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Bouteldja, le Frexit et le patriotisme internationaliste : un autre rêve est possible
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Bouteldja, le Frexit et le patriotisme internationaliste : un autre rêve est possible
Retour à l’État-nation, « Frexit », patriotisme : alors que le monde marche à la guerre, le courant décolonial propose d’unifier les classes populaires avec des rêves en bleu-blanc-rouge. Heureusement, les luttes ouvrières et populaires ont montré ces dernières années qu’elles aspirent à autre chose.
Avec Beaufs et Barbares. Le pari du nous, publié en 2023 par Houria Bouteldja, l’organisation récente de l’événement « Alliance des tours et des bourgs ? Chiche ! », et la sortie du numéro « "Petits blancs". Fascisme ou révolution ? » de la revue Nous, le courant décolonial défend ces derniers mois ses propositions pour affronter la question fondamentale de l’unification des « classes populaires » en France. Face aux avancées de l’extrême droite, à son emprise sur de larges secteurs de notre classe, le problème est effectivement de première importance. Mais si ces élaborations ont l’intérêt de poursuivre le débat stratégique ouvert dans la gauche institutionnelle, notamment entre François Ruffin et La France insoumise, les positions portées par les décoloniaux ont tout d’un grand bond en arrière.
Dans Beaufs et Barbares, Houria Bouteldja prétend trouver la clé de l’unification des classes populaires blanches et racisées dans un programme qui permette de « priver le bloc au pouvoir des leviers qui créent l’errance politique et le désespoir des petits Blancs dont l’extrême droite se sert pour accéder à leur âme et construire son hégémonie [1] ». Pour cela, et à partir d’un constat d’urgence, elle propose donc d’oser se « salir les mains » en allant lutter sur le terrain de l’ennemi, celui de l’État-nation et même du « patriotisme ». Face aux avancées de l’extrême droite internationale, récemment gonflée à bloc par l’élection de Trump aux Etats-Unis, la gauche se réclamant de l’antiracisme devrait rompre, selon elle, avec ses prétentions à la pureté. C’est-à-dire oser répondre aux aspirations « réelles » et aux « affects » des classes populaires, à commencer par leur « besoin de nation et de virilité [2] », seul moyen d’une authentique politique de masses.
Face à des concepts comme le « Frexit décolonial » et aux réflexions sur les vertus de la « nation », on ne peut s’empêcher d’éprouver la sensation d’un retour dans le passé, dans les débats qui ont structuré la gauche il y a dix ans. Or, si les projets souverainistes défendus à l’époque constituaient déjà une impasse, ils semblent aujourd’hui encore plus incapables de répondre aux défis politiques actuels dans un contexte de retour des nationalismes et des rivalités entre puissances, de course à la militarisation et de polarisation politique grandissante qui profite, pour le moment, à l’extrême droite.
Le « patriotisme internationaliste » et l’impérialisme français
Pour Houria Bouteldja, la nation est le seul imaginaire capable d’unifier les classes populaires françaises divisées par le racisme et de leur offrir un projet commun. Dans une intervention récente intitulée « Rêver ensemble », elle synthétise sa logique : forger une alliance entre « beaufs » et barbares » impliquerait de partir d’une « transcendance collective et largement reconnue » et cette transcendance « s’appelle France. » Ainsi, les classes populaires doivent « se re-nationaliser puis se ré-enraciner pour se rapprocher des instances de pouvoir et recréer les conditions d’une hégémonie populaire [3] ». Préconisant un « retour à l’État-nation » par le biais d’une sortie de l’Union européenne, Houria Bouteldja précise donc que le Frexit qu’elle défend ne doit pas se contenter d’améliorer les conditions de vie des « petits Blancs », mais s’accompagner de « la réaffirmation d’une certaine dignité nationale », en permettant aux « beaufs » – à savoir les prolétaires blancs – et aux « barbares » – en l’occurrence les secteurs populaires « issus de l’immigration » post-coloniale – d’investir le drapeau français ou l’hymne nationale d’un contenu progressiste. En focalisant son discours sur ces symboles [4], elle met sous le tapis la réalité concrète qui façonne « l’État-nation » en France, effaçant deux enjeux qui devraient pourtant être au centre d’une réflexion qui se dit « décoloniale » : le capitalisme et l’impérialisme.
L’« État-nation » français occupe en effet une place de choix dans la hiérarchie qui structure un système capitaliste international basé sur l’exploitation des travailleurs et l’oppression des peuples. Il dispose entre autre du septième PIB mondial, de la sixième place mondiale pour l’export de biens et services, de la neuvième armée du monde et de l’arme nucléaire, d’une industrie militaire surdéveloppée, de places stratégiques dans la direction d’institutions internationales comme la Banque mondiale ou le FMI, du contrôle de territoires coloniaux et d’institutions néocoloniales telles que le Club de Paris ou le Franc CFA, et bien sûr de multinationales comme Total, Vinci, Lafarge, Areva, PSA ou BNP Paribas. L’État que les décoloniaux invitent à réinvestir est donc fondamentalement capitaliste, impérialiste et colonial. Pas seulement parce que les gouvernements qui se succèdent à sa tête depuis plus de deux siècles le sont, mais parce qu’il est une formidable machine à produire et reproduire l’ensemble de ces leviers de puissance et les rapports sociaux d’exploitation et de domination dont il est le garant.
Si dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, le sentiment national et la défense d’intérêts « nationaux » peuvent jouer un rôle progressiste, dans la mesure où ils impliquent un affrontement avec l’impérialisme, le nationalisme d’un pays impérialiste comme la France, plus encore lorsqu’il se trouve en phase de déclin ou qu’il voit sa domination remise en cause, est fondamentalement réactionnaire. Il représente, comme dirait Lénine, « non pas la "défense de la patrie " au sens de la lutte contre l’oppression étrangère, mais le "droit " de telles ou telles "grandes" puissances à piller les colonies et à opprimer d’autres peuples. » Houria Bouteldja met en garde, « ce patriotisme sera internationaliste ou ne sera pas ». Mais, comme chez La France insoumise qui affirmait lors de sa campagne des européennes que la France était « intrinsèquement internationaliste » et qu’elle pourrait être une puissance « de paix », cet avertissement relève d’un tour de passe-passe idéaliste. Comme si le « patriotisme » d’une nation dominante pouvait s’émanciper de toute réalité concrète et matérielle et être réduit à une somme de symboles et de moments d’effusion collective prêts à être réinvestis et « resignifiés » [5]. Comme si un « retour » à l’État-nation était synonyme d’émancipation et de lutte contre l’exploitation pour les classes populaires.
La perspective stratégique du « Frexit décolonial » renforce la tendance à assimiler État-nation français et « souveraineté populaire ». Pour Houria Bouteldja, l’unification des classes populaires au travers de la nation passe en effet par l’identification d’un « ennemi commun », l’Union européenne, « qui déracine les classes populaires blanches, qui les prive de leur destin notamment par l’érosion continue de leur souveraineté et de leur pouvoir de décision (…) qui menace leur pouvoir d’achat, qui les pressure et les jette sur le carreau [6] ». La sortie de l’UE est donc censée permettre de répondre aux problèmes politiques et économiques qui nourrissent l’adhésion au projet du RN, pour mieux attirer les « petits Blancs » séduits par le RN. On ne saurait nier le caractère impérialiste et anti-ouvrier de l’UE. Mais cette approche finit par faire de Bruxelles l’ennemi principal et par présenter l’État-nation comme le terrain d’une « souveraineté » réelle, qui n’attendrait que d’être dégagée des contraintes imposées par l’Union européenne [7], mimant les discours qui ont marqué la gauche (et la droite) dans les années 2010-2016 [8] jusqu’à appeler à « décoloniser le souverainisme [9] ».
Pourtant, ces dernières années, les dénis de « souveraineté » vécus par les masses ont d’abord pris place sur le terrain national, en lien avec les institutions anti-démocratiques et néocoloniales de la Ve République française. Depuis 2015, ces dernières n’ont cessé de renforcer leurs traits bonapartistes, jouant un rôle central pour assurer le passage en force d’offensives anti-ouvrières (loi Travail, réforme des retraites) exigées par le grand patronat français, mais également pour maintenir le contrôle du Président sur la nomination des gouvernements après les élections législatives anticipées. L’État français n’a pas non plus attendu l’UE pour intensifier sa politique islamophobe et sa répression coloniale en Guadeloupe, Martinique ou Kanaky. L’impasse de la stratégie proposée, qui se réduit en définitive à propulser un gouvernement de gauche à la tête de l’État impérialiste français, avec la promesse qu’en sortant de l’Union européenne la vie s’améliorera, c’est le refus d’affronter la réalité du capitalisme français, sous lequel les classes populaires sont condamnées à être privées de tout contrôle sur le pouvoir économico-politique, Union européenne ou pas. Affirmer que le Frexit permettrait automatiquement d’aller vers « la reconquête de la patrie et donc du bien commun et donc de la souveraineté populaire » est une mystification.
Flatter le « nationalisme » : une passion de la « gauche »
Pour tenter de résoudre cette quadrature du cercle et de lier la « nation » au « peuple », les décoloniaux convoquent, comme LFI, d’autres réalités historiques de l’État-nation français, et en particulier la Révolution française, où le patriotisme a été l’idéologie du peuple en armes s’opposant aux monarchies européennes. Mais cette comparaison anhistorique met sous le tapis la transformation de l’Etat-nation révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle, cadre progressiste de lutte contre le féodalisme, en Etat impérialiste, dont la vocation est de défendre les intérêts des classes dominantes, l’exploitation des travailleurs et des classes populaires et les conquêtes coloniales [10]. Cette transformation accompagne le développement international du capitalisme, qui se traduira par deux conflits mondiaux au XXe siècle, dans lesquels seront entraînés toutes celles et ceux qui n’auront pas construit de puissants anticorps internationalistes, à commencer, en France, par les directions du mouvement ouvrier.
En 1914, aux obsèques de Jean Jaurès, Léon Jouhaux, dirigeant de la CGT et fervent partisan de l’Union sacrée avec la bourgeoisie, explique : « acculés à la lutte, nous nous levons pour repousser l’envahisseur, pour sauvegarder le patrimoine de civilisation et d’idéologie généreuse que nous a légué l’histoire. (…) Nous serons les soldats de la liberté pour conquérir aux opprimés un régime de liberté, pour créer l’harmonie entre les peuples par la libre entente entre les nations, par l’alliance entre les peuples [11] », enterrant ainsi le pacifisme ambigu entretenu jusque-là par le mouvement ouvrier français, et dont Jaurès était l’une des principales figures. La position de Jouhaux se nourrit de l’idée qu’il resterait dans l’État impérialiste français quelque chose de l’État anti-monarques de la Révolution française, justifiant de soutenir la défense nationale et la collaboration avec la bourgeoisie française. Une sorte de « patriotisme internationaliste » de l’époque, pour lequel la défense momentanée des intérêts de la France était la condition de jours meilleurs et qui l’a conduit finalement à soutenir l’une des plus grandes boucheries de l’histoire.
De fait, lorsque Houria Bouteldja accuse la gauche de dédaigner le « besoin de nation » des classes populaires, elle omet de dire que celle-ci a, au contraire, souvent été aux avant-postes des politiques consistant à jouer avec le sentiment nationaliste des masses. Les cours les plus droitiers des partis communistes se sont ainsi toujours traduits par une volonté d’exalter les symboles nationaux, en gage de bonne volonté, par exemple dans les années 1930 ou dans l’après-1945. Comme le montre Julian Mischi, à partir de 1934-1935 : « l’arrêt du travail antimilitariste et l’inscription dans une logique patriotique et républicaine sont justifiés au nom de la lutte contre Hitler : les communistes s’approprient la symbolique nationale afin de contrecarrer l’influence de la droite antiparlementaire. Il s’agit de réaliser un « rassemblement majoritaire » contre le fascisme en mobilisant les traditions politiques issues de la Révolution française. » Or, à l’époque, cette politique s’accompagne de « tendances conservatrices qui s’affirment à partir du milieu des années 1930 dans différents domaines (féminisme, anticolonialisme, anticléricalisme, internationalisme, etc.) [12] » Et pour cause, embrasser la « nation » dans sa réalité concrète implique de se montrer disposé à des compromis avec l’impérialisme, notamment sur le dos des « peuples opprimés » par lui. Ce n’est donc pas hasard si la « nationalisation » de la Section française de l’Internationale communiste (SFIC) en Parti communiste français (PCF) s’accompagnera, par exemple, de l’acceptation en 1937 de la dissolution de l’Etoile Nord-Africaine, le parti allant jusqu’à se féliciter de l’arrestation de son leader Messali Hadj, et, en 1945, de la participation à un gouvernement qui massacre à Sétif et à Guelma, meurtres de masse présentés comme le résultat d’une « provocation » algérienne [13].
Houria Bouteldja n’ignore pas cette histoire, à laquelle elle consacre d’ailleurs une partie de Beaufs et barbares, montrant comment le nationalisme et le racisme ont imprégné historiquement le mouvement ouvrier français, en lien notamment avec un républicanisme qui a conduit à dépouiller l’État « de tout caractère de classe et [à] lui prêter des traits positifs qui n’attendent qu’à être développés dans une vision progressiste linéaire de la révolution [14] ». En effet, on peut dire, a minima, qu’il y a eu un « rendez-vous manqué » entre « la gauche » et l’antiracisme, précisément du fait des secteurs les plus réformistes et conciliateurs du mouvement ouvrier. Houria Bouteldja dit même regretter qu’aucun effort « d’éducation et de propagande » n’ait été mis en place par les communistes français pour lutter contre les « les sentiments des prolétaires [qui] sont spontanément teintés de pacifisme et d’illusions sur la nature de l’impérialisme ». Pourtant, un siècle plus tard, elle appelle à alimenter les mêmes « illusions » au nom d’une stratégie décoloniale. Un choix d’autant plus surprenant que, historiquement, c’est précisément l’internationalisme qui a permis au mouvement ouvrier révolutionnaire de rompre avec le colonialisme et l’opportunisme des secteurs « patriotes » du mouvement socialiste, en considérant que leur rôle dans les pays impérialistes était de favoriser le « dépérissement » de ce qui faisait la force des classes dominantes de leurs propre pays : « le séparatisme du mouvement colonial et national, en d’autres termes, toutes les forces destructrices qui affaiblissent objectivement la puissance d’airain de l’Etat [15] ». Ainsi, politique révolutionnaire, anti-coloniale et internationaliste ont toujours été étroitement mêlées [16].
A l’inverse, les « retour à l’État-nation » ont systématiquement couvert des politiques chauvines et la recherche de compromis avec la bourgeoisie française dans l’espoir de pouvoir diriger « son » État, sans toucher fondamentalement aux mécanismes responsables de l’exploitation et de l’oppression. Les « souverainistes », qui pleurnichent sur le sort d’une France victime de la mondialisation capitaliste ont toujours mis ces questions sous le tapis. Les poser impliquerait d’analyser ce qu’est, en réalité l’État français, et pas seulement de lister les conséquences anti-ouvrières de l’appartenance à l’UE ou des traités de libre-échange, dont profitent largement les capitalistes français. La surprise ici, c’est que des militants censés disposer d’anticorps anti-racistes et anti-impérialistes fassent exactement la même chose sous couvert de « décoloniser » le Frexit, en assumant que « le retour à l’État-nation sera plus qu’un passage et son dépassement un horizon relativement lointain [17] », ouvrant ce faisant la voie au soutien à une gestion « de gauche » d’une des principales puissances impérialistes du monde.
L’internationalisme comme nécessité
A rebours de toute tentation de jouer avec les « affects » nationalistes des masses, la Première Guerre mondiale a montré que toute perspective d’émancipation dans les pays impérialistes ne pouvait se construire que contre le nationalisme. Les courants qui ont su résister, à cette époque, à la vague chauvine se sont caractérisés par leur défense d’une politique d’indépendance de classe (et donc de l’État), essentielle pour éviter la canalisation et l’intégration de la conflictualité ouvrière par les classes dominantes. L’enjeu s’articulait alors au combat contre la division raciste de la classe ouvrière. En effet, en France, de nombreux travailleurs issus des colonies vont être mobilisés pendant la guerre, laissant « en héritage un nouveau sous-prolétariat colonial et lui attache pour longtemps une matrice administrative, politique et idéologique [18] » qui participent d’un « processus de racialisation de l’identité de la classe ouvrière française et de construction de la France comme un ensemble "blanc" ». Cette matrice se réactivera avec force pendant les Trente glorieuses, avec la complicité de la gauche réformiste et des bureaucraties syndicales, entretenant l’opposition entre travailleurs Blancs et immigrés [19]. A l’inverse, dans les années 1910, c’est le mot d’ordre de Karl Liebknecht, « l’ennemi principal est dans notre pays » qui synthétise le mieux la boussole des révolutionnaires dans les pays impérialistes : faire de la lutte contre « leurs » classes dominantes une priorité, refuser toute collaboration de classe pour défendre les intérêts du monde du travail dans les moments de crise, œuvrer à l’unification avec les prolétaires étrangers de « l’extérieur » mais aussi de « l’intérieur ».
Cet internationalisme n’est pas juste une éthique, une série de principes abstraits pour préserver les courants révolutionnaires de la force d’intégration de leur État, c’est d’abord une perspective stratégique qui découle « du caractère mondial de l’économie, du développement mondial des forces productives et de l’élan mondial de la lutte de classe [20] », et du fait que si la révolution commence sur le terrain national, elle doit se développer et s’achever sur le terrain international. Aujourd’hui, dans un moment culminant de l’internationalisation de l’économie mêlée à une crise ouverte de l’ordre néolibéral et à un retour aux tendances militaristes qui vont conduire l’État à faire prospérer le nationalisme, vouloir séparer l’échelle nationale de l’échelle européenne et mondiale au nom des intérêts des classes populaires est une utopie réactionnaire. Elle condamne à lutter pour une illusoire « protection nationale » sous l’égide de la bourgeoisie française, et à s’aligner derrière elle dans les « guerres commerciales » d’aujourd’hui qui préparent les guerres de demain, sans la moindre possibilité qu’en découle une amélioration des conditions de vie de la majorité de la population [21].
Contrairement à ce que laisse entendre Houria Bouteldja, exalter le « patriotisme » et, in fine, le « nationalisme », même « black-blanc-beur », même « créolisé », dans une période de crise profonde, ce n’est pas se « salir » courageusement « les mains », c’est jouer avec le feu. D’un point de vue antiraciste, l’idée est vouée à alimenter la xénophobie des « petits Blancs », car tout nationalisme impérialiste est basé sur la distinction entre les intérêts des « nationaux » et ceux des « étrangers », à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Mais elle peut aussi faire flamber celle des travailleurs « issus de l’immigration », dont le désir d’intégration peut devenir un moteur réactionnaire en période de renforcement de la concurrence entre « nationaux » et étrangers. Outre-Atlantique, c’est une dynamique de cette nature qui explique par exemple le soutien assez paradoxal qu’a pu rencontrer le programme ultra-raciste de Trump au sein de la communauté hispanique et chez les chicanos [22] Une logique qui rejoint celle de Shawn Fain, dirigeant du syndicat étatsunien des travailleurs de automobile, l’UAW, organisation combative à l’origine d’une grève historique dans ce secteur et connue pour son soutien à la Palestine. Ce dernier a récemment annoncé vouloir travailler avec Trump en lien avec sa défense de nouveaux tarifs douaniers, considérés comme « un outil nécessaire » pour « servir l’intérêt national et l’intérêt de la classe ouvrière », démontrant une nouvelle fois combien le nationalisme est une arme de neutralisation politique des classes populaires.
A l’inverse, une politique internationaliste, déduite du caractère international de la lutte des classes, exige d’articuler un programme de lutte qui unifie les différents bataillons de la classe ouvrière qui se situent aux différents points des chaînes de valeurs mondiales, contrôlées par les grandes multinationales et leurs États. Sans nier l’existence d’« affects » nationaux voire nationalistes, mais sans s’y soumettre, elle part du constat élémentaire que le travail des révolutionnaires implique justement de combattre les « idées dominantes » qui sont « les idées de la classe la dominante ». Pour cela, elle peut s’appuyer sur la réalité objective de la contradiction entre les intérêts des classes populaires et ceux de l’État, mais aussi de leur appartenance à une classe internationale. Cette idée, de nombreux travailleurs la touchent d’ailleurs déjà du doigt, au travers de leur expérience de l’exploitation par des firmes multinationales, de leur condition d’immigrés ou de descendants d’immigrés, ou à chaque fois qu’ils suivent les révoltes en cours dans le monde, aux Etats-Unis, en Palestine ou au Sri Lanka. Loin du scepticisme affiché par Houria Bouteldja, ces éléments sont le terreau de la possibilité de voir les travailleurs et les classes populaires développer une conscience collective internationaliste, une conscience de classe.
En revanche, croire qu’on peut mobiliser les « affects » patriotiques pour contrer les développements inquiétants de l’extrême droite en France et dans le monde est contre-productif. Le danger principal de ce type de politique est d’ajouter de la confusion à la confusion au sein des classes populaires qui, à force d’être bassinées avec du patriotisme de droite comme de gauche, pourraient ne plus parvenir à reconnaître qui est l’ennemi et qui est l’allié dans un moment décisif de radicalisation des antagonismes. Au début des années 1930, Léon Trotsky discutait en ce sens contre la politique du Parti communiste allemand (KPD), qui reprenait à la dite « aile gauche » du nazisme, incarnée notamment par Otto Strasser, cité par Houria Bouteldja, le mot d’ordre de « révolution populaire » au service de la « libération nationale » de l’Allemagne. Ce faisant, le KPD se plaçait « sur le terrain de l’ennemi », en cherchant à se présenter comme la seule force capable de réaliser les objectifs agités par des secteurs du parti nazi. « Le mot d’ordre de la révolution "populaire" efface les frontières idéologiques entre le marxisme et le fascisme, il concilie une partie des ouvriers et de la petite bourgeoisie avec l’idéologie du fascisme en leur permettant de croire qu’il n’y a pas nécessité de faire le choix puisque, ici et là, il s’agit de révolution populaire » notait Trotsky. Et il ajoutait : « chaque grande révolution est une révolution populaire ou révolution nationale, en ce sens qu’elle rassemble autour de la classe révolutionnaire toutes les forces vives et créatrices de la nation et qu’elle reconstruit la nation autour d’un nouveau pivot. Mais cela n’est pas un mot d’ordre, c’est une description sociologique de la révolution qui demande des explications précises et concrètes. En tant que mot d’ordre, c’est une fanfaronnade et du charlatanisme, de la concurrence boutiquière avec les fascistes, au prix d’une confusion qu’on sème dans la tête des ouvriers. »
On notera que c’est vers ce même Léon Trotsky, adversaire déclaré du confusionnisme, que se tournera en octobre 1933 le philosophe freudo-marxiste Wilhelm Reich – pourtant mobilisé par Houria Bouteldja pour défendre son appel aux « affects » – face à la faillite du KPD. Reich, en rupture de ban avec les staliniens et leur stratégie du pire au cours de la « troisième période », se dit alors convaincu de la « justesse fondamentale » de ses analyses [23].
La lutte des classes comme terrain d’unification des classes populaires
Les décoloniaux drapent leur politique d’une posture pragmatique et avancent deux arguments clés. D’abord, l’urgence de lutter contre l’extrême droite – argument qui les avait déjà conduits, lors des législatives anticipées de 2024, à soutenir avec enthousiasme une coalition électorale avec le Parti socialiste, pourtant fer de lance des politiques anti-ouvrières, du racisme d’État et de l’impérialisme. Ensuite, ce qu’ils perçoivent comme une disparition du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière. Revenant sur son débat récent avec Frédéric Lordon, qui évoque la révolution russe pour identifier un autre type de « ressources passionnelles », l’expérience des « puissances collectives » du mouvement de masses, Houria Bouteldja s’interroge : comment expérimenter les puissances collectives quand (…) la classe ouvrière, beaucoup plus hétérogène et concurrentielle qu’en 1917, ne dispose plus de lieux comme l’usine où se mobiliser où s’organiser ». Et d’ajouter que « la conscience ouvrière s’est progressivement dissoute dans l’individualisme la culture libérale, l’abstention ou encore la dérive droitière et raciste » et que « le pour-soi ouvrier est une impasse ».
Ainsi, l’autrice ne se contente pas de diagnostiquer, comme d’autres avant elle, un recul de la conscience de classe. Elle considère que la perspective même de reconstruire la classe ouvrière comme un acteur politique est une impasse. A la place, il faudrait s’adapter à l’état de conscience des « beaufs » et des « barbares », considérés comme des identités fixes et largement caricaturées. Réinvestir la patrie relèverait d’une nécessité objective, commandée par la réalité de la conscience des classes populaires et à l’inverse, toute perspective internationaliste et ouvrière serait ainsi définitivement enterrée ou condamnée au « romantisme » [24].
Pourtant, si on regarde la situation des dernières années en France, la proposition politique de Bouteldja apparaît largement décalée. Depuis 2016, la France connaît en effet un cycle de lutte des classes, depuis la loi Travail, le mouvement des Gilets jaunes en 2018 et la bataille du rail en 2019-2020 dans les transports franciliens, à partir du confinement de 2020 dans de nombreuses entreprises du privé dans le cadre de luttes contre les licenciements et pour les salaires à partir de la fin du premier confinement en 2020, en 2023 lors de la grande bataille des retraites qui a réuni jusqu’à trois millions de personnes dans la rue autour d’une revendication rassemblant 94% des actifs. En parallèle, il faut ajouter les dynamiques de la jeunesse, lycéenne et étudiante, mobilisée dans ses lieux d’étude et dans la rue contre la sélection, pour le climat, contre les violences sexistes, pour les droits LGBT, mais aussi de la jeunesse des quartiers populaires, qui s’est révoltée à l’été 2023 après le meurtre de Nahel. En bref, c’est près de l’ensemble des secteurs du monde du travail et des classes populaires qui se sont mis en mouvement, de façon non coordonnée et non simultanée mais dans un laps de temps relativement rapproché. Or, non seulement aucun de ces mouvements ne s’est exprimé sur le terrain d’un « besoin de nation », y compris la mobilisation des Gilets jaunes ciblant directement Macron et le régime, mais dans une grande partie d’entre eux on a vu une tendance à l’unification des classes populaires. Obnubilés par la politique électorale, en lien avec leur rapprochement avec La France insoumise, les décoloniaux restent largement aveugles aux problèmes et aux potentialités stratégiques que ces nombreuses luttes soulèvent.
Dans Beaufs et barbares, le mouvement des Gilets jaunes se voit ainsi réduit à une expression des potentialités progressistes des « petits Blancs », sans que ne soit posée la question de la politique qui aurait permis de faire de ce mouvement si subversif un levier d’unification entre le prolétariat « des bourgs », le prolétariat des « tours » et le mouvement ouvrier organisé. La responsabilité des directions syndicales, qui ont condamné les Gilets jaunes dans un moment crucial du mouvement, laissant ces derniers isolés face à la répression d’Etat, n’est jamais mentionnée. De même, en mars 2023, alors que la France connaissait son mouvement le plus massif des dix dernières années et que des tendances à l’unité des classes populaires se développaient, Houria Bouteldja se fendait d’un tweet sommaire : « ce qu’il faut retenir de ces mobilisations sociales historiques, c’est leur éblouissante blanchité, la grande absence des indigènes, des quartiers, des banlieues ». Interrogée à ce propos par Frédéric Lordon en novembre 2024, elle précise : « C’est évident qu’il y a une partie du prolétariat indigène qui était là, le prolétariat syndiqué de la SNCF, de la RATP, il manifeste parce que lui il se projette dans l’avenir et effectivement il pense à sa retraite. Mais la masse des non-blancs n’était pas là, pas du tout. C’est-à-dire qu’en fait, là aussi, il y a une stratification du marché du travail et les indigènes pour beaucoup sont soit au chômage, bon massivement, soit ils sont précaires, soit ils sont intérimaires et donc la question de la retraite quasiment ne se pose pas à eux. Il y a beaucoup de non-blancs qui ne pensent pas à la retraite parce que, au moment où on parle, ça ne les concerne même pas, donc non ce n’est pas si mélangé que ça. » Non seulement le constat est largement exagéré, mais la question de la politique qui a conduit à cette situation, et plus encore de celle qui aurait permis d’arracher la victoire, demeure totalement en dehors du champ de la réflexion, dont les ambitions « stratégiques » semblent bornées par une étroite perspective institutionnelle.
Cet aveuglement aux dynamiques concrètes de la lutte des classes des dernières années explique que Houria Bouteldja finisse par croire que les « noirs et les arabes » sont la cible indépassable des « affects » des classes populaires, qu’imaginer une hostilité des classes populaires blanches envers les puissants relèverait du « miracle », ou qu’elle finisse par transformer la distinction entre « beaufs » et « barbares » en une opposition rigide, comme si les prolétaires blancs et racisés vivaient dans des mondes entièrement séparés [25]. Il en va de même pour l’idée que les « Indigènes » seraient uniquement du côté du chômage, de l’emploi ultra-précaire, ou concentrés dans quelques entreprises comme la SNCF ou la RATP [26] Au nom de la volonté légitime de placer au centre de la réflexion le racisme qui divise les classes populaires, le logiciel proposé finit par invisibiliser la réalité contemporaine de la classe ouvrière, alors que le prolétariat est plus racisé que jamais, et que Blancs et descendants d’immigrés se côtoient dans les usines, les gares, les entrepôts, les CHU, les aéroports, les écoles et autres lieux de travail. Évidemment le désintérêt pour ces questions va de pair avec l’idée que la « classe ouvrière » n’existerait plus et qu’il ne resterait aux forces progressistes qu’à tenter péniblement d’articuler dans les urnes des sujets sociaux éclatés.
Pourtant, une autre approche de l’unification des classes populaires est possible : l’hégémonie de la classe ouvrière. Elle part du constat que celles et ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail pour vivre et occupent une place subordonnée dans la hiérarchie et sont majoritaires dans la population. Ils ont en commun une position spécifique dans les rapports de production qui leur confère une capacité stratégique à bloquer la machine capitaliste et à articuler un pouvoir indépendant. De ce constat découle la nécessité d’unifier la classe autour d’un programme ouvrier, qui dirige l’affrontement vers l’État capitaliste et le patronat et permette de renverser l’ordre établi [27]. Une telle stratégie se distingue de la double-impasse des réformistes syndicaux et politiques. Comme nous le soulignions encore récemment, les premiers « refusent de faire des luttes le terrain d’une politique de classe, rendant celles-ci inoffensives avec leurs stratégies de pression, plus ou moins radicales, sur les institutions » alors que « les seconds proposent une politique qui peut paraître plus radicale dans le discours, mais qui subordonne en définitive les mobilisations à l’activité parlementaire et électoral d’un appareil qui cherche à arracher une place dans les institutions elles-mêmes ».
Cette boussole stratégique n’épuise pas les questions politiques que soulève l’unification du prolétariat, qui implique de penser des problèmes tels que le programme pour mettre en mouvement les différents pans de la classe, les alliances entre la classe ouvrière et les mouvements contre les oppressions, la lutte pour l’auto-organisation et la coordination des secteurs, la lutte contre les bureaucraties, etc. A rebours de toute logique économiciste, qui considère que les prolétaires tendraient naturellement vers l’unité du fait de leur position d’exploités, la lutte contre le racisme dans la classe ouvrière et l’influence de l’extrême droite est par exemple une composante essentielle de ce combat. Mais sur ce terrain, la logique révolutionnaire est à l’exacte opposé de l’attitude conciliante avec le racisme ou le nationalisme des « petits Blancs » que finit par défendre Bouteldja. En 1933, dans ses discussions avec les trotskystes américains du SWP concernant la politique à mener aux Etats-Unis dans la classe ouvrière blanche, Trotsky note : « 99,9 % des ouvriers américains sont chauvins ; ce sont des bourreaux vis-à-vis des Noirs et des Chinois. Il faut éduquer les bêtes [beasts] américaines. Il est nécessaire de leur faire comprendre que l’Etat américain n’est pas leur Etat et qu’ils n’ont pas à être les gardiens de cet Etat. Les travailleurs américains qui disent : "Les Noirs se sépareront quand ils le voudront et nous les défendrons contre notre police américaine", ceux-là sont les révolutionnaires, j’ai confiance en eux. » Cette approche stratégique intransigeante face aux oppressions est guidée par l’idée que « le programme doit être l’expression des tâches objectives de la classe ouvrière plutôt que de l’arriération des travailleurs [28] ». Un refus de s’adapter à la conscience immédiate des travailleuses et travailleurs, blancs ou racisés, et à toute représentation figée de celle-ci, lié à la confiance dans la possibilité que les luttes au sein de la classe et l’entrée de la classe en lutte permettent d’affaiblir de façon substantielle les idées racistes, dont l’abolition définitive implique en dernière instance le renversement du capitalisme.
A ce propos, Bouteldja a raison de souligner à propos des Gilets jaunes que : « ce ne sont pas ces passions [racistes, homophobes et sexistes] qui dominent leur révolte. (…) C’est que la blanchité, chez les Blancs, et les petits Blancs en particulier, n’est pas un absolu ni une ontologie. Elle est un rapport social constamment reproduit par les forces qui la favorisent, un rapport social contenu par les forces qui la combattent ». Et pour cause, même le prolétariat blanc est traversé par des affects contradictoires : le racisme, plus ou moins formulé ou assumé, n’exclut pas la haine de classe, le désir de solidarité, la conscience de partager une condition commune avec d’autres opprimés. Plutôt que de chercher à surfer sur des affects patriotiques, largement insufflés par l’idéologie dominante, il est possible de s’appuyer sur ces affects de classe. Chez les Gilets jaunes, c’est d’ailleurs la dynamique de révolte elle-même qui a permis à des travailleurs blancs, souvent issus des territoires où le RN fait ses meilleurs scores, à percevoir l’État comme l’ennemi principal et à chercher des alliances « par en bas », y compris du côté des quartiers populaires. Pourtant c’est tout l’inverse que suggère Houria Bouteldja, dont la conception essentiellement institutionnelle de la politique, pensée pour les moments « froids », lorsque la conflictualité sociale ne dicte pas le rythme d’une situation, lui fait rechercher les mots d’ordre électoraux minimaux permettant la formation d’un bloc électoral, quitte à jouer avec les pires « affects » [29].
A rebours de cette politique, il est possible d’opposer une autre façon, révolutionnaire, de se « salir les mains », pour reprendre les termes de Bouteldja. En défendant une politique ouvrière et internationaliste, en se confrontant aux réalités matérielles concrètes des différents secteurs de la classe ouvrière, en proposant une stratégie à même de rendre leurs luttes victorieuses, en intervenant dans les lieux de travail à partir d’une perspective ouvrière et antiraciste qui cherche à aller-delà du logiciel syndicaliste, en luttant contre les politiques des bureaucraties qui alimentent l’opposition entre salariés des entreprises donneurs d’ordre et des sous-traitants, CDI et intérimaires, travailleurs avec papiers et sans-papiers, autant d’oppositions, divisions et éléments de fragmentation qui recouvrent en partie des clivages racialisés. Ce type de travail politique est la condition pour forger des représentations contemporaines de la classe ouvrière, qui peut s’appuyer sur l’existence de secteurs d’avant-garde conscients, et un internationalisme vivant. Ce dernier doit se nourrir de la réalité pluri-nationale du monde du travail, des enjeux internationaux brûlants comme la guerre et la crise écologique, tout en étant capable de s’abreuver d’une longue histoire d’expériences « nationales » de révoltes et de révolutions en France, conçues non pas comme des mythes qui recouvriraient sa réalité impérialiste contemporaine, mais comme une partie de l’histoire de notre classe, riche d’enseignements politiques et stratégiques. C’est ce que tente de faire les militants et militantes de Révolution Permanente ces dernières années, au quotidien comme dans le cadre des grands conflits où se déterminent le rapport de forces entre les classes et l’avenir de la société.
A propos de rêves « minoritaires »
Dans son intervention « Rêver ensemble », Houria Bouteldja raille ainsi la gauche révolutionnaire : « Certes, il existe une autre gauche, minoritaire mais plus romantique. Celle qui est internationaliste et communiste. Sauf que son rêve n’est partagé que par une poignée d’idéalistes, tellement elle est utopiquement déconnectée, tellement le communisme a historiquement déçu, tellement il a été dévoyé d’un côté, diabolisé et ringardisé de l’autre, tellement il échoue à répondre aux besoins immédiats tant matériels que moraux des classes populaires. En d’autres termes, si cette gauche rêve, elle rêve seule. » Évidemment, nous payons encore les conséquences de la variante stalinienne, nationaliste, chauvine du « communisme », qui a triomphé à l’issue d’une contre-révolution politique et fait dégénérer la première révolution socialiste victorieuse de l’histoire, encourageant les pires tendances opportunistes au sein des différents partis communistes.
Pour autant, l’internationalisme ou le communisme ne sont pas de simples « idées » dont il faudrait juger l’attrait immédiat sur les masses, quitte à les échanger pour leur exact opposé. Il s’agit de réponses concrètes pour indiquer la seule perspective sérieuse pour affronter la crise en cours, renverser le capitalisme. A la fin des années 1960, Fred Hampton, l’un des cadres les plus importants du Black Panthers Party et qui militait pour une alliance de classe entre africains-américains, hispaniques et « petits-blancs » soulignait déjà dans le même sens : « Nous sommes peut-être une minorité, mais cette minorité va continuer de crier haut et fort : "Nous n’allons pas combattre le feu avec le feu, nous allons combattre le feu avec de l’eau. Nous n’allons pas combattre le racisme avec du racisme, nous allons le combattre avec de la solidarité. Nous n’allons pas combattre le capitalisme avec le capitalisme noir comme certains abrutis veulent le faire à Chicago, nous allons le combattre avec le socialisme". »
Pour refaire du communisme un rêve de masse, il faudra donc mener bataille. Cependant, dans le grand concours des idées « kiffantes » que Bouteldja appelle de ses vœux, il n’est pas sûr que le communisme et l’internationalisme partent perdants face au capitalisme bleu-blanc-rouge. Contre le nationalisme et les tendances militaristes, le grand mouvement de solidarité internationale pour la Palestine, qui a mobilisé des millions de travailleurs et de jeunes dans le monde, montre d’ores et déjà qu’un nouvel internationalisme de masse est possible. De même, ces dernières années, on assiste à un regain d’intérêt pour le communisme, dans des secteurs encore minoritaires de la population, mais qui suggèrent que l’idée d’en finir vraiment avec le capitalisme n’a pas dit son dernier mot.
Si ces idées ne se sont pas encore emparé des masses, suivons les conseils de Lénine qui, citant Pissarev, déclarait dans Que faire ? : « le désaccord entre le rêve et la réalité n’a rien de nocif, si toutefois l’homme qui rêve croit sérieusement à son rêve, s’il observe attentivement la vie, compare ses observations à ses châteaux en Espagne et, d’une façon générale, travaille consciencieusement à la réalisation de son rêve. » C’est autre chose que de vouloir absolument coller à la réalité, au point de finir par épouser les rêves que l’on prétend combattre.
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] Houria Bouteldja, Beaufs et barbares. Le pari du nous, La Fabrique, 2023, p221.
[2] Ibid, p223.
[3] Ibid, p222.
[4] Pour démontrer que la réhabilitation de « la patrie » n’est pas une lubie, Houria Bouteldja insiste sur la popularité des symboles nationaux, en évoquant « les moments de liesses populaires comme les matchs de foot », « les drapeaux de gilets jaunes » ou « les manifestations comme celle contre l’islamophobie de 2019 dans lesquelles les indigènes ont brandi le drapeau bleu blanc rouge. » Et de noter « après tout, qui donne à l’hymne et au drapeau leur sens ultime ? Rien n’empêche les petits Blancs d’y réinjecter un sens révolutionnaire ! ». A ce sujet, nous renvoyons à ce que nous avions écrit au début du mouvement des Gilets jaunes, « Bleu, Blanc, Rouge et Marseillaise ».
[5] Sur ce plan, LFI, force politique la mieux positionnée selon Houria Bouteldja pour mener à bien ce projet, ne semble particulièrement pas désireuse de rompre avec l’impérialisme français. En témoignent les déclarations régulières de Jean-Luc Mélenchon qui a toujours revendiqué la puissance maritime française et sa présence sur les cinq continents, héritées de la colonisation, mais aussi, plus récemment encore, son appel à une intervention militaire au Congo alors qu’une vague de révoltes contre la présence militaire française a secoué des pays comme le Sénégal, le Mali ou encore le Niger.
[6] Ibid, p221.
[7] Ainsi, Houria Bouteldja affirme que le Frexit « propose la reconquête de la patrie et donc du bien commun et donc de la souveraineté populaire » et permettra de « lutter le plus efficacement contre l’exploitation et l’oppression », tandis que Sélim Nadi souligne dans la revue « Nous » : « notre lutte contre le racisme d’État s’en trouvera, paradoxalement, renforcée. Disons les choses : comment une politique de classe et de race peut-elle se passer du concept de souveraineté ? (…) Plutôt que de laisser la droite s’accaparer les blancs en leur offrant une souveraineté de race, il est préférable de leur offrir une souveraineté de classe. »
[8] A cette époque, la crise des dettes souveraines avait attisé la colère contre l’Union européenne, chargée d’imposer des plans d’austérité brutaux à un certain nombre de pays comme l’Italie ou la Grèce, et généré un certain intérêt pour le Frexit à gauche. Début 2015, la capitulation totale de Syriza face à la Troïka et l’impossibilité apparente de changer les institutions européennes a généré un soutien croissant à l’idée d’un Frexit de gauche, synthétisé derrière le mot d’ordre de « Plan B ». Cette perspective a été discuté par l’ensemble des forces de gauche néo-réformistes européennes, de LFI à Die Linke en passant par Syriza, des intellectuels comme Frédéric Lordon et même des fonctionnaires internationaux.
[9] Voir Sélim Nadi, « Peut-on décoloniser le souverainisme ? », Nous, n°3, décembre 2024.
[10] Le « nationalisme » indéniablement progressiste de la révolution française a dès le départ recouvert des clivages de classe alors en pleine reconfiguration, qui se sont consolidés tout au long du développement du capitalisme et jusqu’à la période impérialiste. Cette transformation de l’État-nation, et l’antagonisme désormais nettement indépassable au sein de l’ancien « peuple » entre bourgeois et prolétaires, se cristallise en juin 1848 dans la répression sanglante des ouvriers par le nouveau régime républicain. Toutes les puissances impérialistes ont connu un tel développement.
[11] Discours de Léon Jouhaux aux obsèques de Jaurès, 4 août 1914. Disponible en ligne.
[12] Julian Mischi, Le parti des communistes. Histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours, Bordeaux, Hors d’atteinte, 2020.
[13] Voir Alain Ruscio, Les communistes et l’Algérie, Paris, La Découverte, 2019.
[14] Houria Bouteldja, Beaufs et barbares, op. cit., p. 86.
[15] « Lénine en tant que marxiste », Boukharine, 1924.
[16] C’est ce que rappellent, par exemple, Ian Birchall et George Paizis à propos de ces anticolonialistes, antimilitaristes et antipatriotards intransigeants qui ont animé les premières années de la vie du parti communiste, en France, bien vite recadrés et expulsés par les staliniens au profit des Cachin et des Thorez.
[17] Ibid, p233.
[18] Laurent Dornel, Indispensables et indésirables. Les travailleurs coloniaux de la Grande guerre, Paris, La Découverte, 2025.
[19] Comme le rappelle Philipe Alcoy, « Parmi les « 21 conditions » [d’admission dans l’Internationale communiste] on retrouvait la huitième qui disait : « tout Parti appartenant à la IIIe Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les prouesses de “ses” impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles, mais en fait, tout mouvement d’émancipation dans les colonies, d’exiger l’expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées et d’entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux. » Cette huitième condition était fondamentale, notamment dans les pays impérialistes où quelques années auparavant les partis de la social-démocratie appartenant à la IIe Internationale avaient soutenu « non en paroles, mais en fait » leurs bourgeoisies nationales dans la boucherie de la Première Guerre mondiale où des millions d’ouvriers et de paysans se sont entre-tués au nom des intérêts de leurs exploiteurs et oppresseurs. » Les politiques en ce sens seront progressivement balayées par l’avènement du stalinisme.
[20] Léon Trotsky, La révolution permanente, 1928-1931.
[21] Comme le souligne Trotsky dans Nationalisme et vie économique, « La tâche progressive qui consiste à savoir adapter l’arène des rapports économiques et sociaux à la nouvelle technologie est renversée et devient un problème de savoir comment restreindre et diminuer les forces productives afin de les adapter aux vieilles arènes nationales et aux vieilles relations sociales. Des deux côtés de l’Atlantique, on gaspille une énergie mentale considérable en vains efforts pour résoudre le fantastique problème qui consiste à faire revenir le crocodile dans l’œuf. (…) La politique d’une économie fermée implique la restriction artificielle de celles des branches de l’industrie qui sont capables de fertiliser avec succès l’économie et la culture d’autres pays. Elle implique aussi l’implantation artificielle d’industries qui n’ont pas, sur place, sur le sol national, de conditions favorables à leur implantation. Cette fiction de l’auto-suffisance de l’économie provoque ainsi des dépenses supplémentaires excessives dans deux directions. Il faut y ajouter l’inflation. »
[22] Comme l’expliquait récemment Sylvie Laurent, « il y a parmi les hispaniques qui sont citoyens américains, une tendance que l’on connait dans tous les pays et dans les colonies (si tant est que l’on se souvienne de ce que Fanon et Césaire racontaient) qui est que ces derniers sont dans un désir éperdu d’intégration. (…) Le chauffeur de taxi pakistanais n’a que mépris pour le livreur Deliveroo sur le périph’ qui vient d’arriver (…). Et on entend aujourd’hui parmi ces hispaniques américains un refus de cette immigration parce qu’il y a une rationalité dans les stratégies des immigrés pour s’intégrer, qui est de brandir le drapeau américain et même voter Trump ».
[23] Voir Alain Calvié, Wilhelm Reich et Léon Trotsky. Lettres inédites (1933-1936), Cahiers d’Études Germaniques, 1980. A ce propos, alors que Trotsky centrait son débat avec le KPD sur la dénonciation de la politique sectaire menée par le parti communiste stalinien et le refus d’un front unique entre le KPD et les socialistes face au nazisme, Sélim Nadi, pourtant auteur d’une synthèse historique sur le sujet, propose dans la revue « Nous » une analyse totalement abstraitement de l’avènement du nazisme, pointant « le caractère désincarné de la propagande communiste face aux succès du parti nazi ». Une analyse qui fait par ailleurs fi des tentatives, plus ou moins réactionnaires, du KPD de se situer sur le terrain de la « nation » pour tenter de la disputer aux nazis. Et de conclure : « comprendre les angoisses autour de l’être du petit blanc est donc essentiel si l’on veut saisir les échecs de l’extrême gauche et les succès de la réaction dès lors qu’il s’agit de parler aux blancs. Ici aussi, la réaction blanche d’aujourd’hui (tout comme le national-socialisme d’autrefois) a su rassurer les petits blancs. Houria Bouteldja propose, dans son ouvrage, des pistes stratégiques pour offrir quelque chose au « petit homme » dont traite Reich dans un texte éponyme (…). »
[24] Une logique au demeurant très proche du « populisme de gauche » de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui a mis au centre de ses réflexion les plus récentes les « affects » et le besoin de « nation ». Voir par exemple Towards a Green Democratic Revolution : Left Populism and the Power of Affects, paru en novembre 2022.
[25] Au point d’asséner des contre-vérités flagrantes, comme cette affirmation dans Beaufs et barbares que « les damnés de la terre (…) peuvent dire « frère » à n’importe qui sauf à un Blanc », p. 145.
[26] Sur ces bastions d’une « nouvelle racaille ouvrière » qui a permis de stopper la première réforme des retraites de Macron en 2019-2020, voir Alimaj Tacsam, Nouvelle racaille ouvrière, RP Dimanche, février 2020.
[27] Sur la question de la centralité stratégique du prolétariat et son articulation avec un projet révolutionnaire en débat avec les théories « populistes de gauche », voir A The Retreat from Class : A New "True" Socialism, Ellen Meiksins Wood, Verso (1986) et De la movilización a la revolución, Matias Maiello, Ediciones IPS (2022).
[28] « Le programme doit-il s’adapter à la conscience des travailleurs ou aux conditions objectives ? » in Léon Trotsky, Un programme pour la révolution, Paris, Communard.es, 2021, p. 169.
[29] En lien avec ces questions, le marxiste américain Robert Brenner note à raison dans la New Left Review que toute politique qui ne s’inscrit pas dans une perspective de classe et révolutionnaire est vouée à se situer sur un continuum limitant les ambitions des travailleurs « à l’amélioration des salaires et des opportunités d’emplois à l’intérieur du système d’appropriation privée [capitaliste] » et qu’à « un pôle de cette non-« politique de classe » on retrouve les politiques de négociations collectives [syndicalistes], à l’autre, les politiques racistes et anti-immigrés. »




