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Décès de Michel Aglietta, un des fondateurs de la "Théorie de la Régulation"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Michel Aglietta est un grand économiste, fondateur de la "Théorie de la régulation". Administrateur de l'Insee, il a participé aux travaux de la section économique du PCF. Il a publié en 1976 un ouvrage majeur et innovant d'économie marxiste "Régulation et crises du capitalisme". Avec Robert Boyer et Alain Lipietz, il est un des principaux fondateurs de la "Théorie de la régulation" qui revendique des influences marxistes et keynésiennes.
Il a ensuite évolué politiquement vers des positions de centre-gauche, mais il a gardé un fort intérêt pour les analyses de Marx qui ont nourri ses travaux économiques. Il a écrit une note marquante pour la fondation Saint Simon (qui incarnait alors la "pensée unique") en 1998 en posant les fondements du nouveau "capitalisme patrimonial", mais sans la dimension critique des premières années de la "Théorie de la régulation".
"Régulation et crise du capitalisme" (1976) - Livre intégral
"La violence de la monnaie" (Avec André Orléan) (1982) - Livre intégral
"Pour une écologie politique : au-delà du Capitalocène" (avec Etienne Espagne) (2024) - Livre intégral
« Marx a une analyse de l'argent extraordinaire » (interview de 2018)
La monnaie, la valeur et la règle (entretien de 2014)
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Hommage de Jean-Marie Harribey
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Dans leur immense majorité, les économistes sont des professionnels dont la carrière est consacrée à l’exploration méticuleuse d’une technique particulière, d’une hypothèse originale, ou encore d’une théorie proposée par un auteur contemporain ou de longue date disparu. Seul un tout petit nombre d’entre eux invente un programme de recherche qui débouche sur la constitution d’une communauté que l’on pourrait qualifier d’épistémique si le terme n’était pas quelque peu prétentieux.
Clairement, Michel Aglietta appartient à cette seconde catégorie et c’est pourquoi sa disparition devrait nous toucher tout spécialement. En fait, on le sait, il est l’initiateur et le cofondateur de la théorie de la régulation, qu’il n’a cessé de développer depuis sa thèse et surtout la synthèse qu’en propose l’ouvrage publié chez Calmann-Lévy en 1976 Régulation et crises du capitalisme.
Ses idées se sont immédiatement propagées à l’échelle internationale grâce à de multiples éditions dans différentes langues – dont bien sûr l’anglais.
Une thèse sous la direction de Raymond Barre
Cette façon d’aborder l’économie naît dans un contexte bien particulier. Diplômé de l’Ecole polytechnique en 1959, sa curiosité pour les questions théoriques et les débats politiques conduisent Michel Aglietta à poursuivre sa formation à l’Ensae. En 1964, il commence sa carrière comme administrateur de l’Insee et il rejoint la division des programmes chargée d’analyses macroéconomiques en relation avec le Commissariat général du Plan.
C’est dans ce cadre qu’il participe à la construction du modèle économétrique Fifi. Une étape déterminante est celle de son séjour à l’université d’Harvard en 1970. Il a alors le recul suffisant pour replacer les grandes évolutions du capitalisme américain dans le cadre d’une analyse marxiste, car à l’époque telle était la matrice et la source d’inspiration de nombre de disciplines des sciences sociales, y compris l’économie.
Sa thèse de doctorat trouve là son origine, sous la direction de Raymond Barre et avec la participation notamment d’Edmond Malinvaud – bel exemple d’ouverture académique aux débats théoriques, au-delà des orientations politiques.
La thèse est si riche qu’elle suscite la création d’un groupe de discussion associant des économistes appartenant à l’administration économique et qui se reconnaissent dans cette approche structurelle et historique. Y participent, entre autres, Bernard Billaudot, Benjamin Coriat, Alain Lipietz et Jacques Mistral. C’est le point de départ de mon propre engagement dans ce programme de recherche que je n’ai cessé d’approfondir et d’étendre. Sans Michel Aglietta, ma carrière d’économiste aurait suivi une tout autre trajectoire.
Une percée conceptuelle
La publication de l’ouvrage de 1976 énonce une vision et un programme de recherche qui, près d’un demi-siècle plus tard, se prolonge dans l’ouvrage collectif Le nouvel état des savoirs. La Théorie de la régulation (Dunod, 2023). En effet, voici ce qu’annonce Michel Aglietta :
« Parler de la régulation d’un mode de production, c’est chercher à exprimer la manière dont se reproduit la structure déterminante d’une société dans ses lois générales (...). Une théorie de la régulation sociale est une alternative globale à la théorie de l’équilibre général (...). L’étude de la régulation du capitalisme ne peut pas être la recherche de lois économiques abstraites. C’est l’étude de la transformation des rapports sociaux créant des formes nouvelles à la fois économiques et non économiques, formes organisées en structures et reproduisant une structure déterminante, le mode de production. »
A l’opposé de la tendance de la plupart des recherches actuelles, c’est une approche holiste qui est proposée : comment évoluent les sociétés dominées par la logique capitaliste ?
Deuxième rupture : il est impossible de postuler la séparabilité de l’économie et des rapports sociaux dominants. Adieu l’espoir d’une théorie pure à laquelle serait ensuite adjointe une approche d’économie politique ! De même, affirmer que le marché constitue la forme canonique d’ajustement dans les théories économiques standards revient à nier l’importance des institutions, ou plus exactement les formes structurelles qui codifient les rapports sociaux.
Autre rupture, rechercher la convergence des équilibres et de l’optimalité dans l’allocation des ressources revient à nier le caractère conflictuel du capitalisme, ses déséquilibres structurels qui débouchent sur des crises plus ou moins graves.
Les sociétés contemporaines sont en mouvement permanent, de sorte que leur reproduction passe par leurs transformations tantôt silencieuses et cumulatives, tantôt brutales à l’occasion des grandes crises. Ainsi, régulation et crises sont les deux faces d’une même approche, en opposition frontale avec la nouvelle macroéconomie classique qui considère les crises comme le résultat de chocs exogènes – de productivité, de perte de confiance en la monnaie – affectant une économie structurellement stable.
On mesure l’ampleur de la rupture conceptuelle, non seulement par rapport aux théories standards, mais aussi par rapport à un marxisme fossilisé, trop souvent considéré comme arme politique idéologique, alors que les concepts de Marx devraient être mobilisés comme outils analytiques.
Un champ d’analyse de plus en plus large
Dans un premier temps, Michel Aglietta, aidé par la petite communauté des chercheurs du Cepremap, qui a procédé à une analyse historique des transformations du capitalisme français depuis la révolution de 1789, a consolidé la percée que constituait l’imbrication de la théorie et de l’histoire. Ainsi s’est décantée et précisée la définition des formes institutionnelles, ce qui a permis de multiplier les analyses historiques comparatives montrant l’adaptabilité du capitalisme à des sociétés fort différentes.
Dans un second temps, mû par une curiosité insatiable, Michel Aglietta n’a cessé d’explorer diverses questions, souvent en collaboration avec de jeunes auteurs. Infatigable dans son travail d’analyse et d’écriture, il a ainsi réfléchi sur les transformations de la société salariale, en collaboration avec Anton Brender. Il s’est passionné pour produire une théorie institutionnaliste de la monnaie dans divers ouvrages écrits en collaboration avec André Orléan.
Il a rédigé un précieux manuel de macroéconomie financière, domaine trop négligé par les théories standards. C’est ainsi qu’il a pu expliciter les dérives du capitalisme financier avec Antoine Rébérioux et caractériser comment crise et transformation de la finance interagissent en permanence, en collaboration avec Sandra Rigot.
Michel Aglietta ne pouvait rester indifférent face à la percée de la Chine, dont il a cherché à cerner la spécificité grâce à sa collaboration avec Guo Bai. Il en est de même concernant l’Europe, au sujet de laquelle il a proposé une voie originale pour surmonter ses faiblesses structurelles, en tandem avec Thomas Brand.
C’est aussi un spécialiste du système monétaire international, dont il a cerné les enjeux avec Virginie Coudert. En association avec Pepita Ould-Ahmed et Jean-François Ponsot, il est revenu sur les relations qu’entretiennent dettes et souveraineté. Conscient des transformations du capitalisme depuis les années 2000, il s’est attaché à anticiper les ruptures qui, en 2025, sont devenues manifestes. Michel Aglietta nourrissait un intérêt tout particulier pour la théorie de la monnaie, dont il a tenté de cerner le futur en collaboration avec Natacha Valla.
On mesure ainsi le rayonnement et le charisme d’un chercheur d’exception qui a formé toute une nouvelle génération. C’est une contribution essentielle pour le futur de la communauté des chercheurs régulationnistes car, trop souvent, les jeunes générations ont été bloquées par des critères de recrutement et de promotion dans l’université favorisant la quasi-exclusivité de la doxa néoclassique.
Certes, des économistes bien placés auprès des pouvoirs publics ont interdit la création d’une section du CNU « Economie et société » regroupant toutes les disciplines qui traitent de l’économie, enchâssées dans les normes sociales et les institutions. Heureusement, l’action incessante et persévérante de l’Afep (Association française d’économie politique) a obtenu une réforme de l’accès aux postes d’enseignants-chercheurs, du fait de la suppression du concours de l’agrégation.
En permanence, Michel Aglietta a mis en œuvre une approche pluridisciplinaire fort précieuse, par exemple, pour jeter les bases d’une théorie institutionnaliste de la monnaie.
Une influence sur les décideurs publics
Une autre particularité de la trajectoire intellectuelle de Michel Aglietta tient à sa volonté de dériver de ses travaux théoriques et historiques des préceptes et des guides pour les décisions des gouvernements. Ce dans tous les domaines, qu’il s’agisse du devenir des relations internationales, de l’Europe, de celui de la monnaie ou encore de la politique chinoise. Cette capacité est assez rare car on observe plutôt la coexistence de deux conceptions polaires des relations entre savoir économique et pouvoir.
D’un côté, la doxa de l’économie dominante procède normativement en explicitant l’écart entre les configurations effectivement observées et ce que devrait être l’organisation optimale en fonction de critères exclusivement économiques. Trop facilement, cet écart est attribué à l’irrationalité des acteurs et à l’insuffisance de la formation des décideurs en économie. Position guère satisfaisante puisque l’économiste affirme sa normativité sans donner les moyens au politique de la mettre en œuvre.
D’un autre côté, l’approche de la régulation – terme que je préfère à celui de théorie car c’est une heuristique qui permet de construire diverses analyses situées dans le temps et l’espace – privilégie l’analyse des processus économiques, sociaux et politiques dont l’imbrication produit le changement des modes de régulation.
Ces processus sont tellement complexes que les chercheurs n’ont pas de recette à livrer aux décideurs publics, car cela tient plus de l’art et de l’improvisation que d’une déduction logique à partir d’hypothèses économiques. Il en résulte une grande prudence à annoncer « il n’y a qu’à » ou encore « il faut que ». De sorte que, paradoxalement, ce sont les dogmatiques et les idéologues qui parviennent à avoir l’oreille des gouvernements.
A cet égard, Michel Aglietta avait une stature telle qu’il pouvait jouer sur les deux tableaux, et que c’est sans doute lui qui a eu le plus d’influence sur les décideurs publics parmi les régulationnistes. Pour ma part, c’est la voie ouverte par Stefano Palombarini et Bruno Amable qui guide mes recherches : quel est le point d’acupuncture qui permettrait de faire advenir une bifurcation dans une trajectoire inscrite dans la longue période ?
Infatigable dans la dernière période de sa vie, Michel Aglietta a consacré toute son énergie à fournir une analyse rigoureuse des relations entre changements environnementaux et viabilité à long terme du capitalisme. Voilà qui témoigne d’une grande ouverture d’esprit. Elle s’inscrit dans la droite ligne du mouvement fondateur de l’approche de la régulation : comment, à partir de l’analyse d’une grande crise, expliciter les déterminants de régimes alternatifs ?
C’est un message adressé aux jeunes générations : les théories standards s’avèrent fournir de bien piètres références, car elles continuent à se référer à un monde stable alors que pointe un changement d’époque que rend manifeste le chaos produit par Donald Trump. A vous de vous emparer du message de Michel Aglietta, même dans un contexte difficile, car le pouvoir de la doxa n’a pas été aboli ! L’avenir de la problématique régulationniste est entre vos mains, et il est prometteur.
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Ce qui à mes yeux caractérise Michel Aglietta en tant qu’économiste, c’est incontestablement une puissance intellectuelle hors norme. Tous ceux qui l’ont fréquenté ont pu en faire l’expérience et son œuvre est là pour en attester.
Dès sa sortie de l’X dans le corps des administrateurs de l’Insee, il excelle. Il a comme première affectation en 1964 de travailler pour le Commissariat au Plan. Avec Raymond Courbis, Michel Aglietta est à l’origine d’une innovation qui fera date, la construction d’un modèle macroéconomique pour permettre aux partenaires sociaux et à la puissance publique de tester la cohérence de leurs choix à horizon de cinq ans. Ce sera le modèle Fifi pour « Physico-financier », 1 600 équations programmées en Fortran. Premier succès qui assurait au jeune administrateur une belle carrière dans l’administration économique.
Mais arrive 1968 et Michel Aglietta se révolutionne lui-même, comme il le fera souvent dans sa carrière. Il veut penser plus loin. Il comprend que seule une réflexion économique inscrivant résolument sa démarche dans un cadre historique peut prétendre appréhender ces sociétés en perpétuelle transformation que sont par nature les sociétés capitalistes. La lecture de Fernand Braudel et de Marx n’est pas pour rien dans le mûrissement de cette conviction. Les modèles macroéconomiques sont certes des outils intéressants mais ils ne sont que des outils.
Une nouvelle approche féconde
En conséquence, il part à Harvard pour étudier le capitalisme états-unien sur la longue période, de la fin de la guerre civile à nos jours. Il en sortira un livre révolutionnaire, Régulation et crises du capitalisme (1976). On y trouve proposée une nouvelle manière de faire de l’économie qui, en collaboration avec Robert Boyer, fera école sous le nom de Théorie de la régulation.
L’épreuve du temps a démontré sa fécondité et sa solidité. En France comme à l’international, ce cadre théorique reste bien vivant jusqu’à aujourd’hui, rassemblant des centaines de chercheurs. Je ne sais si le lecteur peut prendre la pleine mesure de ce que signifie une telle réussite. Il n’est pas donné à tout un chacun de pouvoir influer sur le cours de la discipline économique !
Pour ce qui est du contenu de l’approche régulationniste, disons succinctement qu’elle met l’accent sur la conflictualité inhérente aux rapports de production capitalistes, à savoir le rapport marchand et le rapport salarial. En cela Michel Aglietta s’inscrit dans la perspective marxiste : l’antagonisme de classes est au cœur de ses préoccupations.
Sur de telles bases, une question domine toutes les autres que Michel Aglietta formule de la manière suivante : « Comment une cohésion sociale peut-elle exister dans le déchirement des conflits ? »
La théorie de la régulation y répond en mettant en avant le rôle que jouent les institutions sociales en général, et non pas les seuls marchés, dans la codification et la stabilisation provisoire des antagonismes qu’engendrent la production et l’accaparement des richesses.
L’exemple de la négociation collective au cœur du rapport salarial fordiste, qui indexe le salaire réel sur la productivité, nous en fournit une illustration. C’est ce compromis capital-travail qui, après 1945, en garantissant une croissance régulière de la demande pour les biens de consommation, a permis le développement de la production de masse et la prospérité caractéristique des Trente Glorieuses.
On est en 1976. Michel Aglietta a 38 ans et s’impose déjà comme un des plus grands économistes de sa génération. Il passe l’agrégation de sciences économiques (1976) et rejoint l’université d’Amiens. En 1982, il sera nommé à l’université de Nanterre qu’il ne quittera plus jusqu’à la fin de sa carrière.
Révolution dans la pensée sur la monnaie
En 1982, nouveau coup de théâtre, nouveau virage à 180 degrés, il publie La violence de la monnaie, nous y avons travaillé en collaboration. Le bouleversement est doublement radical. D’une part, parce que ce livre a pour objet la question monétaire qui n’avait guère retenu son attention jusqu’alors ; d’autre part, parce qu’il mobilise comme cadre d’analyse la théorie girardienne du désir mimétique. On imagine la perplexité du milieu académique devant une telle transgression.
Ce livre a été décisif dans la carrière de Michel Aglietta en tant qu’il est la première manifestation d’une réflexion sur la monnaie qu’il n’a plus jamais cessé de poursuivre et d’approfondir tout au long de sa vie. Mais La violence de la monnaie est plus que cela car c’est dans ce livre qu’on trouve la première ébauche des concepts qui formeront désormais l’armature de sa pensée monétaire. Voyons de quelle manière.
Cet ouvrage retient essentiellement de la pensée de René Girard un schème conceptuel : l’ordre trouve son origine dans l’exacerbation de la violence et non dans sa négation. On reconnaît ici ce que René Girard nomme la violence fondatrice : le retour à l’ordre s’obtient quand le corps social, dans son entier, polarise tout son ressentiment sur un même coupable, conformément à la logique du bouc émissaire. Par cette élection collective d’un coupable désigné, dont Girard a souligné la nature profondément mimétique, le groupe refait son unité et se purge de tous ses conflits intérieurs.
On observe ce faisant une réconciliation générale de chacun avec tous, aux dépens de la victime. C’est ce même mécanisme d’élection-exclusion que La violence de la monnaie voit à l’œuvre dans la formation du rapport monétaire : le désir de richesse qui oppose les échangistes les uns aux autres, trouve à se normaliser et à se codifier lorsque le groupe, de par l’unanimité de sa croyance, institue un « objet » en tant que désirable absolu.
Par l’élection-exclusion, le groupe produit une extériorité, une transcendance auxquelles tous se soumettent. À ce niveau d’abstraction, nous dit Michel Aglietta, la monnaie s’apparente au langage. Elle produit du sens pour autrui. « Ce sens est la valeur : un espace abstrait dans lequel les activités au sein d’un groupe humain sont échangeables. »
La création de l’institutionnalisme monétaire français
La violence de la monnaie rompt ainsi radicalement avec plusieurs siècles d’économie politique puisque, chez Smith, Ricardo, Marx, Menger, Walras et tous les contemporains, le secret de la valeur se trouverait dans une certaine qualité, utilité ou travail, qu’il est possible d’analyser sans faire intervenir la monnaie. Rappelons à ce propos que l’expression la plus élaborée de la théorie contemporaine de la valeur, la théorie de l’équilibre général, rend compte du prix relatif des marchandises à partir d’une économie sans monnaie !
A contrario, dans l’approche qui est initiée par La violence de la monnaie, il revient à la monnaie d’instituer la valeur au travers du langage des prix. On imagine difficilement une thèse plus hétérodoxe, voire plus hérétique, en conséquence de quoi on peut s’étonner de son succès.
Car, comme pour Régulation et crises du capitalisme, La violence de la monnaie et les livres qui ont suivi, La monnaie souveraine (1988) et La monnaie entre violence et confiance (2002), travaux qui continuent notre collaboration, sont à l’origine d’une école de pensée nommée « l’institutionnalisme monétaire français » car majoritairement constitué d’économistes français parmi lesquels on peut citer Jérôme Blanc, Jean Cartelier, Ludovic Desmedt, Laurent Le Maux, Jonathan Marie, Pépita Ould-Ahmed, Jean-François Ponsot, Jean-Michel Servet, Bruno Théret, et j’en oublie.
Le mérite en revient prioritairement à Michel Aglietta, à son charisme, à son autorité intellectuelle, à ses talents de conférencier.
Un économiste engagé dans les grands débats de son temps
Parallèlement, dans les années 1990 et 2000, Michel Aglietta se fait principalement connaître en raison de son expertise financière. Il constate la montée en puissance de la finance de marché et diagnostique l’avènement d’un nouveau régime d’accumulation financiarisé. Une grande partie de son travail est alors consacrée aux structures financières.
Son livre Macroéconomie financière (1995) qui en est aujourd’hui à sa sixième édition est sans conteste un grand succès. Opposé fermement à l’hypothèse d’efficience des marchés financiers, il alerte sur les dangers de la spéculation et met en avant la notion de risque systémique. Ces analyses vont trouver dans la crise de 2008 une pleine confirmation.
Au début des années 2010, Michel Aglietta nous surprend à nouveau. Il tourne alors son regard vers la Chine et publie, avec Guo Bai, La voie chinoise (2012). Devant mon étonnement face à cette nouvelle prise de risque, sa réponse fût la suivante : « Marx nous a appris que le capitalisme s’étudie là où est son centre. Si j’ai été aux Etats-Unis en 1970, aujourd’hui j’irai en Chine. »
Ce qui frappe dans ce livre, c’est à quel point Michel Aglietta est resté fidèle à ses convictions de toujours : l’économie, la politique et le social forment une totalité qui doit être étudiée en tant que tout. Ce point de vue totalisant, c’est la perspective historique qui nous aide à le construire. L’économie pure qui a contrario décontextualise les relations marchandes doit être rejetée. Il s’ensuit une analyse de la Chine d’une très grande richesse, illustrant une fois de plus la puissance de la Théorie de la régulation.
Cet « épisode chinois » illustre un trait important de la personnalité de Michel Aglietta : son intérêt pour le monde qui l’entoure. Il ne veut pas rester dans sa « tour d’ivoire » à l’écart des grands débats de son temps. C’est un économiste engagé. Pour cette raison, il a toujours eu le souci de conserver des liens étroits avec l’administration économique de façon à pouvoir se tenir constamment informé des problèmes en cours, aux meilleures sources.
Car, sans une information précise et pertinente, l’économiste parle dans le vide. Il s’est agi principalement du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cépii), auquel il a été fidèle jusqu’à la fin, et de la Banque de France. Il a mis à la disposition de ces administrations son incroyable puissance de travail. En retour, ces groupements lui permettaient d’accéder aux données statistiques dont il avait besoin pour déchiffrer l’évolution économique.
Des solutions à la crise écologique
Mais l’histoire ne se termine pas là bien que Michel Aglietta ait déjà 74 ans lorsqu’il publie La voie chinoise. Un autre sujet s’impose à lui – et à nous – avec une acuité et une gravité sans pareil, la crise écologique. Il ne pouvait rester extérieur à une telle problématique. Il cherche à proposer des solutions. Il publie l’an dernier en collaboration avec Etienne Espagne, Pour une écologie politique. Au-delà du Capitalocène.
Dans ce livre, Aglietta et Espagne insistent sur la dimension politique et collective de la transition : il s’agit de construire un nouveau pacte social, où la justice sociale accompagne la transformation écologique. Sans prise en compte des inégalités et sans mobilisation démocratique, la transition risque d’échouer ou de provoquer des réactions de rejet. Pour les auteurs, l’écologie politique est ainsi le cadre nécessaire pour articuler justice, durabilité et action collective face à l’urgence climatique.
L’œuvre de Michel Aglietta est exceptionnelle d’abord par son ampleur. Je n’ai pu d’ailleurs en aborder ici qu’une petite partie laissant de côté l’euro et l’Europe auxquels il a pourtant consacré plusieurs livres d’une grande portée, de même que ses analyses sur la responsabilité du cycle financier dans l’étouffement actuel de la croissance.
Mais elle est exceptionnelle également par la justesse de ses analyses et par la richesse de ses propositions, ce qui n’est pas rien. On peut d’ailleurs se demander si la réception de ce travail a été à la mesure de sa valeur. Assurément Michel Aglietta, pour ce qui est de l’administration économique, était pris très au sérieux. Rappelons qu’il a été membre du Haut conseil des finances publiques (HCFP) entre 2013 et 2015.
Il me semble cependant qu’il en a été différemment du côté de l’université. Classé « économiste hétérodoxe », il a subi une forme d’ostracisme, en conséquence de quoi ses nombreuses propositions n’ont pas reçu une analyse sérieuse. Il est à espérer que le temps fasse son œuvre et conduise à ouvrir les esprits.
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