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    Ce que les succès (et les critiques) de la France Insoumise révèlent de la situation

    France-Insoumise

    Lien publiée le 7 mai 2025

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Ce que les succès (et les critiques) de la France Insoumise révèlent de la situation | Le Club

    Par Samuel Hayat

    L’émission Complément d’enquête consacrée à LFI est discutable, mais elle nous informe sur les partis, la représentation politique et le charisme. Plutôt que d'accuser LFI d'être une meute et Mélenchon d'être un gourou, il faudrait se demander pourquoi ces formes de militantisme sont adaptées tant au présidentialisme de la Ve République qu’aux logiques médiatiques et aux mutations de l’engagement.

    L’émission Complément d’enquête consacrée à la France insoumise, diffusée le 24 avril 2025, est discutable dans sa méthode comme dans l’angle choisi, mais elle est révélatrice de pas mal de choses sur les partis, la représentation politique et le charisme. 

    1° Ce qu'il faut avant tout comprendre, c'est que LFI réussit là où les autres partis échouent : elle obtient des succès électoraux répétés, a fait apparaître une nouvelle génération de cadres, avec de multiples noms désormais connus et reconnus médiatiquement, ce qui n’est le cas d’aucune autre formation politique à gauche. Dans la situation présente, qu’on le veuille ou non, LFI semble la seule vraie machine efficace à gauche, en tout cas sur la scène politique nationale. Bien sûr, l’efficacité n’est pas un but en soi, mais c’est un élément central pour la gauche électorale, celle qui vise la prise du pouvoir par les urnes.

    La raison en est d’abord que tout mouvement politique a besoin de cadres, des militant-es formé-es, engagé-es, efficaces et dévoué-es à l’appareil. Or les autres partis à gauche ne savent plus en produire, en tout cas pas de bon-nes. Il faut bien voir qu’auparavant les partis, Parti socialiste en tête, formaient leurs cadres par le militantisme, en particulier syndical. Une carrière militante à gauche commençait dès le lycée (FIDL, UNL) puis à l’université (UNEF-ID). Il y avait du militantisme jeune (MJS), de l'action locale, des débats, des courants. Dans l’appareil, on montait progressivement, à la suite d’une série d’épreuves qui créaient des rapports de concurrence, de camaraderie, une structure idéologique, des réseaux.

    Or ce modèle s’est effondré, car il reposait sur un afflux constant de militant-es, d’adhérent-es, qui s’est tari partout. Par conséquent, le PS (et dans une moindre mesure les Ecologistes et Parti communiste français) est devenu un parti de cadres, voire un parti-cartel tenu par des élu-es, sans base active, sans militantisme jeunesse, sans cadres formé-es ayant une légitimité locale et une habitude du débat d'idées et du travail militant.

    2° Pourquoi alors LFI semble avoir réussi à constituer une direction politique fonctionnelle ? Parce que ce mouvement l’a créée de toutes pièces, par en haut, sans s’en remettre au lent travail de construction d’une carrière militante. En quittant le PS, Jean-Luc Mélenchon a rompu non seulement avec un parti, mais bien avec la forme-parti, telle qu’héritée de la longue histoire de la social-démocratie, avec sa base militante de masse, ses débats, ses courants, sa démocratie interne. Il a choisi plutôt un modèle inspiré du léninisme, tel que développé dans Que faire ? (1902). Il s'agit de construire non pas un parti démocratique, mais une avant-garde de révolutionnaires professionnel-les, et à côté, subordonné à cette avant-garde, un mouvement de masse sans pouvoir propre, mais mobilisable.

    Initialement, ce 1er cercle, c'était la direction du Parti de Gauche, avec des ancien-nes du PS ayant suivi Mélenchon en 2008, puis ça s'est élargi à des militant-es aguerri-es venant de l'altermondialisme, de la Ligue communiste révolutionnaire, des comités de lutte contre le Traité constitutionnel européen... Et le mouvement plus large, subordonné, censé porter la dynamique au-delà du noyau dirigeant, c'était le Front de gauche, regroupant une myriade de partis et de mouvements plus ou moins importants. Il faut se souvenir qu’à l’époque, il existe dans la gauche radicale des dizaines de structures, héritées des luttes (et des scissions) des décennies précédentes. Le Front de gauche fédère et coordonne toute cette constellation radicale.

    Mais le Front de gauche est trop tributaire des partis et lourd pour convenir à Mélenchon. En 2016, il dissout de son propre chef le Front de gauche et crée LFI, un mouvement « gazeux », sans adhérent-es, mais avec des « soutiens » collectés sur Internet, structuré en petits groupes dénués de pouvoir. Officiellement, il s’agit d’incarner la révolution citoyenne, ce qui veut dire s’écarter des références de la gauche – mais le but est surtout d’éviter de voir renaître baronnies et luttes de courants qui avaient grevé le PS, et de mettre au pas une gauche radicale trop plurielle.

    Parallèlement, et progressivement, le 1er cercle se trouve épuré, et Mélenchon nomme des jeunes cadres, à l'expérience militante réduite, parfois tout juste sorti-es de Sciences po, sans ancrage local, dont la légitimité est entièrement conférée par la direction. Résultat : LFI devient une machine politique médiatiquement et électoralement efficace, certes non démocratique, mais solide et unie, dont les membres de la direction doivent tout à Mélenchon, et appuyée sur un mouvement aux contours flous, mais mobilisable électoralement. Le ralliement du Parti ouvrier indépendant, héritier du lambertisme, resté à l’écart du Front de gauche, avec ses militant-es bien formé-es, ses réseaux syndicaux et son habitus léniniste, qui se met au service de la dynamique insoumise sans trop demander en échange, achève de structurer la FI, et de l'autonomiser de ses soutiens trop indépendants, comme les petits mouvements de gauche radicale qui forment Ensemble !

    3° Tout ceci permet à LFI de parler désormais d'une seule voix. Cela constitue un avantage certain, surtout dans un paysage médiatique désidéologisé et (donc) friand de petites divisions, de manœuvres et de scandales à deux sous, censés être le cœur de la politique, alors que ça n'en est que la dramaturgie. Certes, le prix à payer, pour exister quand même, c'est de faire du scandale, du bruit, de diviser. Mais chaque scandale, non seulement permet de gagner en visibilité et de déterminer l'agenda, mais renforce aussi l'unité, car on est ensemble, contre le reste du monde qui nous diabolise.

    Et paradoxalement, faire du scandale sur des sujets vraiment politiques, cela permet aussi, parfois, de parler du fond. Car oui, faire du bruit en parlant de Gaza, des retraites ou des ultrariches, c'est bien plus important, politique et, au final, mobilisateur, que le spectacle des divisions entre pro et anti NFP au prochain congrès du Parti socialiste. Peut-être que cette stratégie médiatique éloigne certaines personnes de LFI ; mais on est en droit de douter que l’outrance verbale, à l’heure du trumpisme triomphant, soit vraiment un problème en termes d’efficacité électorale. Surtout que les cadres de LFI savent tout à fait, aussi, jouer le jeu du débat de fond apaisé (pensons à Guetté, Bompard, Panot et d’autres pendant la campagne législative de 2024).

    Enfin, cette stratégie de faire entendre une voix à la fois unitaire et bruyante oblige le champ politique dans son ensemble à s'organiser autour de vous. Aujourd'hui, seuls LFI et le RN parlent d'une seule voix, et les autres partis sont forcés de se situer par rapport à eux – et donc de se diviser sur des questions de stratégie électorale plutôt que de parler du fond. Si c’est un piège qui leur est tendu, on peut dire qu’il fonctionne assez bien.

    4° Tout ceci amène à Mélenchon. C'est évidemment la focalisation de l'émission de France 2, et à raison. Puisque LFI est créée par Mélenchon et tient par lui, cette personnalisation d’appareil se traduit en personnalisation médiatique. Mais les journalistes semblent incapables de comprendre que la condition du succès médiatique et électoral (au moins sur la scène nationale) de la machine LFI, c'est son unité, et que la garantie de cette unité, autant que son effet, c'est précisément l’existence d’un chef charismatique.

    La garantie, d'abord : pour éviter la division, le meilleur moyen (à court terme) est cette combinaison de peur et de cohérence que créent les épurations successives. Et pour épurer sans trop de vagues, un chef autoritaire, dont les décisions même arbitraires sont respectées, c'est diablement efficace – au moins en apparence, car il ne faut pas sous-estimer les effets de fragilisation à long terme de ces purges, sans même parler de la violence psychologique subie.

    Mais surtout, il faut bien comprendre que le chef charismatique n'est pas seulement la garantie de l'unité, c'en est aussi un effet. Pourquoi Mélenchon semble à ce point meilleur que les autres ? Ce n'est pas (que) son intelligence ou le sens politique que lui confère son long parcours. C'est que son charisme est construit par l'unité de ses partisan-es. C’est que ce montre Max Weber : le charisme n'est pas une propriété personnelle, dû à des qualités exceptionnelles, c'est surtout une production de la communauté charismatique qui entoure. Et les membres de la direction de LFI forment une telle communauté charismatique : quand on les invite dans les médias, on leur parle de Mélenchon, et iels le défendent becs et ongles contre les attaques, renforçant son exceptionnalité.

    Ce dispositif est particulièrement puissant pour construire le charisme : si vous écoutez les cadres LFI, vous n'entendez que des éloges de Mélenchon. De l'extérieur, il y a certes des critiques, souvent virulentes, mais cela resserre les rangs, et met le discours unitaire du 1er cercle au service du charisme du « vieux ». Ce cercle vertueux unité / charisme crée une dynamique qui peut sembler sectaire quand on n’est pas dans l’appareil, et peut-être effraie-t-elle des gens. Mais l'alternative, dans l’état actuel du champ médiatique, c'est souvent le spectacle de la division, comme au PS, ou l'isolement : Glucksmann, Ruffin, Autain, Castets, Tondelier peuvent bien attirer la sympathie, mais personne de leur camp n’en dit jamais de bien ni n’en loue les capacités exceptionnelles ; immanquablement, à terme, malgré leurs qualités personnelles, on va trouver qu’iels « manquent de charisme ».

    5° Tout cela permet à LFI de fonctionner en interne comme un parti révolutionnaire, ultra-hiérarchisé, au service d’une grande cause. C’est tout de même étonnant, étant donné que ce mouvement n'a rien de révolutionnaire dans ses objectifs. C'est du léninisme organisationnel, mais au service d'un projet social-démocrate, avec une doctrine très légère, et changeante selon les volontés de Mélenchon et de sa garde rapprochée. Cette combinaison entre la radicalité de la posture, la verticalité de l’organisation, et le pragmatisme du programme, a été une grande force en 2017 et en 2022. Cela ne veut pas dire que LFI a raison de garder cette structure, ni qu'ils vont gagner en 2027. Mais au moins cette entreprise politique veut dire quelque chose et semble à la hauteur des enjeux électoraux. Alors que les vieux partis, PS en tête, paraissent immanquablement à contretemps.

    Donc plutôt que d'accuser LFI d'être une meute et Mélenchon d'être un gourou, il faudrait se demander pourquoi ces formes de militantisme sont fonctionnelles, adaptées tant au présidentialisme de la Ve République qu’aux logiques médiatiques et aux mutations de l’engagement militant. Et si ces dynamiques ne nous plaisent pas, il faut changer le système qui les produit, au lieu de blâmer ceux qui y prospèrent. Car il ne faut pas s’y tromper : face au manque de démocratie interne de LFI, il est profondément inefficace d’opposer le petit spectacle oligarchique de partis désormais pauvres en militant-es, et surtout de militant-es des classes populaires.

    Il existe sûrement une voie pour renouveler un militantisme de terrain, horizontal, divers et démocratique ; mais la pression que met la centralité de l’épreuve électorale, et la force qu’y confère l’unité stratégique, fût-elle autoritaire, rend cette voie plus longue très coûteuse, sûrement trop, face à l’urgence des combats pour la paix, contre le changement climatique, contre le fascisme. Peu de personnes sérieusement engagées à gauche n’oseraient prendre le risque de casser un appareil qui fonctionne pour en reconstruire patiemment, par en bas, un nouveau. Ce que révèle, peut-être contre la volonté de ses auteur-es, l’émission Complément d’enquête, c’est que LFI constitue encore le principal pôle structurant à gauche sur la scène politique nationale.

    Samuel Hayat, chercheur en science politique

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    Addendum: ce billet a été composé à partir d'un fil Bluesky, donc c'est un peu décousu. Il est le fait d'un non spécialiste de LFI. Pour des analyses bien plus approfondies, on peut aller lire les travaux de Manuel Cervera-Marzal, notamment son livre Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, La Découverte, 2021, ainsi que ceux de Rémi Lefebvre. Il y a aussi des thèses, notamment celles de Virginie Tisserant sur les partis-mouvements en France et en Espagne, Arthur Groz sur les carrières militantes à LFI, Podemos et Syriza, Laura Chazel sur le populisme de gauche à Podemos et LFI, et des travaux plus anciens sur la gauche radicale, comme la thèse de Romain Mathieu sur PG, NPA et PCF Je ne les ai pas lues mais on me les a signalées. D'autres thèses sont en cours. C'est l'occasion de saluer le travail abattu par les jeunes chercheurs et jeunes chercheuses, dans des conditions toujours plus difficiles.