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Cahuzac et le labo Innothera : un contrat coûteux pour la Sécu

Lien publiée le 29 avril 2013

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) Il y a quatre semaines déjà que Jérôme Cahuzac est passé aux aveux et qu’il a reconnu avoir touché en Suisse de l’argent des laboratoires pharmaceutiques. Mais depuis, pas un mot sur l’identité des entreprises de santé qui l’ont secrètement rémunéré au fil des années 1990. Encore moins sur les médicaments que le socialiste s’est chargé de promouvoir, aux dépens parfois de la Sécurité sociale.

Mediapart a toutefois retrouvé la trace d’un premier contrat, signé par Jérôme Cahuzac en septembre 1991 avec le laboratoire français Innothera, spécialiste de la santé des femmes. Un « deal » peu reluisant conclu à peine quatre mois après son départ du cabinet de Claude Evin (ministre de la santé sous Michel Rocard), où il était chargé du médicament et des négociations avec l’industrie médicale

D’après nos informations, ce contrat conclu pour un an prévoit alors une rémunération de 300 000 francs (45 800 euros), soit 25 000 francs par mois (3 800 euros). La mission de Jérôme Cahuzac ? Utiliser son entregent et son carnet d’adresses dans l’administration de la Santé pour sauver le médicament « star » d’Innothera, un élixir à base de fer prescrit comme « anti-fatigue » et baptisé Tot’hema. Alors qu’il est pris en charge par la Sécu à hauteur de 70 %, le ministère menace à l’époque de le dérembourser, jugeant ces dépenses injustifiées – une décision qui provoquerait l’effondrement des ventes. Fin 1991, la poule aux œufs d’or d’Innothera a donc la tête sur le billot.

« On sait que le déremboursement peut tomber d’un moment à l’autre, se souvient un ancien du labo. Mais on s’accroche : chaque mois supplémentaire gagné sur la Sécu, c’est des millions de francs encaissés. » Grâce à Jérôme Cahuzac, entre autres, le ministère ne passera à l’acte qu’en… juillet 1994.

Interrogé lundi 29 avril sur l’existence et la nature exacte de ce contrat, l’avocat de l’ancien ministre du budget, Me Jean Veil, n’a pas souhaité nous rappeler (« Mes réponses sont, comme il est d'usage, réservées aux questions des juges »).

Sollicité pour sa part dès le mois de décembre 2012, le patron et principal actionnaire d’Innothera, Arnaud Gobet, avait dans un premier temps affirmé à Mediapart : « Je n’ai jamais eu de contrat ou de mission avec Jérôme Cahuzac. » Au début des années 1990, l’intégralité du travail de « relations publiques » d’Innothera avait été confiée, nous disait-il, à un « ami » des labos, Daniel Vial, et sa société PR International. Contacté à nouveau le 26 avril, l’entreprise familiale a visiblement remis de l’ordre dans ses annales, puisqu’elle a retrouvé le contrat en question.

Entre-temps, le PDG s’est adjoint les services du communicant Christophe Reille, spécialiste de « l’intelligence médiatique et judiciaire », qui se charge de nous répondre. Selon lui, Arnaud Gobet n’est pas en mesure de préciser si le contrat de 300 000 francs « effectivement signé par les deux parties a été exécuté ou non, dans cette forme-là », les pièces comptables de l’époque n’existant plus. Mais il confirme que Jérôme Cahuzac a bien travaillé au service d’Innothera pour assurer « l’interface » avec le ministère de la santé, en particulier sur le dossier du Tot’hema.

« L’objet de la mission confiée à Jérôme Cahuzac était de délivrer conseils et avis sur la stratégie réglementaire du laboratoire, déclare Christophe Reille. À cette période, le Tot’hema était le plus ciblé par l’administration. » Si de l’argent a bien été versé, ajoute le communicant, il l’a forcément été en France. Les archives comptables manquent, cependant, pour en faire la démonstration…

Le recyclage de Jérôme Cahuzac dans le privé, après sa sortie du cabinet de Claude Evin en mai 1991, aura en tout cas été ultra rapide, et bien antérieur au lancement officiel de sa société de consulting, « Cahuzac conseil », immatriculée en octobre 1993. « Je n’ai pas été le seul, vous savez, a glissé l’ancien ministre du budget le 16 avril sur BFM TV, lors de son interview confession. Et la chose est parfaitement légale. » À l’époque, les règles limitant le « pantouflage » des fonctionnaires et collaborateurs de cabinets ministériels étaient bien plus lâches qu’aujourd’hui, puisque la Commission de déontologie chargée de rendre un avis sur ce type de reconversions express n’a été créée qu’en 1995.

Mais l’attitude de Jérôme Cahuzac choque a posteriori Olivier Fouquet, président de cette instance de 2007 à 2012 : « Il est clair que la Commission de déontologie, si elle avait dû s’exprimer sur son cas, aurait rendu un avis défavorable, explique ce conseiller d’État à Mediapart. On est devant un conflit d’intérêts évident, puisque Jérôme Cahuzac s’est occupé au cabinet Evin des autorisations de mise sur le marché des médicaments, de leurs prix, etc., et qu’il est aussitôt passé de l’autre côté de la barrière. » Le fait qu’il n’ait respecté aucune période de latence alimente aujourd’hui le soupçon : n’aurait-il pas préparé sa « réorientation » alors même qu’il travaillait encore au cabinet, en accordant des faveurs à tel ou tel labo ?

Aubaine

Sur le Tot’hema, en l’occurrence, il y a de quoi s’interroger. Car à la fin des années 1980, les ventes de ce produit poussiéreux déjà commercialisé en 1950 (« une soupe démodée » selon un ancien cadre du labo) étaient tombées à zéro en France : Innothera l’exportait surtout en Afrique, où il faisait un tabac comme remède à la langueur sexuelle, avec un taureau sur l’emballage.

Sauf qu’un arrêté ministériel de février 1991, signé de Claude Evin et sans doute préparé par Jérôme Cahuzac, lui offre soudain une seconde vie : alors que le cabinet dérembourse ce jour-là l’ensemble des antiasthéniques ou « antifatigue » (141 produits brutalement radiés de la Sécu), quatre d’entre eux échappent au couperet et voient leur déremboursement repoussé à 1992. Parmi ces « miraculés », le Tot’hema, parce qu’il est également prescrit dans certains cas d’anémie (ou carences en fer).

Pour Innothera, cet arrêté ministériel est une aubaine. Les consommateurs d’antiasthéniques, privés de leurs cachets habituels, vont se reporter massivement sur le Tot’hema, encore remboursé aux deux tiers. Encouragés par les visiteurs médicaux d’Innothera, les médecins distribuent le Tot’hema à tour de bras en détournant la prescription : alors que les cas d’anémie (seule indication théoriquement remboursable) sont rares en France, Innothera peut ainsi engranger 70 à 80 millions de francs de chiffre d’affaires par an sur son produit phare.

L’administration, qui comprend rapidement « l’astuce », juge que la renaissance du Tot’hema coûte bien trop cher à la Sécu. La mission alors confiée à Jérôme Cahuzac (sorti du cabinet Evin) et Daniel Vial (avec sa société PR International) est limpide : repousser au maximum le déremboursement. Le second voit même sa rémunération en partie indexée sur les ventes (bien qu'il précise « ne plus s'en souvenir aujourd'hui ») ! La formule du Tot’hema est ajustée pour tenter d’accentuer son caractère antianémique et le lobbying se met en branle, avec une troublante efficacité.

En juin 1992, le ministère de la santé prolonge le remboursement du produit pour six mois. Puis rebelote en septembre 1992. Puis entre les deux tours des élections législatives de 1993, grâce à un arrêté des ministres Kouchner et Teulade. Il faut attendre juillet 1994, soit deux ans et demi après la date initialement prévue, pour que le Tot’hema soit enfin radié de la liste des produits remboursables, par un arrêté cinglant qui pointe une « consommation injustifiée, entraînant des dépenses injustifiées pour les systèmes de protection sociale ».

À quelle date exactement Jérôme Cahuzac a-t-il cessé de défendre les intérêts d’Innothera ? À ce stade, difficile de savoir. Mais en septembre 1994 (ou était-ce 1995 ?), le socialiste profitait gratuitement du yacht d’Arnaud Gobet, un vieux gréement de légende de 37 mètres, pour quelques jours de croisière en Méditerranée.

Entre-temps, le Tot’hema aura vécu un épisode peu glorieux : à l’été 1992, en pleine épidémie d’ESB (encéphalite spongiforme bovine), les pouvoirs publics ont interdit par précaution les médicaments à base de tissus bovins. Sans broncher, Innothera a donc revu la composition de son Tot’hema (qui comprenait des extraits de foie), mais le laboratoire a écoulé des stocks de vieilles boîtes en Afrique pendant plusieurs mois.