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Mexique: la révolte récurrente
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Le Mexique moderne et contemporain s’est construit en grande partie à coups de révoltes, « à coups de machette en quelque sorte », nous dit ici le sociologue marxiste italo-mexicain Massimo Modonesi. Il ajoute : « J’irais même plus loin, par des révoltes plutôt que par des révolutions qui, d’ailleurs, ont été pour la plupart vaincues, avortées, interrompues ou simplement imaginaires. Et contrairement à ce qu’on nous dit, elles ne se comptent pas sur les doigts d’une main. Une, deux, peut-être deux et demie, difficilement trois, certainement pas quatre ».
Nous publions ici en français son texte initialement publié en espagnol par la revue Jacobín América Latina.
***
À la mémoire des 43 d’Ayotzinapa, nous les voulons vivants.
L’histoire des révoltes du passé a été relatée, mais rares sont ceux qui se sont arrêtés pour réfléchir à leur séquence et à leur récurrence à moyen et long terme. J’insiste sur ce mot, que j’ai inclus dans le titre et dont l’étymologie latine recursus-recurrere nous ouvre une perspective interprétative : la récurrence des rébellions renvoie à un recours réitéré, à quelque chose qui revient, qui réapparaît. Un recours d’urgence face à une urgence fréquente.
Et la logique redondante et quelque peu circulaire de ce recours récurrent évoque, non par hasard, la métaphore de Marx où la taupe révolutionnaire pointe sa tête non seulement dans l’histoire, mais aussi dans l’œuvre même du barbu : dans Le 18 Brumaire (1852), les Grundrisse (1857-1858), La Guerre civile en France et dans une lettre à Kugelmann (toutes deux datées de 1871).
Pour recourir à une autre métaphore, la latence et l’apparition soudaine de ces révoltes récurrentes – mais non permanentes – sont peut-être dues à leur modalité volcanique ; elles se développent silencieusement dans les profondeurs sociales et se manifestent brusquement et soudainement à la surface de l’arène politique lorsque la tension infrapolitique est devenue incontrôlable.
Se pourrait-il que la taupe et les éruptions de notre époque se manifestent dans les révoltes ? Que seules celles-ci, mettant éventuellement en suspens l’optimisme révolutionnaire, soient porteuses des éventuelles et possibles grandes transformations du panorama sociopolitique ? Des transformations qui méritent vraiment la majuscule, ex post lorsqu’elles prouvent qu’elles la méritent et non ex ante par propagande ou simple désir d’entrer dans l’histoire.
La question se pose, mais je pense qu’il ne faut pas se précipiter pour remplacer révolution par révolte. Tout comme nous ne confondons pas révolte ou révolution avec lutte armée, avec guérilla, une forme spécifique de rébellion, menée par un groupe armé soutenu par une partie des classes subalternes ou qui se contente d’agir en leur nom. Carlos Montemayor a écrit au sujet de la récurrence de la guérilla un essai en 1999 (La guerrilla recurrente, 2007, Random House, Mexico), dont le titre a incontestablement inspiré l’utilisation de l’adjectif que je propose ici.
Il faut toutefois dire, avec toute l’admiration et le respect que je lui dois, que Montemayor ne s’est pas interrogé de manière approfondie et systématique sur l’énigme théorique et pratique que ce mot recouvre : un secret ou un mystère qui en dit long sur le travail historiographique – situé entre conservation et transformation, continuité et changement – que l’on pourrait même définir comme l’art de déchiffrer l’énigme de la combinaison inégale entre le persistant, l’émergent et le récurrent.
La culture de la révolte
Dans la reconstruction et la narration des rébellions paysannes au Mexique, Leticia Reyna, John Tutino et John Coatsworth sont ceux qui, avec le plus de réflexion et de clarté, ont tenté de situer les rébellions dans le moyen-long terme comme clé de lecture de l’histoire nationale. Dans cet effort de classification, ils nous ont fourni quelques pistes conceptuelles et interprétatives qui peuvent entrer en résonance avec la recherche d’une caractérisation générale à laquelle nous devons nécessairement aspirer.
Leticia Reyna, pionnière dans l’étude comparative et séquentielle de ces phénomènes dans l’histoire mexicaine, – que je salue ici – a proposé deux typologies. L’une distingue les objectifs : 1) Rébellions messianiques ; 2) Rébellions pour l’autonomie communautaire ; 3) Rébellions pour la démocratie agraire ; 4) Rébellions anticolonialistes ; 5) Rébellions pour le socialisme agraire (p. 35-39). Et une autre, de type classique (une manière élégante de dire marxiste), à partir des critères traditionnels de conscience et d’organisation, distingue les rébellions pré-politiques et politiques, où les premières – qu’elle nomme selon le degré de politisation soulèvements, insurrections et révoltes – correspondent en réalité à des révoltes, tandis que les secondes se rapprochent de ce que l’on nomme révolution[1].
John Tutino, quant à lui, en dialogue avec le débat conceptuel fondateur de la sociologie historique et de l’anthropologie politique (Barrington Moore, Skopol, Scott, Wolf, etc.), propose une perspective basée sur la combinaison des injustices et des opportunités, en insistant sur cette séquence, à savoir la primauté des injustices et de leur perception, qu’il synthétise dans la formule de Barrington Moore « indignation morale politiquement efficace ».
D’autre part, il propose une clé de lecture particulièrement pertinente tant au niveau général, c’est-à-dire théorique ou universel, qu’au niveau concret, dans le cas du Mexique et de l’Amérique latine, à savoir la question de l’autonomie – parallèlement à celles de l’insécurité et de la mobilité – des paysans et des indigènes : l’autonomie non seulement comme indépendance, mais aussi, pour employer des termes qu’il n’utilise pas, comme autosuffisance et autodétermination. Permettez-moi de citer le dernier paragraphe du livre de Tutino sur les rébellions au Mexique, car il le mérite :
« Les paysans insurgés n’ont pas fait à eux seuls l’histoire moderne du Mexique, mais ils ont veillé à ce que l’élite ne fasse pas cette histoire sans eux. Confrontés à des changements sociaux qui leur refusaient l’autonomie et leur imposaient une pauvreté, une subordination et une insécurité déchirantes, les Mexicains des campagnes se sont révoltés contre le caractère injuste de leur vie. Ils ont saisi toutes les occasions qui se présentaient pour organiser des insurrections, sans jamais gagner, mais en garantissant qu’aucune élite ne resterait au pouvoir sans reconnaître les injustices du monde rural. Cette ténacité face à des échecs répétés leur a finalement valu une victoire limitée : la destruction de la caste des terratenientes [grands propriétaires] et la redistribution massive des terres aux communautés ejidales [terres collectives autochtones]. Les paysans révoltés auraient sans doute envisagé une victoire plus complète. Sans leur lutte, cependant, les Mexicains du monde rural auraient obtenu beaucoup moins.[2]»
Pour sa part, Coatsworth a effectué un travail minutieux de systématisation des « guerres » paysannes, indigènes et de celles qu’il appelle régionales (des pauvres des campagnes, autrement dit des paysans) et a souligné le lien entre les rébellions rurales et urbaines, mais il a manqué de créativité sociologique lorsqu’il a défini la révolte comme une simple « action collective illégale »[3].
À ces trois auteurs, il faudrait ajouter Adolfo Gilly qui, lorsqu’il s’est penché sur le soulèvement zapatiste de 1994, avec sa sensibilité politique et à sa plume hors du commun, a posé de manière particulièrement suggestive la question fondamentale de la récurrence de la rébellion dans l’histoire mexicaine en tant qu’élément de la culture politique nationale.
Et il l’a fait, permettez-moi ici une parenthèse autobiographique, dans une interview que j’ai réalisée en 1997 et qui a été publiée dans Nexos sous le titre La Rebelión como cultura, alors que j’étais un jeune homme de vingt-six ans et que je venais de traduire en italien son livre sur le soulèvement zapatiste Chiapas La razón ardiente. Ensayo sobre la rebelión en el mundo encantado (ERA, Mexico, 1997) parce que je considérais que c’était le plus éclairant de tout ce que j’avais lu sur cet événement retentissant de l’histoire du Mexique.
Dans son livre, Gilly écrivait, je cite :
« La rébellion rurale finit par s’affirmer, dans le long terme, comme l’un des modes de formation et d’existence de la communauté étatique mexicaine. Ou, en d’autres termes, comme l’un des éléments constitutifs potentiels de la relation de commandement-obéissance entre dirigeants et dirigés, entre gouvernants et gouvernés. »
Et c’est là qu’il offre une clé de lecture très pertinente, quant à l’hégémonie et à la subalternité, inspirée de Gramsci, Guha et Thompson, qui marque son œuvre postérieure à La révolution interrompue et qui caractérise en particulier sa lecture du cardénisme que, soit dit en passant, je ne partage pas entièrement. Adolfo disait dans cette interview dont le titre « La rébellion comme culture » reprenait une partie de son livre :
« Il s’avère qu’au cours de cette longue période, la rébellion est l’une des ressources normales dans la relation entre gouvernants et gouvernés lorsque les choses se heurtent à une limite. En près de cinq siècles, la société a assimilé cette ressource comme une forme acceptable de relation avec l’autorité lorsque les autres formes perdent en visibilité et en légitimité ou ne sont pas acceptées. On me dira que ce n’est pas une forme de relation, mais une forme de destruction. Oui et non. Car l’histoire des rébellions paysannes et indigènes est l’histoire des rébellions qui en négociant soit sont écrasées, soit le gouvernement doit céder et négocier. […] J’appelle cela une culture mexicaine de la rébellion. »
Dans son livre et dans l’interview, Gilly fait référence aux lettres reçues par Cuauhtémoc Cárdenas après la fraude électorale de 1988, lorsque, depuis différentes régions paysannes cardenistes (en particulier Michoacán et La Laguna), on lui demandait ou on lui manifestait simplement la volonté de se rebeller en armes. Une rébellion qui aurait pu avoir lieu, mais que les instances supérieures ont fait avorter. Je ne porte ici aucun jugement de valeur, mais je me base sur une lecture du rapport de forces et sur une option pacifique et institutionnelle, qui s’est concrétisée par la fondation du PRD en mai 1989. Un processus que j’ai tenté de reconstituer, du point de vue de la gauche socialiste, dans un livre que j’ai publié il y a plus de vingt ans, en 2003, et que Gilly a présenté en personne à la maison Reyes Heroles à Coyoacán.
La rébellion zapatiste
Gilly s’exprimait à la lumière de l’insurrection dans les vallées du Chiapas. Cet événement politique et symbolique a inscrit la rébellion, sous son nom, au cœur de la lutte sociale au Mexique. Les zapatistes de l’EZLN ont explicitement placé la rébellion aux côtés de la résistance, comme une version renforcée de la résistance et comme une alternative à la révolution.
À partir de 1994, le mot est apparu et a circulé sous forme orale et écrite dans le discours zapatiste pour désigner des pratiques, des lieux et des événements politiques. Il est apparu à deux reprises de manière marginale dans les trois premières Déclarations de la forêt Lacandone (janvier 94, juin 94 et janvier 95), puis a pris de l’importance dans le discours inaugural de la Convention Nationale Démocratique, dans lequel le commandant Tacho a parlé de territoire rebelle contre le mauvais gouvernement (3 août 1994). Il a ensuite figuré dans la déclaration des municipalités rebelles (19 décembre 1994) et s’est définitivement imposé dans la Quatrième Déclaration de la forêt Lacandone, qui commençait solennellement par la phrase « Nous sommes la dignité rebelle » (1er janvier 1996). Elle se fera entendre ensuite dans plusieurs rencontres et communiqués ultérieurs, jusqu’à s’incarner dans la formation des Municipalités autonomes rebelles zapatistes (MAREZ) en 2003.
Dans la Quatrième Déclaration, outre la phrase d’introduction, l’idée-image de la rébellion apparaît dans un passage d’une grande portée historique :
« L’arrogant veut étouffer la rébellion qu’il situe, dans son ignorance, à l’aube de 1994. Mais la rébellion qui a aujourd’hui un visage de couleur sombre et une langue vraie n’est pas née maintenant. Elle s’est exprimée auparavant dans d’autres langues et sur d’autres terres. La rébellion contre l’injustice a parcouru de nombreuses montagnes et de nombreuses histoires […] (NdR : il énumère ensuite les langues autochtones, et pour finir le castillan…). La rébellion n’est pas une question de langues, c’est une question de dignité et d’êtres humains. »
Dès 2002, la notion de Rébellion, désormais avec une majuscule, apparaît dans le nom du magazine officiel zapatiste, parrainé par le FZLN et avalisé par le commandement. Et dans une lettre du sous-commandant Marcos, envoyée en septembre 2002 à Fernando Yañez, ancien fondateur des Forces de Libération Nationale, qu’il invite à participer au magazine, on trouve une première esquisse de caractérisation de la figure du rebelle :
« Le rebelle est, si vous me permettez cette image, un être humain qui se cogne contre les murs du labyrinthe de l’histoire. Et, ne vous méprenez pas, ce n’est pas parce qu’il cherche le chemin qui le mènera à la sortie. Non, le rebelle frappe les murs parce qu’il sait que le labyrinthe est un piège, parce qu’il sait qu’il n’y a pas d’autre issue que de briser les murs. Si le rebelle utilise sa tête comme un marteau, ce n’est pas parce qu’il est têtu (ce qu’il est, sans aucun doute), mais parce que briser les pièges de l’histoire, avec ses mythes, est un travail qui se fait avec la tête, c’est-à-dire un travail intellectuel. Par conséquent, le rebelle souffre d’un mal de tête si fort et si continu que la migraine la plus sévère n’est rien à côté.[4] »
Un mois plus tard seulement, en octobre 2002, une caractérisation encore plus suggestive apparaît dans une autre lettre dans laquelle, dans le récit du sous-commandant Marcos, Durito affirme avoir écrit avec José Saramago une nouvelle intitulée « La Rebeldía y Las Sillas » (« La Rébellion et les Chaises »). Revoir ce passage en détail vaut la peine car il combine divers registres historiques et idéologiques :
« Eh bien, il s’agit du fait que l’attitude d’un être humain devant les chaises est ce qui le définit politiquement. Le Révolutionnaire (oui, avec une majuscule) regarde avec mépris les chaises ordinaires et dit et se dit : « Je n’ai pas le temps de m’asseoir, la lourde mission que l’Histoire (oui, avec une majuscule) m’a confiée m’empêche de me distraire avec des futilités ». Il passe ainsi sa vie jusqu’à ce qu’il arrive devant la chaise du Pouvoir, abat d’un coup de feu celui qui y est assis, s’assoit en fronçant les sourcils, comme s’il était constipé, et dit et se dit : « L’Histoire (oui, avec une majuscule) s’est accomplie. Tout, absolument tout, prend sens. Je suis dans Le Fauteuil (oui, avec des majuscules) et je suis l’aboutissement des temps ». Il reste là jusqu’à ce qu’un autre Révolutionnaire (oui, avec une majuscule) arrive, le renverse et l’histoire (oui, avec une minuscule) se répète. Le rebelle (oui, avec une minuscule), en revanche, lorsqu’il regarde une chaise ordinaire, l’analyse attentivement, puis va chercher une autre chaise, et une autre, et une autre, et en peu de temps cela ressemble déjà à une réunion parce que d’autres rebelles (oui, avec une minuscule) sont arrivés et commencent à faire circuler le café, le tabac et la parole, et alors, juste au moment où tout le monde commence à se sentir à l’aise, ils deviennent agités, comme s’ils avaient des asticots dans le chou-fleur, et on ne sait pas si c’est à cause du café, du tabac ou de la parole, mais ils se lèvent tous et poursuivent leur chemin. Ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils trouvent une autre chaise ordinaire et que l’histoire se répète. Il n’y a qu’une seule variante, lorsque le rebelle tombe sur la Chaise du Pouvoir (oui, avec une majuscule), il la regarde attentivement, l’analyse, mais au lieu de s’asseoir, il va chercher une lime, du genre lime à ongles et, avec une patience héroïque, il lime les pieds jusqu’à ce qu’ils soient, à son avis, si fragiles qu’ils se cassent lorsque quelqu’un s’assoit, ce qui se produit presque immédiatement. Tan, tan.[5]”
Et aussitôt il fait un clin d’œil à l’anarchisme, dans un glissement communiste libertaire qui semble en phase avec une certaine sensibilité qui a prospéré dans les mouvements altermondialistes de ces dernières années. Mais il est difficile de ne pas penser que la métaphore évoque l’épisode de la chaise présidentielle dont Villa et Zapata ont été les protagonistes au Palais national en décembre 1914. C’est pourquoi je disais précédemment que divers registres historiques et idéologiques se croisent dans ce passage oublié de la pensée zapatiste, emblématique d’une conception émergente de la rébellion.
Avec ces nuances pas toujours visibles, fonctionnant en grande partie comme un signifiant vide pour ceux qui ne sont rien, ceux d’en bas et à gauche, la perspective rebelle du zapatisme va marquer un moment de l’histoire mexicaine, la fin du XXe siècle et le début du XXIe. Étant donné qu’elle a été précurseur et/ou contemporaine d’une tendance qui s’est manifestée à l’échelle mondiale, il faut se demander dans quelle mesure elle est présente dans le Mexique d’aujourd’hui, au-delà de l’influence politique de l’EZLN qui reste vivante mais qui s’est visiblement restreinte.
Le nom de la chose
Après avoir parcouru ces pistes mexicaines et avant de revenir au Mexique du XXIe siècle, permettez-moi deux brefs détours que je considère importants, pour introduire d’abord des clés de lecture théoriques, puis des clés de lecture latino-américaines, dans le but de déprovincialiser une perspective nationale qui peut finir par être « exceptionnaliste », et donc à considérer que le Mexique est toujours une exception.
Le premier détour, d’ordre sociologique, sur le nom de la chose implique un resserrement conceptuel, car sans cela, nous perdons notre capacité d’interprétation historique et risquons de nous noyer dans une simple chronique.
Émeute, rébellion, révolte, explosion, insurrection et soulèvement sont des termes utilisés comme synonymes pour désigner une forme de protestation d’ampleur (socialement massive et prolongée dans le temps) et intense (en raison de la radicalité des revendications, des impacts et du répertoire d’actions), que nous pouvons qualifier de « disruptive », caractérisée par des formes et des dynamiques antagonistes (Modonesi 2010 et 2016)[6], qui dépassent les limites de contention des systèmes politiques et se projettent comme des hypothèses et des pratiques de rupture symbolique et concrète d’un ordre politico-institutionnel (qui se proposent ou non, atteignent ou non, des effets destituants). Ainsi, un profil spécifique de radicalité disruptive les distingue des simples cycles de mobilisation ou de protestation[7], caractéristique qui se ramifie dans deux directions : les formes et les portées disruptives potentielles ou réelles (c’est-à-dire qu’elles se réalisent ou non pleinement ou partiellement). Il s’agit donc de cycles de protestation qui se caractérisent par un répertoire et une portée antagonistes et disruptifs, radicalement conflictuels dans leur forme et leur impact, qui visent la « rupture ou l’interruption brutale » – selon la définition du terme « disruption » donnée par l’Académie royale espagnole – des règles de reproduction de l’ordre, de la hiérarchie ou du régime de domination auxquels sont attribuées les injustices à l’origine de la protestation.
À droite, les révoltes sont diabolisées et criminalisées pour justifier la répression, en recourant à des expressions telles que « émeutes », « tumultes » et autres épithètes utilisées pour qualifier les protagonistes des protestations de « violents », « vandales », « anarchistes » ou simplement « rebelles ». Des mots qui traduisent la panique provoquée par l’irruption des multitudes, la terreur de la foule – les hordes ou la meute – qui a des racines anciennes comme le conservatisme qui condamnait les révolutions du XIXe siècle – même si elles étaient bourgeoises dans leur essence et leurs objectifs – et la perspective de la psychologie des masses qui disputait au marxisme l’interprétation de la protestation sociale. À gauche, on a coutume de distinguer les révoltes de la figure historique mais aussi idéale-typique de l’insurrection – apparentée à celle de la révolution, comprise comme un acte ou un événement – qui, dans l’imaginaire et la pratique de la gauche post-jacobine, socialiste et communiste, impliquait un degré élevé de visée stratégique, d’organisation et de conscience de classe. À la lumière du paradigme insurrectionnel, les rébellions restaient et restent inabouties. Gramsci lui-même, qui brillait par sa capacité à s’éloigner des positions dogmatiques, soutenait dans ses écrits de prison que même dans les rébellions, les dominés n’en restaient pas moins soumis à l’initiative des classes dominantes.
Simultanément, dans une perspective autonomiste, voire anarcho-autonomiste, on a eu tendance à exalter les rébellions pour leur ouverture, leur fluidité et leur créativité. Donatella Di Cesare écrit, par exemple, que la révolte est « nomade », « périphérique » et « destituante », et ni « sédentaire », ni « palatiale » et ni « institutionnalisante » comme la révolution, et même, soutient-elle, qu’elle ne correspond pas à la notion de pouvoir destituant – à laquelle d’autres l’ont associée (Amato et al., 2024) – car elle inclut une dimension étatique, et qu’elle préfère le mot révolte, qui implique un renversement et une exclusion de la logique du commandement (Di Cesare, 2020). Ce que, vingt ans plus tôt, l’EZLN avait tenté d’illustrer à travers la métaphore de la chaise du pouvoir.
Revenons aux deux critères fondamentaux que j’ai soulignés : la forme et la portée antagoniste disruptive. On privilégie généralement la première dans une perspective qui exalte l’horizon intérieur du phénomène, ce que j’appelle les espaces intérieurs des révoltes. Tandis que la seconde met en évidence la question de l’impact extérieur, c’est-à-dire l’effet systémique ou anti-systémique. Il ne s’agit pas seulement d’une distinction thématique, car elle traverse le débat entre les courants d’étude des mouvements sociaux ainsi que les tentatives de convergence et d’intersection multidimensionnelle (voir, par exemple, l’accent systémique de la théorie de la structure des opportunités politiques et, en contraste, le regard organisationnel de la théorie de la mobilisation des ressources). De même, certaines approches dénotent des positions de nature politico-stratégique : les unes plus attentives à la dimension de l’autonomie, de l’antagonisme, du contre-pouvoir et de la contre-hégémonie, les autres à la capacité hégémonique et de construction du pouvoir et de projection institutionnelle, gouvernementale et étatique. Un débat aussi ancien que la Ière Internationale, mais qui continue de nous hanter malgré le double échec récent auquel nous avons fait référence dans le contexte latino-américain, car il renvoie à un dilemme fondamental, une antithèse et une contradiction qui n’ont pas encore pu être synthétisées différemment.
C’est pourquoi, en acceptant cette antinomie comme une polarité dialectique inhérente aux formes et aux pratiques de l’antagonisme, on peut classer certaines variables qui traversent les différentes expériences de révolte, afin de tracer un polygone des tensions qui les constituent.
Une série de questions sont relatives aux formes qui délimitent l’horizon intérieur des récentes rébellions latino-américaines, à savoir leur composition sociale, leurs formats organisationnels et leurs répertoires d’action et, dans un second temps, leurs portées politico-systémiques-hégémoniques, leur impact disruptif (destituant et/ou instituant) dans l’arène politique.
Pour ma part, je souligne le poids et la valeur des espaces intérieurs des rébellions dans lesquelles se reflètent les expériences de subordination, d’antagonisme, d’autonomie, dans une combinaison ou une composition dynamique et changeante.
Je ne méprise pas le poids des conjonctures et des crises politiques, mais je renvoie à nouveau à Gilly lorsqu’il affirmait ce qui suit :
« La crise de la communauté étatique mexicaine et la crise de la modernisation par le haut peuvent expliquer le moment de l’explosion. Mais elles n’expliquent pas ses modes, qu’il faut resituer dans l’histoire, comme nous avons essayé de le faire. Elles n’expliquent pas non plus son accueil singulier dans la société mexicaine, tant urbaine que rurale. »
Je ne peux pas détailler ici comment ces perspectives de recherche se déploient, en particulier celles qui s’intéressent aux « modes », selon les termes de Gilly, ou aux « formes », comme je préfère les appeler. Je me contenterai de signaler qu’une série d’études ont vu le jour en Amérique latine sur ces thèmes.
Le miroir latino-américain
Dans différentes régions d’Amérique latine, il est effectivement devenu nécessaire d’analyser les rébellions, car elles sont réapparues avec force et fréquence au XXIe siècle. Dans plusieurs pays, les cultures nationales de la rébellion ont montré leur persistance et leur récurrence. Successivement, des révoltes ont éclaté qui ont changé le visage politique de l’Équateur, de la Bolivie, de l’Argentine, du Chili et de la Colombie, pays dans lesquels les soulèvements ont eu des résultats tangibles en termes de destitution et d’institution, tandis qu’au Pérou ou au Nicaragua, elles ont été purement et simplement vaincues.
Les taupes rebelles en Amérique latine ont creusé leurs galeries et montré leur tête en deux vagues couvrant deux quinquennats du XXe siècle : la première entre 2000 et 2005, la seconde entre 2018 et 2022. Pour ne citer que celles qui ont eu un retentissement national, nous avons cinq séquences lors de la première vague : Équateur (2000 et 2005) ; Argentine (2001 et 2002) ; Bolivie (2000 et 2003). La seconde vague a été plus forte que la première avec huit séquences : Nicaragua (2018), Chili (2019), Équateur (2019 et 2022), Bolivie (2019), Colombie (2019 et 2021), Pérou (2020 et 2022-23). Treize rébellions d’importance nationale en un quart de siècle, soit plus d’une tous les deux ans en moyenne, sans compter les rébellions locales[8].
Pour ne pas trop m’étendre je ne m’attarderai pas sur les détails de chacune d’entre elles, ni sur un exercice comparatif. Comme je l’ai dit, j’écris un livre sur ces événements et vous avez pu en avoir un aperçu dans l’article qui vous a été distribué. Vous pouvez également les trouver dans la littérature existante sur chacune (alors que, je le signale au passage, les lectures historiques et comparatives sont rares).
La rébellion au Mexique au XXIe siècle
La persistance et la récurrence de la révolte comme forme de lutte des classes subalternes traverse le XXe siècle et arrive vivante et bien vivante au XXIe siècle. Au-delà de considérer le soulèvement zapatiste comme un événement marquant et un tournant historique et politique, il faut rechercher les traces d’une trajectoire et, dans la mesure du possible, le fil conducteur des expériences rebelles du XXIe siècle.
Apparemment, du moins à la lumière de l’ampleur des explosions latino-américaines, nous n’avons pas d’explosions, de rébellions ou de soulèvements à grande échelle, ayant un impact national, qui sont ceux qui se distinguent au niveau historique, comme ceux qui ont marqué les pays latino-américains que j’ai mentionnés.
Selon la définition que j’ai proposée précédemment, en l’absence d’événements répondant à ces critères formels, nous devons rechercher des phénomènes d’une autre dimension, à une autre échelle tellurique, que nous pouvons appeler des rébellions car ils contiennent les éléments qui les distinguent et qui ont une certaine importance nationale. Ou qui, en tout cas, contiennent des indices, montrent une latence, une disposition souterraine à la révolte. Car nous savons que les rébellions sont fallacieuses, contradictoires et capricieuses et ne remplissent pas toutes les conditions requises. Si elles le faisaient, ce serait des révolutions, mais celles dont nous rêvons, car même les vraies ne correspondent pas au modèle.
Mais, en tout état de cause, en y regardant de plus près et avec une certaine souplesse conceptuelle, nous trouvons une succession d’événements révolutionnaires jusqu’à nos jours.
Je me limiterai à placer quelques repères chronologiques, en situant les points critiques.
Pour commencer, il faut considérer que le XXIe siècle mexicain, avant 2018, est marqué par l’échec de la promesse ou, si vous préférez, de l’illusion de la transition vers la démocratie, c’est-à-dire de la possibilité d’une alternance incluant ce qu’on appelait autrefois le mouvement démocratique et populaire.
En ce sens, le contexte politique du XXIe siècle jusqu’en 2018 est celui de la crise d’un régime post-priiste qui n’a jamais vu le jour et qui a donc fait naufrage avec le retour du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), preuve d’une escroquerie. Ainsi, au cours des dix-huit premières années du siècle, l’ensemble du mouvement populaire était dans l’opposition, même si une partie de celui-ci gouvernait des États et la ville de Mexico. En partie pour cette raison et du fait de l’apparence démocratisante, même s’il y a eu des politiques régressives et des pics de répression, contrairement aux pays latino-américains mentionnés ci-dessus, ce climat n’a pas créé les conditions propices à une révolte nationale. Nous devons donc rechercher la rébellion dans les moments où elle était présente mais n’a pas abouti, où elle a pointé le bout de son nez mais n’a pas fini de sortir. Cela s’est produit à deux reprises : en 2006 et en 2014, deux années où nous avons vécu au bord de la rébellion.
Les événements sont bien connus, je les résume uniquement à des fins d’argumentation.
En 2006, les nuages se sont accumulés, mais la tempête idéale n’est pas arrivée. Le ciel a commencé à s’assombrir en 2005 avec les manifestations contre la destitution ; des explosions locales ont commencé à éclater, à Atenco, où la répression brutale durait depuis 2001, à Oaxaca, où l’Assemblée Populaire des Peuples de Oaxaca représentait l’expression la plus aboutie – mais toujours locale – de la révolte ; l’EZLN a exprimé une perspective antisystémique avec l’Autre campagne (qui, pour des raisons bien connues, n’a pas pu s’imposer comme une alternative au mouvement de López Obrador naissant) ; le climat s’est tendu avec la lutte contre la fraude et le campement qui a paralysé la ville de Mexico. Certains, les plus anciens, se souviendront combien il a plu cet été-là. Mais là encore, sur le Zócalo, comme en 1988, il a été décidé de canaliser les tensions et de s’engager sur la voie de l’accumulation des forces électorales du mouvement politique dirigé par López Obrador, que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Morena.
Quelques années plus tard à peine, une autre conjoncture critique s’est ouverte, qui a débuté en 2011 et s’est achevée en 2014-2015.
Cette fois-ci, le climat a commencé à s’envenimer en 2011 avec les mobilisations des victimes de la violence, organisées par le Mouvement pour le Paix dans la Justice et la Dignité dirigé par Javier Sicilia. Immédiatement après, le mouvement YoSoy132 et les manifestations anti-Peña ont vu le jour, atteignant leur apogée lors de l’investiture d’Enrique Peña. Puis, la lutte de la Coordination Nationale des Travailleurs de l’Éducation contre la réforme de l’éducation, les mouvements de défense de la terre et de l’eau, les forces de police communautaires et les groupes d’autodéfense ont suivi. Enfin, le point culminant, lorsque l’on a vraiment senti un vent de révolte dans l’air, a été atteint en 2014, avec la disparition forcée des quarante-trois étudiants d’Ayotzi, qui a provoqué une rébellion locale dans l’État de Guerrero – à nouveau ce Guerrero sauvage dont nous parlait Armando Bartra – et, au niveau national, une protestation massive qui n’a pas débordé des canaux institutionnels, protégés à Mexico par le gouvernement du PRD de Miguel Ángel Mancera, qui avait clôturé sa campagne électorale aux côtés de López Obrador sur la place du Zócalo en 2012.
Une fois de plus, comme en 2006, nous étions proches d’un scénario latino-américain, mais il manquait l’ingrédient secret. Cela pouvait être un facteur de direction politique ou simplement circonstanciel, d’opportunité. Il est clair que certains ont choisi la voie électorale, attendant leur tour dans la logique de l’alternance. Je ne vais pas m’engager dans ce débat d’histoire contrefactuelle, mais, en fin de compte, ils avaient leurs raisons, dans la logique du progressisme, du réformisme conservateur, car ils ont finalement occupé pratiquement tous les palais gouvernementaux, à commencer par le Palais national.
Entre deux périodes tumultueuses, les conflits sociaux n’ont pas cessé : il y a eu des luttes paysannes, indigènes, ouvrières, enseignantes, féministes, étudiantes, l’émergence de certains groupes anarchistes, etc., avec plus ou moins d’intensité selon les cas. Mais après 2015, après les élections intermédiaires auxquelles a participé Morena et qui ont normalisé la situation, nous n’avons connu qu’un seul épisode de révolte, contre la hausse du prix de l’essence en 2017, un épisode isolé, quelque peu énigmatique – et peu étudié – peu « politique », du type des révoltes contre la hausse du prix du pain décrites par E.P. Thompson et qui ont marqué l’histoire mexicaine.
Tous les épisodes que j’ai énumérés ont fait l’objet d’écrits, mais la séquence n’a pas été historicisée ni interprétée. Ce qui se rapproche le plus d’une reconstruction est un livre de Laura Castellanos, Crónica de un país embozado (ERA, Mexico, 2019), un exemple de journalisme d’investigation qui relève et relie les épisodes, sans prétendre offrir une interprétation d’ensemble, mais esquissant un panorama de malaise social et de disposition à la révolte.
Nous avons donc deux décennies d’histoire contemporaine (2000-2018) – entrecroisées par deux conjonctures critiques et un épisode de rébellion – n’ont pas été historiées, c’est-à-dire reconstruites et interprétées en termes de récurrence non aléatoire, susceptible d’être expliquée, de la latence-présence du recours à la révolte.
Je ne prétends pas aller plus loin que ce que j’ai pu exposer jusqu’ici, je n’en suis qu’au début de ce travail de recherche.
J’ajoute simplement que, si nous parlons d’histoire du temps présent, nous devrons tôt ou tard inclure les années postérieures à 2018.
À ce sujet, dans le cadre d’un autre projet de recherche que j’ai coordonné à l’UNAM, nous avons construit une base de données contenant environ 8 000 événements de protestation. Il n’y a pas eu de rébellions, même locales. D’une manière générale, l’antagonisme social a diminué et ce que j’ai défini comme la pax obradorista s’est imposé, une paix sociale temporaire et, je pense, éphémère, basée sur la conciliation des classes – pour le bien de tous, en premier lieu des pauvres –, où ont prévalu la négociation et la contention de la protestation sous la forme d’une gouvernance progressiste efficace.
Comprendre pourquoi, dans certaines situations, les gens se rebellent va de pair avec la compréhension des raisons pour lesquelles, dans d’autres conditions, ils ne le font pas. Et pourtant, la flamme du conflit social est restée vivante, en particulier grâce à des secteurs qui ont conservé des niveaux d’indépendance et d’autonomie plus élevés, comme le mouvement féministe à ses débuts, les victimes de la répression et les mouvements socio-territoriaux environnementaux.
Il faudra voir combien de temps durera la pax obradorista et, si vous me permettez cette expression populaire, de quel côté penchera la balance – à droite ou à gauche, en haut ou en bas – et où pourrait déborder le mécontentement social qui n’a cessé d’exister et qui s’accumule inévitablement (comme on l’a vu dans TOUTES, je répète TOUTES, les expériences des gouvernements progressistes en Amérique latine au XXIe siècle).
Le délitement des partis de droite n’est pas garanti, pas plus que l’inexistence des partis de gauche ou l’institutionnalisation (gouvernementalisation) de Morena, un processus qui se déroule de manière inexorable, jusqu’à présent sans heurts.
Pepe Revueltas – quel beau patronyme ! – mettait en garde, avec un esprit critique mais sans abandonner l’optimisme volontariste propre à l’époque, contre les problèmes d’un prolétariat sans tête que, par un ajustement sémantique, nous pourrions aujourd’hui appeler masses, classes populaires ou classes subalternes sans perspective, sans horizon et sans direction politique.
En tout état de cause, et j’en termine là, l’histoire du Mexique nous enseigne justement qu’il ne faut pas craindre le conflit et le recours récurrent à la rébellion comme expression de la crise et comme possibilité de catharsis subjective pouvant indiquer et éventuellement réaliser une alternative à une révolution passive ou à une pure et simple restauration.
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Ce texte est issu de la conférence inaugurale donnée le 25 septembre dans le cadre du cours « Insurrections sociales, protestations et rébellions en Nouvelle-Espagne et au Mexique, XVIe-XXIe siècles », Institut national d’anthropologie et d’histoire, México.
Massimo Modonesi est Professeur à la Faculté des sciences politiques et sociales de l’UNAM et notamment coordinateur de « Rivoluzione passiva. Una antologia di studi gramsciani » (Unicopli, 2020). Il est membre du Conseil consultatif de Jacobin América Latina.
Article traduit de l’espagnol (Mexique) avec l’aide de Deepl pro, relu et corrigé pour Contretemps Web par Robert March.
Illustration : Movilización del Ejército Zapatista de Liberación Nacional (EZLN) en 2012 : Wikimedia Commons
Notes
[1] Leticia Reina, Las rebeliones campesinas en México, 1819-1906, Siglo XXI, México, 1980.
[2] John Tutino, De la insurrección a la revolución en México Las bases sociales de la violencia agraria, 1750-1940, Era, Mexico, 1990.
[3] Coatsworth, J. H. (1990). « Patrones de rebelión rural en América Latina: México en una perspectiva comparativa », in Katz, Friedrich (comp.), Revuelta, rebelión y revolución. La lucha rural en México del siglo XVI al siglo XX, Era, p. 27-64.
[4] Septembre 2002, Subcomandante Marcos, Lettre à l’architecte Fernando Yáñez Muñoz.
[5] Octobre 2002, Subcomandante Marcos, Lettre à Ángel Luis Lara, alias El Ruso.
[6] La notion d’antagonisme, d’origine marxiste, acquiert une spécificité et une portée analytique dans la mesure où elle indique et permet de caractériser les processus de subjectivation politique centrés sur les expériences et les pratiques d’insubordination et de rébellion, à contre-courant de la condition et des pratiques propres à la subalternité (Modonesi, 2010 et 2016).
[7] Plus concrètement, les révoltes font référence à des expressions intenses de protestation qui peuvent être ponctuelles dans le temps ou locales dans l’espace, mais qui peuvent également prendre de l’ampleur, c’est-à-dire se prolonger et se propager. Lorsqu’elles durent et se transcendent, elles deviennent des « cycles de mobilisation » ou de protestation et font l’objet d’études. À l’inverse, les cycles de protestation, qui n’ont pas nécessairement, malgré un certain degré de radicalisation, des effets perturbateurs ou antagonistes, peuvent néanmoins déboucher sur des révoltes. Sur la définition du cycle de mobilisation dans la sociologie de l’action collective, voir Tarrow (2002, 107).
[8] Antagonismo en América Latina » in Maristella Svampa, Massimo Modonesi et Breno Bringel (coords.), Luchar en el interregno. Los movimientos sociales latinoamericanos ante los progresismos y las nuevas derechas, Clacso, Buenos Aires, 2025, sous presse.




