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Serge Latouche : "Tout ce qui est beau et désirable se dévalue dès qu’il y a production de masse"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Serge Latouche : "Tout ce qui est beau et désirable se dévalue dès qu'il y a production de masse"
Dans son dernier ouvrage, « Le désastre urbain et la crise de l’art contemporain » (Bord de l'eau), l'économiste et professeur émérite de l'université Paris-Sud, Serge Latouche, se penche sur une question trop souvent ignorée : l'esthétique.
Urbanisation fonctionnelle, destruction de la nature, œuvres d'art laides… Notre monde est-il de plus en plus moche ? Dans son dernier essai, Le désastre urbain et la crise de l’art contemporain (Bord de l'eau), l'économiste et théoricien de la décroissance Serge Latouche, professeur émérite à l'université Paris-Sud, analyse le rapport entre marchandisation et esthétique.
Marianne : En quoi la question du beau est-elle si importante ?
Serge Latouche : Ce livre est parti d’une interpellation sur le sujet, lors d’un colloque à Trani, dans le sud de l’Italie. Cela m’a amené à réfléchir plus profondément à la question. Depuis que j’ai lancé le mouvement de la décroissance, j’ai la conviction qu’argumenter ne suffit pas. Il faut un projet qui touche les gens.
De là l'idée de « réenchanter le monde » auquel j’ai consacré un précédent opuscule. Certains trouvent ce nécessaire réenchantement dans la religion. Pour les athées, comme Cornélius Castoriadis ou moi, c’est la beauté, l’art et la poésie qui peuvent remplir cette fonction. J’avais toujours dans la tête cette phrase du prince Mychkine, dans L'Idiot de Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde. »
Le problème, c'est de savoir ce qu’est la beauté et si la beauté existe encore. C’est le point de départ de ma réflexion. J'ai toujours été un passionné d'art, de peinture et surtout de musique. Je me suis penché sur les réflexions des philosophes qui se sont posé la question depuis Goethe et Kant, jusqu’à mon ami Jean Baudrillard et en particulier sur les précurseurs de la décroissance comme William Morris.
Est-ce que c'est la beauté qui sauvera le monde ou est-ce que pour sauver la beauté, il ne faut pas d’abord sauver le monde ?
Les deux ! D'une part, la dimension esthétique est une dimension fondamentale de la vie des hommes. Il y a quelques semaines, Arte a diffusé un magnifique documentaire sur la Grotte Chauvet. En le regardant, nous nous rendons compte que les premiers Homo Sapiens, 40 000 ans avant notre ère, avaient déjà atteint une perfection esthétique.
L'homme, effet, ne vit pas de pain seulement, il a besoin d’élévation. Nous sommes face à une société de plus en plus desséchante, soumise à un capitalisme de plus en plus désincarné et de plus en plus envahissant. En son temps, Karl Marx parlait déjà des « eaux glacées du calcul égoïste ». Donc oui, incontestablement, la beauté est révolutionnaire.
Mais évidemment, pour que la beauté puisse sauver le monde, il faut qu'elle survive. C'est d'ailleurs la conclusion aussi du livre : il faut entretenir la beauté, encourager les artistes à résister à la banalisation du monde.
Comment expliquer qu'avec le temps, la question esthétique se pose moins ?
C'est, je pense, la conséquence de la logique marchande envahissante, de l'omnimarchandisation, de l'exclusion de tout ce qui n'est pas économique et de l'impérialisme de l'économie jusque dans les recoins les plus cachés de la vie. Dans ce que nous appelons « l'art contemporain », il y a un vrai concours de laideur pour savoir qui fera la chose la plus affreuse, par une surenchère dans une provocation qui se prétend révolutionnaire et qui est pathétiquement dérisoire. Mais en même temps, ce qui est intéressant, c'est de voir qu'au niveau des gens ordinaires, la dimension esthétique continue d’exister.
Je suis frappé de voir, autour de moi, des gens très simples qui bricolent des choses, font parfois de l’art naïf, etc. Je pense que le beau est quelque chose de très difficile à déraciner. La recherche du beau et du sens semble indestructible. C’est quand même une source d'espoir.
Et quel lien faites-vous entre appauvrissement esthétique et urbanisation ?
Le livre articule deux textes qui au départ n'avaient rien à voir l'un avec l'autre. Il existe un débat pour savoir si l'urbanisme est un sous-produit de l'architecture, alors que normalement l'architecture devrait être un sous-produit de l'urbanisme.
Vitruve disait que les constructions devaient être utiles, solides et belles. Il y a toujours une dimension esthétique dans l’architecture et dans l’urbanisme. Même l'architecture fonctionnelle de Le Corbusier ne l’élimine pas. Aujourd’hui, il y a un consensus pour dire que l'élimination de l'esthétique dans l'architecture des villes ou dans l'urbanisme contemporain est un désastre.
Vous citez dans votre ouvrage Cornélius Castoriadis, qui estime que l’URSS a éliminé la beauté comme personne avant. L'idéologisation est-elle un ennemi de l’esthétique ?
Oui et non. L'idéologie, quand elle est vivante – je pense à l'art révolutionnaire, dans sa phase conquérante – est une source d'inspiration, c'est clair. Pensez à Guernica de Picasso, par exemple, qui est quand même une œuvre extraordinaire.
Le problème provient de la bureaucratisation, qui est une forme suprême d'académisme sans âme, sans inspiration.
Pourquoi la bureaucratisation nuit-elle à la beauté ?
Parce que la beauté implique une liberté auquel le conformisme officiel fait obstacle. Dans les systèmes dictatoriaux, tout doit être encadré. Mais la société marchande est aussi nuisible de ce point de vue. Beaucoup d’artistes sont en situation de dépendance financière et ne sont donc pas libres. Les artistes ont quand même toujours cherché des commanditaires, ils ont besoin de vivre, donc ils font des compromis.
Mais la dépendance financière ne doit pas empêcher la création de l'artiste. On peut penser au cas limite de la grande fresque magnifique peinte à New York par Diego Rivera, commanditée par les Rockefeller et qui a été détruite parce qu’y figurait Lénine et qu’il a refusé de supprimer cette figure.
Lorsque le pape Jules II a commandé à Michel-Ange la décoration de la Chapelle Sixtine, il n’interférait pas dans la création de l’artiste. Michel-Ange était libre. Aujourd’hui, l’art est soumis à la logique marchande. Pour faire de l'argent, quand on travaille dans le marché de l'art, il faut faire du scandale. Et pour cela, il faut trouver des trucs provocants, comme les boîtes contenant les merdes de l’artiste Piero Manzoni en 1961. Plus récemment, Maurizio Cattelan a vendu une banane collée sur un tableau plus de 6 millions de dollars.
Michel-Ange comme Bach nous prouvent que la religion a été un vrai moteur de création artistique. Est-ce que le fait que nos sociétés soient sorties de la religion explique aussi cet affaiblissement du beau ?
Cela nous ramène à la question sur l'idéologie. La religion, pour un marxiste, c'est le summum de l'idéologie. Le premier peintre de la modernité, c'était un moine, Giotto. Il a peint à la chapelle Scrovegni, à Padoue, une fresque merveilleuse. Artiste créateur, puisqu'il innove par rapport à la tradition byzantine, il est porté par la foi. Mais sa foi lui fait créer quelque chose qui va détruire la foi. Parce qu'en fait, il commence à magnifier l'homme, que l'art byzantin avait figé par rapport à Dieu. Cela préfigure Léonard de Vinci, etc. C’est le commencement de « la mort de Dieu », pour parler comme Nietzsche.
Mais la foi va porter pendant des siècles la peinture religieuse : même quelqu'un comme le Caravage n’en est pas exempt. Cependant, dans l’art académique du XIXe siècle, qui est représenté par des peintres comme Hippolyte Flandrin, un disciple d’Ingres, les tableaux sont très bien dessinés, mais n’émeuvent pas. Il n’y a plus de potentiel émotionnel. C’est bon, mais pas bouleversant. Pour Castoriadis, cela ne vaut rien, il n’y a aucune inspiration. Je suis plus indulgent que lui, il y a de l’inspiration mais pas suffisamment.
Vous appelez à « réenchanter le monde ». Qu'est-ce que cela signifie ?
Vaste question ! Réenchanter le monde, c’est faire en sorte que les individus soient portés par quelque chose qui ait du sens, qui les motive. Le désenchantement c'est la perte des motivations, c'est « no future », c'est le renoncement à la vie, à ce qu'il y a de créateur. Je suis frappé par le fait que l'omnimarchandisation du monde crée une dévalorisation incroyable.
C'est-à-dire que tout ce qui était beau, merveilleux, désirable, se dévalue à partir du moment où il y a une production de masse, où l’exceptionnel devient banal. Dans plusieurs livres, je raconte une anecdote. Dans les années 1940, mes parents m’avaient mis à Noël dans le soulier une orange à côté des autres cadeaux. Cela faisait des années, avec la guerre, qu’on n’en avait pas vues. Cela m’avait marqué. Aujourd’hui, nous en voyons partout. C’est comme les livres, on en trouve même de magnifiques abandonnés dehors sous la pluie.
Outre la marchandisation, il y a l'abondance et la standardisation, qui expliquent ce désenchantement…
Oui. Cela va de pair parce que la croissance de la production repose sur la production de masse en série, qui entraîne une extraordinaire dévaluation. Donc le système comme la consommation de masse reposent sur la destruction de la valeur des choses. Et c'est la même chose pour les hommes, parce que nous aussi, nous sommes des marchandises pour le système. Heureusement, cette aliénation totale finit toujours par échouer.