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Suspension scandaleuse d’une scientifique travaillant sur le PKK
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Deux ans de suspension, dont une année avec sursis. La sanction du CNRS prise le 12 novembre 2024 à l'encontre de Caroline Guibet Lafaye s'avère la plus sévère infligée au cours des six dernières années par l'organisme public de recherche scientifique.
La peine de la sociologue appartenant au LISST (Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires) à Toulouse (Haute-Garonne) ne concerne pas des faits de falsification de résultats de recherche, ni des questions de harcèlement sexuel ou de détournement d'argent. La directrice de recherche est condamnée pour des « manquements graves à l'intégrité scientifique ». « J'ai la chance d'être la personne qui a été la plus lourdement sanctionnée », ironise cyniquement la chercheuse de 52 ans, profondément touchée et ébranlée par cette exclusion.
Une sanction sans précédent
La décision sidère au sein du milieu de la recherche : « C’est incroyable, réagit François Sicot, professeur de sociologie au LISST. Nous n'avons jamais entendu parler d'une sanction de cette ampleur. Cela nous a beaucoup surpris et c'est particulièrement violent. »
« Une véritable mort sociale » et une déchéance professionnelle pour l'universitaire, reconnue pour ses recherches sur les questions de radicalisation et de terrorisme, notamment celle des combattants de l'ETA (Euskadi ta Askatasuna) au Pays basque.
« Le travail de Caroline Guibet Lafaye, que je connais bien et que je cite régulièrement dans mes propres travaux, est basé sur des données fiables et une méthodologie rigoureuse, témoigne le sociologue Jérôme Ferret dans une lettre de soutien. Il contribue en outre significativement à l'avancement de notre domaine de recherche sur des objets sensibles à forte résonance dans la vie des sociétés. »
Cette mise au pilori est d'autant plus incompréhensible pour ces scientifiques qu'une « chape de plomb » pèse sur cette affaire. Au sein du Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (LISST), il est ainsi interdit de parler ou d'évoquer cette suspension. Caroline Guibet Lafaye a interdiction d'échanger avec ses collègues et ne peut plus accéder à sa boîte mail professionnelle. Elle n'est plus autorisée à travailler. Contacté, le directeur du LISST, Michael Pouzenc, regrette ainsi de « ne pouvoir que nous orienter vers le service de communication » du CNRS.
Le Kurdistan : une thématique jugée hautement sensible
De son côté, le Centre national de la recherche scientifique ne répond pas. Le sujet est considéré comme hautement « sensible » en raison de la thématique des travaux de Caroline Guibet Lafaye : l'engagement clandestin au sein du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan. Si potentiellement dangereux que la condamnation elle-même a totalement été anonymisée avant sa publication au Bulletin officiel du CNRS.
La p'tite Blan · Du Poil sous les bras : Le choix de la violence politique clandestine avec Caroline Guibet-Lafaye
Ces dernières années, la sociologue s'est consacrée à l'étude de l'organisation séparatiste armée du PKK (Partiya Karkerên Kurdistan). En 2017 au Kurdistan, elle organise des entretiens avec des membres et d'ex-militants du PKK racontant les raisons de leur engagement dans la lutte armée en Syrie et en Irak. Pour ce faire, Caroline Guibet Lafaye embauche deux assistants de nationalité turque : Barış T., à l'époque doctorant à l'EHESS, et Neslihan Y., étudiante. Tous deux mènent 64 entretiens, préparés et calés avec Caroline Guibet Lafaye, en kurde et en turc, pour ensuite les traduire. La récolte, fructueuse, aboutit à la publication par la chercheuse toulousaine de 5 articles dans différentes revues scientifiques.
Des accusations d’invisibilisation et une anonymisation défaillante
Mais en juillet 2022, Barış T. effectue plusieurs signalements auprès de ces journaux et se revendique être le co-auteur des papiers publiés sous la signature de Caroline Guibet Lafaye. Le doctorant alerte également le CNRS et l'Université de Toulouse. La sociologue est accusée d'avoir invisibilisé le travail du jeune chercheur dans ses publications, en ne le mentionnant pas notamment comme co-auteur.
Trois mois plus tard, en octobre 2022, Neslihan Y., appuyée par Barış T., porte de nouvelles allégations à l'encontre de la chercheuse. Elle l'accuse de ne pas l'avoir rémunérée et d'avoir mis en danger les personnes interviewées en divulguant leurs pseudonymes de guerre dans ses articles. Deux anciens membres du PKK lui auraient téléphoné pour lui expliquer avoir dû quitter l’Irak où ils se trouvaient.
Une enquête interne au sein du CNRS, menée par trois experts, est alors ouverte après la rédaction d'un rapport du Comité d'éthique de l'Association française de science politique (AFSP). Ils concluent à la suspension, en novembre 2024, de Caroline Guibet Lafaye, par un vote à l'unanimité des 16 membres de la commission administrative paritaire (CAP) après 9 heures de débat. Le CNRS conclut à l'existence d'un « important défaut d'anonymisation dans plusieurs publications de Mme Caroline Guibet Lafaye » et à « un mauvais comportement de Mme Caroline Guibet Lafaye qui n'a pas reconnu, dans ses différentes publications, le travail accompli par chacun des contributeurs, et en particulier celui de Neslihan Y. qui a réalisé les entretiens. »
« Aucune preuve apportée »
Ces assertions, Caroline Guibet Lafaye les dénonce et réfute l'hypothèse de « doctorants lésés qui débinent une « mandarine » » pour se venger, comme certains observateurs l'évoquent. « Barış T. et Neslihan Y. n'apportent aucune preuve. L'enquête de la mission de l'intégrité scientifique du CNRS a été menée exclusivement à charge. Jamais on n'a tenu compte de mes arguments. Après la publication de mes travaux, le PKK m'a même envoyé un message pour me remercier d’avoir travaillé sur cette thématique du processus d’engagement dans la guérilla. », dénonce la sociologue.
Une position que vont défendre ses avocats devant le tribunal administratif de Toulouse, le 12 février 2025, dans le cadre d'une procédure en référé – en urgence - afin de suspendre cette condamnation.
« Caroline Guibet Lafaye n'a pas commis de fautes, ou dans tous les cas de faute majeure, qui justifie une telle sanction qui nous semble totalement disproportionnée en comparaison des procédures disciplinaires du CNRS au cours des dernières années », estiment Me Laurent Pasquet-Marinacce et Youri Krassoulia.
Co-écrire pour co-signer
L'absence de « charte » au CNRS concernant la signature d'articles scientifiques est notamment pointée du doigt. « En Sciences Humaines et Sociales (SHS), il n'existe pas de « politique » et de normes mais seulement des pratiques très encadrées, témoigne le sociologue Jérôme Ferret. Pour le dire de la manière la plus simple : pour co-signer, il faut co-écrire. » Dans l'un des articles incriminés, paru dans la revue Violence, l'éditeur n'a ainsi pas voulu ajouter le nom de Barış T., se contentant de le citer dans une note comme ayant participé à la recherche. « Ce ne sont que des usages, soulignent les avocats de Caroline Guibet Lafaye. Ce manque ouvre la voie à de possibles décisions arbitraires. »
Quant au sujet des problèmes d'anonymisation, Caroline Guibet Lafaye et ses conseils remettent en cause la réalité même de la mise en danger des personnes interviewées.
Les deux combattants du PKK ayant contacté Neslihan Y. n'ont ainsi pas été auditionnés par la commission administrative paritaire du CNRS, dans une volonté de prudence et de ne pas divulguer leur identité, selon des membres de la CAP.
Des informations déjà connues
Farhad Khosrokhavar, Michel Wieviorka, Pierre Blanc : plusieurs spécialistes viennent mettre à mal ces accusations à travers leurs témoignages apportés par la défense devant le tribunal administratif.
Alain Chouet, autre haut cadre de la DGSE jusqu'en 2007, affirme que les noms des Kurdes mentionnés dans les articles en question « étaient connus, parfois depuis longtemps, par les services spécialisés et, pour la plupart d'entre eux, par la presse [et] accessibles en sources ouvertes ». Il ajoute : « Je distingue mal en quoi la révélation dans le cadre de la recherche universitaire de l'identité réelle et/ou fictive de leurs objectifs, qu'ils connaissent parfaitement, peut constituer une aggravation du risque que courent ces derniers. »
Alain Juillet, également ancien directeur du renseignement de la DGSE, abonde dans le même sens : « Il est intéressant de voir que nombre de ceux qui sont sortis de la clandestinité ont gardé leur nom de guerre pour communiquer sur internet comme le docteur Suleyman ou dans la presse écrite comme le docteur Ali. D'autres ont gardé leurs pseudos comme Sakine ou Agit mais cela ne leur permet pas de se différencier d'autres sauf lorsqu'ils décident de se montrer dans les médias ou les réseaux sociaux, ce qui les rend identifiables en sources ouvertes par tous les chercheurs et par les services. »
Le politologue, membre de l'EHESS, Olivier Roy, défend également Caroline Guibet Lafaye : « Dans les réponses des ex-membres du PKK (...) il n'y a aucun élément qui pourrait être utilisé à charge par leurs adversaires contre eux ou elles et aucune information qui pourrait mettre en danger d'autres personnes. Les données présentées par son accusateur, Monsieur (Barış T.) dans sa propre thèse, concernant les mêmes personnes que celles que mentionne Madame Guibet-Lafaye, sont bien plus précises que celles présentées par elle. »
Me Laurent Pasquet-Marinacce et Youri Krassoulia s'étonnent par ailleurs : pourquoi si ces données s’avéraient si sensibles Barış T. cosigne en 2022 un article avec Caroline Guibet Lafaye, publié dans Critical Studies on Terrorism, les reprenant « sans s'être inquiété de cette prétendue mise en danger » ? Sollicité par mail, Barış T. n’a pas répondu à nos messages.
Le travail de terrain en sociologie de plus en plus contraint
En dehors du cas personnel de Caroline Guibet Lafaye, pour certains, cette affaire révèle les difficultés désormais rencontrées par la recherche en matière de sciences sociales. « Nous sommes désormais confrontés à la nécessité de publier toujours plus sous peine, individuellement, de ne pas avancer dans nos carrières, ce que l’on nomme « publish or perish », et de mauvaise évaluation des équipes et des laboratoires, avec de possibles conséquences sur nos budgets, constate François Sicot. Nous sommes désormais très contrôlés sur la manière dont nous anonymisons nos données, au risque d'être sanctionnés par des personnes qui ne connaissent pas forcément les contraintes spécifiques à nos méthodes d'investigations et vont nous dire : « Ça, ce n'est pas la règle. » »
Cette formalisation administrative des pratiques de sociologie aboutit à des situations absurdes. Comme pour cette doctorante dont le travail porte sur les jeux d'argent et de hasard chez les mineurs. Le Délégué à la Protection des Données (DPO) du CNRS exige qu'elle obtienne le consentement écrit de parents pour interroger les enfants. Cependant, comme il s'agit d'une pratique partiellement illégale et cachée des parents, cette exigence rend la recherche pratiquement impossible. Comment faire avancer dans ces conditions la recherche ?
La problématique devrait alimenter les débats du congrès de l'Association française de sociologie dont la 11e édition se tiendra en juillet 2025 justement à Toulouse (Haute-Garonne).
En dehors de la procédure devant la justice administrative, Caroline Guibet Lafaye attaque ses accusateurs en ayant déposé plainte pour diffamation.