. Mais quelqu’un qui a tapé 40 ans en chaîne, il part avec une retraite de 1300 euros. C’est quand même pas miraculeux. C’est pas avec ça qu’il va se payer un voyage autour de la terre ! Il va pas monter dans la fusée pour aller voir la lune ! En plus, y’a les aspects médicaux des choses parce que non seulement, y’a le problème financier, mais y’a le problème médical qui se pose. Le vieillissement dans les corps, il est inégal, comme les moyens de se soigner… Plus de médecin traitant, des hôpitaux bas de gamme avec des médecins, on ne sait pas trop s’ils sont présents ou pas… Alors qu’est-ce qu’on devient ? Ces populations ouvrières, qu’est-ce qu’elles deviennent ? C’est ça les retraités nantis ? Dans les médias, on n’entend qu’un seul discours : les retraités ont des ronds ! Bien sûr, ils en ont un peu mais ça veut pas dire qu’ils ont tous un bas de laine ! La réalité, c’est 1300 euros et on fait avec. Et il faut devenir veuf et avoir les pensions de reversion pour pouvoir vivre dignement. On ne peut pas s’imaginer d’en arriver à ce point-là dans une société où soi-disant tout nous a été donné. On entend des Moscovici, des Hollande revenir sur le terrain, des Hidalgo, etc.  C’est pas ma gauche. J’ai rien de commun avec ces gens-là. Y’a aucune solidarité. Y’a pas d’humanisme là-dedans. Y’a aucune amitié. Y’a aucun intérêt commun. Peut-être qu’ils ont fait beaucoup plus d’études, peut-être qu’ils connaissent mieux la situation économique, qu’ils savent comment négocier avec les banques, mais je m’en fous ! Je préfère mes copains allemands qui se battent contre les fermetures de leur site plutôt que ces gens-là. Y’en a marre de tourner en rond, tout le temps, tout le temps, tout le temps rabâchant toujours les mêmes choses sur les chaînes d’information alors que les gens souffrent et sont souvent solidaires, très humanistes et veulent une société différente.

    Nicolas Renahy – L’enquête a commencé en décembre 2019. J’étais parti pour enquêter avec Christian sur autre chose. J’étais chez lui, je dormais chez lui. À l’époque c’était Édouard Philippe qui était Premier ministre, qui voulait déjà réformer les retraites.  C’est depuis au moins le début des années 2000 qu’il y a eu des manifestations partout en France sur le sujet, et aucune écoute politique. Et je me suis retrouvé embringué dans ce groupe de militants, à aller en manif quand j’étais sur place, en les accompagnant, avec un discours médiatique et politique hostile ; et y compris un discours syndical pas simple, parce que les syndicats sont obligés de reprendre la vulgate gestionnaire qui est en place où on ne parle plus des ouvrières et des ouvriers. On parle des carrières longues, on parle de la pénibilité. Toutes ces questions de fric pour savoir qui a droit à quoi dans un contexte où on veut tout rogner. Moi, j’avais sous les yeux des personnes qui étaient toujours des ouvrières et des ouvriers. C’est pas parce qu’ils ne sont plus actifs qu’ils ne sont pas encore marqués dans leurs corps par les années en usine, qu’ils n’ont pas une camaraderie de copains, de copines, et qu’ils n’ont pas toujours, pour un certain nombre, cette foi en un avenir meilleur, et surtout cette volonté de transmettre sur la question de la réforme des retraites. J’ai toujours en tête Lili avec ses deux filles qui était là à toutes les manifs. C’est une dame de 87 ans qui a un emphysème. Avec son état de santé, elle sort à chaque fois pour faire les manifs parce qu’elle ne supporte pas de voir ce qu’est en train de devenir la société française, en pensant à ses petites filles par rapport à ce dont elle a bénéficié, elle et sa génération. Petit à petit, on en a parlé régulièrement avec Christian, l’objet de l’enquête a changé. On s’est rendu compte qu’y avait un sujet. Quelque part, c’est refaire le geste du Retour sur la condition ouvrière. Une fois à la retraite, il faut faire retour sur la condition ouvrière parce que la condition ouvrière, elle ne s’arrête pas au moment où on part en retraite.

    Contretemps – On saisit bien en vous écoutant les difficultés auxquelles fait face le groupe ouvrier. Se pose alors la question des alliances entre les classes populaires et la petite bourgeoisie et la bourgeoisie progressiste, dont vous parlez dans votre livre.

    Nicolas Renahy – Pour répondre à cette question, je vais parler d’une de mes précédentes enquêtes, Les gars du coin[8]. J’avais été saisi par ce que j’appelais à l’époque les encadrants de la classe ouvrière. C’est à dire ceux qui étaient présidents du club de foot, ceux qui étaient entraîneurs, ceux qui s’occupaient de la chorale dans le village ouvrier dans lequel j’enquêtais. Ils étaient tous issus du monde ouvrier et étaient devenus profs, éducateurs, kinés… ; des professions intermédiaires, ce qu’on peut appeler petite bourgeoisie quand on raisonne en termes de domination sociale. Mais ils avaient une histoire avec ce monde ouvrier. Ils lui restaient fidèles dans le sens où ils faisaient construire leurs baraques dans le coin et ils se mariaient parfois avec une fille du coin. Et puis, ils s’impliquaient localement. Avec l’évolution des générations et le phénomène d’urbanisation continue, les enseignants notamment ont changé. Beaucoup moins d’enfants du peuple ont émergé[9]. Il y a beaucoup plus de reproduction sociale, et aussi un rapport aux classes populaires qui a changé. Ça, c’est pour répondre de manière sociologique avant de répondre de manière politique. Il me semble que la question des rapports interclassistes est un vrai enjeu aujourd’hui, que j’évoque en conclusion, un peu en provoquant volontairement. Si la bourgeoisie progressiste oublie que tout progrès social est venu avec la lutte menée aux côtés des classes populaires, à ce moment-là, elle ne défend que ses intérêts propres. Autre élément de réponse, quand on regarde l’évolution du personnel politique au niveau national, c’est catastrophique. Il y a eu un tout petit appel d’air avec les premiers députés de LFI, Rachel Kéké et quelques autres en 2017, mais même si c’est LFI, il y a eu un effet d’appareil. Plein de jeunes militants des cités ont été mis de côté. C’est un problème de représentation politique. Et la classe ouvrière en tant que groupe revendiqué chez les actifs n’existe plus vraiment, étant donné la configuration actuelle du monde ouvrier. Si le groupe des ouvriers ne baisse pas plus que ça, c’est parce qu’il se renouvelle du côté des équipementiers et surtout de la logistique. La logistique, la figure type, c’est Amazon. C’est quelqu’un qui arrive dans une boite le matin, il ne croise quasiment personne, toute la journée, il a son pistolet scanner et il va être fiché puisque chaque geste qu’il fait renvoie à la commande qu’il est en train de préparer, et il ne voit quasiment personne. il y a eu plusieurs thèses qui ont été faite ces dernières années sur ce type de travail[10]. De fait, la classe ouvrière n’existe plus et c’est tout le problème des syndicats d’arriver à mobiliser en interne. Le seul élément de réponse que je peux essayer donner dans le monde du travail, c’est les solidarités inter-catégorielles, entre catégories de personnels, mais la réponse la plus évidente pour moi, elle est du côté politique, ce que j’évoquais tout à l’heure. Les partis de gauche depuis des années ne recrutent plus, se détournent complètement de tous ceux qui font le peuple aujourd’hui, les femmes de ménage, toutes ces catégories qui se mobilisent ponctuellement. En ce moment, il y a une mobilisation des ouvrières et des ouvriers de Cholet suite au plan de licenciements de Michelin. C’est là que les militants de gauche doivent aller et ouvrir la porte de leurs partis. Le traitement médiatique de Philippe Poutou par exemple, est hallucinant. Le mépris de classe qu’il a subi en 2017 ou lors de la première élection présidentielle, la manière dont il est traité dans les médias[11] et déconsidéré par les partis de gauche, sont sidérants.

    Christian Corouge – Nicolas aborde bien le problème. C’est très compliqué quand on est ouvrier et qu’on a essayé d’emmener ses gosses vers les études, de les voir… Comment ils vont prendre leurs histoires familiales ? C’est toujours autant de questions. En plus, ils s’éloignent. Moi, je vois mes enfants qui ne sont pas à proximité. Ils ont leur propre vie. Ils n’oublient rien, mais ils n’en parlent pas. Les petits-enfants par contre en parlent. Ça saute une génération. C’est pas la honte, mais en même temps ils évitent de parler des choses qui fâchent par rapport à nos choix politiques, par rapport à nos engagements. Moi, j’ai été exclu du PC en 1974 pour avoir loué un théâtre pour passer Septembre chilien, un film de Bruno Muel sur le coup d’état au Chili. Marchais avait considéré que c’était un film trotskiste, donc il a refusé de le diffuser. On se retrouve propriétaire d’un film qu’on ne pouvait pas voir. On décide de louer un théâtre, le théâtre de Montbéliard. On se fait exclure pour non-respect du centralisme démocratique, comme toujours ! Ça fait mal sur le coup… mais c’est plutôt une fierté d’avoir été exclu pour avoir loué un théâtre. Après, je n’ai jamais repris de carte à un parti politique. J’ai eu des amis, je continue à avoir des amis aux insoumis, même au PC. C’est à travers les conflits qu’on voit des gens apparaître et qu’on traverse des choses avec. C’est pas parce que leur parti se conduit mal… Roussel qui veut à tout prix réindustrialiser, dans la bouche de Roussel, ça me fait toujours un peu peur. Est-ce qu’il veut envoyer nos petits-enfants sur des chaînes de montage ? Comment il veut procéder ? Qu’est-ce qu’il met dans la valeur travail ? Quelles conditions de travail il y a derrière les contrats ? C’est toutes ces choses-là qu’il faut évoquer, et qu’il évite d’aborder. Y’a des désaccords et en même temps, je ne dirais pas de l’espoir, mais quand même d’avoir un Mélenchon qui arrive à 22 %, le lendemain quand on rentre dans l’usine, on sent une espèce de fierté. Mais ça ne résout pas le problème de fond, à savoir à quel moment ces gens politiques vont-ils lire de la sociologie ? Devenir un peu moins cons ? S’ouvrir, accepter les différences et accepter les débats sans parler aussitôt de gestion municipale, de gros trucs et de grands travaux qu’on ne peut pas comprendre ? On ne trouve pas à l’heure actuelle le cadre formel pour le faire, mais il faudra bien que ça débouche.

    Contretemps – Il y a tout un chapitre consacré aux femmes et ce qui est intéressant, c’est de voir que vous vous êtes battus longtemps pour avoir des femmes dans le syndicat mais si il n’y a pas une volonté propre, si c’est pas imposé, ça disparaît.

    Christian Corouge – Quand j’avais 20 ans, j’étais délégué du personnel en garniture qui était composé de 300 jeunes femmes et 300 jeunes hommes. J’étais délégué chez les hommes. En bas, on montait les sièges et les femmes cousaient les tissus de siège des 404, des 504, toutes ces grosses merdes qu’on a pu bâtir dans notre vie. Et y’a une nana qui descend et qui me dit : « je suis enceinte. Qu’est-ce que tu peux faire en tant que délégué CGT ? » C’est une catastrophe parce que t’as pas de réponse. Le PC à l’époque parlait peu de l’avortement. La CGT n’en parlait pas non plus. Je vais chez moi, j’en parle à mon épouse. Elle me dit « faut construire le MLAC[12]. Faut trouver des infirmières à Montbéliard. » Et c’est comme ça qu’on s’est mis comme jeunes hommes à construire le MLAC à Montbéliard parce que ça nous semblait évident que ces problèmes qu’on disait de société, étaient des problèmes malheureux systématiquement pour les ouvrières et les ouvriers. Pourtant dans les témoignages, en faisant ce bouquin avec Nicolas, on s’est aperçu que nombreuses ont été les jeunes femmes qui ont été chassées de chez elles par leurs parents parce qu’elles avaient eu une grossesse. On ne le raconte jamais mais c’est pas vieux, c’est les années 70, merde ! On voit bien qu’il faut faire évoluer des choses dans le temps. Mais si les militants hommes ou femmes n’empoignent pas les problèmes, c’est pas forcément les dirigeants qui le feront.

    Nicolas Renahy – C’est un combat permanent. C’est ce dont vous vous êtes rendus compte dans les années 80. Les ouvrières militantes ont été très importantes, notamment pendant la grève de 1989. Elles allaient provoquer les mecs non-grévistes. C’était une génération, elles avaient la quarantaine. Les enfants commençaient à être élevés. Les divorces étaient faits. Elles étaient prêtes pour la mobilisation. Elles avaient la carrure pour se mobiliser.

    Contretemps – D’ailleurs, une des femmes dans votre livre dit qu’elle regrette ne pas avoir milité plus tôt.

    Nicolas Renahy – Oui, c’est le grand regret de Christiane de ne pas avoir milité plus tôt, mais ça montre aussi par contrecoup la force des mouvements sociaux et de l’effervescence collective qui va créer quelque chose qui se pérennise. Ça a déjà été dit et écrit. Dans les mobilisations, y’a toujours une incertitude forte. On ne sait pas si le lendemain, quand il y a eu le week-end, quand on retourne au piquet de grève, ça va continuer. Et en même temps, de jour en jour, ça continue, ça dure sept semaines, il y a un truc énorme qui se passe. Sur le site de la CGT retraités Peugeot Sochaux, il y a le film que vous avez fait[13], qui retrace avec des vidéos amateurs et des journaux de l’époque la mobilisation. Et y’a la fête à la fin. C’est fantastique, on voit la force de la mobilisation. Évidemment ce bouquin sur les retraités hommes et femmes pose la question de la transmission et la question de la situation actuelle. Et ce qui est très chouette dans l’histoire de l’enquête, avec les jeunes du syndicat – les jeunes, c’est les quarantenaires – c’est qu’on les voit changer au fur et à mesure de la mobilisation. On les voit prendre confiance en eux. Personne n’était dupe : on manifestait mais on savait qu’on allait perdre. Mais par exemple, Aurore, quand elle arrive en manif, elle revoit des copines du collège ou de son enfance, elle voit des filles de la chaîne qu’elle n’avait jamais vu au syndicat et dans les manifs. Et elle prend conscience de sa place. Elle prend conscience de sa force et depuis elle prend la parole. Et ça, c’est aussi l’effet de l’effervescence collective et des mouvements sociaux.

    Contretemps – Cet axe de la lutte, cet axe syndical qui crée cette effervescence collective est très important dans le livre, mais je voudrais revenir sur cette idée de soin et de bricole qui dépasse le cadre syndical. Vous vous retrouvez pour faire quoi en dehors de la lutte ?

    Christian Corouge – Pour réparer les bagnoles des copains et des copines qui n’ont pas de fric. Mais on ne répare pas la voiture de n’importe qui. Qu’il soit d’origine immigrée ou non, peu importe, il a fait grève, il a débrayé, donc on l’aide. Si jamais il fait rien parce qu’il accepte les mauvaises conditions, qu’il fayote à aller bosser le samedi et le dimanche, il peut aller au garage ! C’est des choses qui se comprennent. On va pas obliger des mecs de soixante-dix ans à se coucher sous des bagnoles pour un con qui va casser une grève quelque part ou pour un chef d’équipe qui va nous insulter le lendemain. C’est des choses comme ça qui se vivent. Je suis parti en retraite en 2011. Les jours de départ en retraite, y’a toujours une collecte qui est faite. On fait des quêtes dans les églises, on fait des collectes dans les usines. Et la première question que posaient les mecs « Est-ce qu’il a fait grève en 89 ? Non, bah, il peut crever. » Je suis parti en retraite avec ces copains qui étaient encore comme ça, parce que ça marque, ces conflits sociaux. C’est le plus marquant, premièrement comme formation militante comme vient d’en parler Nicolas, mais aussi dans les accès d’amitié et de camaraderie qu’il peut y avoir. On grandit parce que les échanges ne sont pas forcément que matériels. Y’a la solidarité qui joue au niveau du fric mais y’a aussi au niveau des idées, de ce qu’il faut lire ou pas lire, les idées qui circulent, etc. Et là, ça a été abondant pendant ces 7 semaines de grève [de 1989]. Après, là où c’est compliqué, c’est les pinailles[14]. Comment on fait quand on est dans une usine qui monte 2000 bagnoles par jour quand on est en panne de démarreur ? Est-ce qu’on va aller vraiment chez un marchand de pièces de bagnole alors qu’il y en a des conteneurs complets ? On va essayer d’en piquer un. Ça me paraît complètement humain. C’est comme Jésus sur la croix, s’il avait pu piquer le troisième clou, il l’aurait piqué, comme ça il serait tombé. C’est des trucs comme ça tout le temps dans les usines : comment on peut se réapproprier à un moment donné ce qui semble nous appartenir, enfin, pas qui nous semble, qui nous appartient quelque part ! Et les patrons, c’est pas les derniers à se servir. J’ai connu des directeurs qui sortaient des bagnoles, qui achetaient des bagnoles toutes simples et qui les faisaient transformer par des mecs pour avoir des sièges en cuir. Ils revendaient leurs bagnoles deux briques de plus que le prix réel, à l’époque. C’étaient des cadres, c’était pas les OS. Les OS, ils ne peuvent pas avoir accès à ça. Faut être ouvrier professionnel pour pouvoir commencer à avoir accès aux pièces détachées. Donc oui, les pinailles, les magouilles, on peut sortir des trucs, avec la complicité de tout le monde, faut pas non plus l’ignorer. Pourtant c’est de la solidarité qui existe en permanence dans le non-dit, dans l’œil bienveillant parfois de certains cadres aussi qui sont pas non plus en dehors du truc. C’est la vie normale tout simplement avec ce que ça comporte comme travers, comme contradiction. Y’a d’un côté le règlement intérieur et après, y’a ce dont on a besoin pour partir en vacances. Les cadres, c’était les premiers à venir nous voir pour changer leurs essuie-glaces ou pour faire leur vidange. Faut pas rêver non plus. Ils grattent, ils grattent même plus que les prolos.

    Nicolas Renahy – Sur la pinaille, ce que je peux ajouter, c’est que quand on est salarié, on passe beaucoup de temps dans une entreprise, dans une administration. On s’y implique et y’a pas de raison que ce soit que le chef qui demande de changer ses fauteuils en tissu pour les mettre en cuir. C’est une question d’appropriation de son outil de travail pour soi-même, une implication aussi. C’est-à-dire que si on pinaille, c’est une manière, enfin, c’était une manière de bien apprendre à travailler. C’est ce que raconte Damien en entretien. Il est en fonderie. Il fait des pièces en série et quand il veut faire une épée de Conan le barbare, les vieux lui apprennent à faire des alliages parce qu’il faut allier différents métaux. C’est là qu’il apprend le vrai métier, ce que la production en série ne lui apprend pas. C’est une application qui fait le métier, qui fait qu’on est fier d’être ouvrier, qu’on est fier d’être dans sa boutique, qu’on est fier aussi de faire du bon boulot. Tu évoquais tout à l’heure les « putains de 504 », parce qu’avant t’avais l’impression de faire du meilleur boulot. Aujourd’hui, Peugeot, enfin Stellantis, c’est l’exemple inverse. Il y a plein d’associations de consommateurs qui se sont créées parce que les bagnoles sont dégueulasses. Au bout de quelques dizaines de milliers de km, les clients ont des problèmes. Tu me racontais l’autre jour que la tôle qui fait le bas de caisse, ils ont raccourci au maximum sa dimension pour gagner quelques centimes d’euro. Au final, ça pose un problème aux monteurs qui n’ont plus assez de marge pour poser leurs vis. On arrive à des trucs complètement aberrants pour gagner quelques centimes d’euro. Mais gagner pour qui ? C’est plus la boite, c’est plus la boutique, c’est plus ses salariés, c’est même plus son patron, c’est la logique de l’actionnariat où on veut mordre, mordre, mordre, interdire tout ce qui n’est pas légal au profit d’une logique actionnariale.

    Contretemps – Et sur cette idée de transmission au travail, elle se prolonge aussi dans le collectif des retraités ?

    Nicolas Renahy – Oui, sur la transmission intergénérationnelle, je ne pense pas qu’il y ait une réponse unique à cette question, et ma réponse est très située. Parce que tout simplement, je suis un homme, j’ai été hébergé chez Christian qui est veuf et j’ai vu beaucoup des solidarités intergénérationnelles masculines se mettre en place. Et ce que j’ai vu, c’est la solidarité syndicale, mais c’est aussi l’accueil de Nordine par exemple. Tu l’as accueilli pendant des mois pendant sa dépression parce qu’il avait été discriminé à l’usine. C’est aussi la formation des plus jeunes qui n’osent pas, qui ne savent pas faire et qui demandent de l’aide. Après, y’a tout ce qui est évoqué sur la bricole où là, ce sont des solidarités très masculines puisque c’est de la bricole sur les bagnoles, tout ce qui est technique, manuel, les affouages, la coupe des bois. Christian prend toujours plus de bois en forêt que ce dont il a besoin pour aller fournir les copines qui sont veuves. Ce sont des choses très genrées. Comparativement, du côté des femmes, ce que j’ai aperçu, c’est plutôt du côté de l’assistance affective. Prendre soin, c’est la même chose mais du côté des femmes, tel que c’est construit socialement, prendre son téléphone pour prendre des nouvelles des uns et des autres, que ce soit des plus vieux, des quatrièmes âges, que ce soit des plus jeunes.

    Christian Corouge – Quand mon veuvage est arrivé, au décès de ma femme, heureusement que j’avais mes copines proches qui m’ont payé à bouffer pendant des mois et des mois sinon je me serais laisser mourir. C’est des trucs qui fracassent. On ne traverse pas 40 ans dans une usine sans amitié particulière ni rien. Quand on est d’ailleurs, quand on est reste tout seul, quand les gosses sont partis, on reste isolé à Montbéliard, si il n’y avait pas mon réseau de copines et de copains… ça a remplacé la famille, des fois mieux, parce que des fois dans les familles, y’a des histoires, vaut mieux pas aller trop renifler, c’est pas terrible. Au moins là, c’est beaucoup plus clair.

    *

    Propos recueillis par Juliette Le Mouël.

    Illustration : Romain Cavallin, Avril 2018

    Notes

    [1]Ouvrier spécialisé

    [2]Grève menée par les OS dans les usines Peugeot de Mulhouse et de Sochaux durant 7 semaines dont le retentissement a été national.

    [3]Collège d’enseignement technique

    [4] Le fruit de ce travail commun est à lire dans les « Chroniques Peugeot » publiées par les Actes de la recherche en sciences sociales, ainsi que dans Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Marseille, Agone, 2011.

    [5] Dominique Bourgon, Un sens à la vie, Seuil-Arte Editions, 2007.

    [6] Historien, ancien ouvrier établi, qui a travaillé en chaines, Nicolas Hatzfeld a mené de longues enquêtes sur l’histoire de Peugeot-Sochaux.

    [7]Sociologue, femme de Bruno Muel.

    [8] Publié en 2010 aux éditions La Découverte.

    [9] Sur l’évolution des origines sociales des enseignants, voir les travaux de Géraldine Farges, notamment : « Le statut social des enseignants français au prisme du renouvellement générationnel », Revue européenne des sciences sociales, 49-1, 2011, p. 157-178.

    [10] Voir notamment les travaux de Carlotta Benvegnù, Cécile Cuny, David Gaborieau et Lucas Tranchant.

    [11] Voir Éric Darras, « Le candidat ouvrier, les journalistes et les savants. Sur le “racisme de classe” », dans N. Renahy et P.-E. Sorignet (dir.), Mépris de classe. L’exercer, le ressentir, y faire face, Editions du Croquant, 2021 : 127-150.

    [12]Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception.

    [13]https://www.dailymotion.com/video/x7svu02

    [14] Plus connue sous le nom de perruque, la pinaille consiste à détourner les moyens de production de l’usine pour son propre compte ou pour les copains.