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Les économistes hétérodoxes veulent toute leur place à l'université

Lien publiée le 20 septembre 2013

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) Après la crise de 2008, une partie des économistes avaient espéré que les cadres de pensée dominants dans la discipline seraient remis en cause. Or si, médiatiquement, la déconfiture de l’économie mondiale depuis cinq ans a bien permis à certains économistes critiques d’être à nouveau audibles, sous la pression notamment de mouvements comme les économistes atterrés, le champ universitaire est resté, lui, terriblement monocolore. Voire autiste.

L’effacement progressif de toute pensée autre qu’orthodoxe – d'orientation libérale, fondée sur un individualisme méthodologique et dominée par la formalisation mathématique – est en effet de plus en plus net à l’université. Pour l’association française d’économie politique, c’est toute une tradition d’analyse fortement arrimée aux sciences sociales et qui « a longtemps été l’une des marques de fabrique de l’économie en France » qui est menacée de « disparition imminente ».

Selon un recensement établi par l’association, en dix ans, de 2000 et 2011, l’université a renouvelé près de la moitié du corps des professeurs d’économie (209 nouveaux professeurs d’économie, sur un « stock » de 558). Après avoir étudié le CV, les thèmes de recherche et la méthodologie de ces nouveaux professeurs, l’Afep conclut que « 84,2 % dédient leur recherche au courant dominant de la science économique. 5,3 % sont plutôt des historiens de la pensée économique et 10,5 % restants sont hétérodoxes ».

Ces dernières années, le phénomène de marginalisation des hétérodoxes est même allé en s’amplifiant. Depuis 2005, seuls six professeurs recrutés sur 120 étaient issus des courants hétérodoxes, soit moins de 5 %. « La mort annoncée du pluralisme en économie n’est donc pas une simple vue de l’esprit », assure l’Afep. Avec les prochains départs en retraite, le tarissement du corps des professeurs, dont les approches diffèrent de l’approche mainstream, est même programmé d’ici 5 à 8 ans.

Pour éviter cette disparition annoncée, l’Afep revendique la création d’une nouvelle section au conseil national des universités. Baptisée « économie et société », elle permettrait d’accueillir des courants  – institutionnalistes, conventionnalistes, régulationnistes, marxistes, autrichiens... – quasi absents de l’université aujourd’hui car mécaniquement exclus de la section de « sciences économiques ».

Au sein de cette section, assure l’Afep, le recrutement est systématiquement biaisé. Accéder au rang de professeur, et être capable de diriger des thèses, nécessite de réussir l’agrégation du supérieur qui fonctionne, avec ses jurys composés majoritairement d’économistes orthodoxes, à la cooptation. « Il faut aussi publier dans les revues classées au rang 1, dans lequel ne sont sélectionnées que les revues mainstream. Les revues hétérodoxes sont elles toutes de rang 3 ou 4 », souligne Richard Sobel, maître de conférences à Lille-1 et vice-président de l’Afep.

Cette section permettrait ainsi d’ouvrir le champ à des recherches interdisciplinaires telles que la socio-économie, l’histoire de l’économie, la géographie économique, le développement durable, les études par aires culturelles aujourd’hui orphelines.

Le parcours au CNRS d’un Frédéric Lordon, membre de l’Afep, aujourd’hui rattaché à la section philosophie pour avoir eu l'audace de lire d’un peu trop près Spinoza est sans doute assez emblématique de l’appauvrissement institutionnel de l’économie.  Il y va aussi, affirment les promoteurs de cette nouvelle section, de l’attractivité à moyen terme des cursus d’économie à l’université. « Il faut voir que l’approche mainstream de l’économie n’intéresse pas les étudiants et vide les amphis », précise Richard Sobel.

 

Une section d’économie « de droite » et l’une « de gauche »?

Avant l’été, les responsables de l’association ont été longuement reçus par des membres du cabinet de Geneviève Fioraso, mais aussi par les conseillers enseignement supérieur de François Hollande et Jean-Marc Ayrault, Jean-Yves Mérindol et Jean-Paul de Gaudemar, qui se seraient montrés très sensibles au problème. « Les acteurs politiques sont conscients d’être parfois très démunis face à l’appauvrissement de l’expertise économique », assure le vice-président de l’Afep.

Benoît Hamon, à la tête du ministère délégué à l’économie sociale et solidaire, s’est sans doute montré le plus enthousiaste reconnaissant dans son champ un manque de production théorique. Preuve que le sujet fait son chemin, fin juillet, l’économiste et historien Pierre-Cyrille Hautcoeur, président de l’EHESS, a été chargé par la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Geneviève Fioraso, d’une mission visant à « analyser la situation actuelle de la science économique » avec pour objectif de « maintenir ou même enrichir la diversité des options théoriques et des méthodes ». Il doit présenter dans les semaines qui viennent la composition de sa commission qui devra, précise-t-il, représenter tous les courants.

L'une des difficultés de sa mission est que si le constat d’un appauvrissement de la « biodiversité intellectuelle » est assez unanimement partagé, la pertinence d’un clivage entre « orthodoxes » et « hétérodoxes » est loin de faire l’unanimité. Les frontières sont évidemment parfois poreuses et nombre d’économistes refusent cet étiquetage. Ce que résume ainsi un conseiller de Geneviève Fioraso : « À notre sens il ne s’agit d’ailleurs pas de créer une section "hétérodoxes" contre "orthodoxes". Ce que nous comprenons du fonctionnement de la section existante c’est que même un libéral comme Friedrich Hayek – trop interdisciplinaire – ne pourrait pas aujourd’hui y trouver sa place. »

Pour l’économiste Thomas Piketty, d’accord avec le constat de l’Afep, créer une nouvelle section au sein de l’université n’est peut-être pas la meilleure stratégie pour défendre le pluralisme. « J’ai beaucoup de sympathie pour l’Afep mais il est sans doute plus souhaitable de rebaptiser la section existante pour qu’elle soit plus ouverte. Sinon, cela revient un peu à abandonner le terrain. Je considère déjà que le périmètre de l’économie est trop petit, on ne va pas en plus le découper en morceaux. » Selon lui, « il y a plusieurs façons de perdre du temps en économie, se vautrer dans le scientisme naïf et les mathématiques et les oppositions institutionnelles qui sont parfois un peu des postures ». 

Autre frein à la création de cette nouvelle section, c'est que, même s’ils ne le reconnaissent pas toujours ouvertement, pour beaucoup d’économistes, cette partition entre économistes « orthodoxes » et « hétérodoxes » est en fait celle entre « bons » et « mauvais ». Ils estiment que comme ces chercheurs ne sont pas capables de faire carrière dans le système actuel, ils veulent « changer les règles ». L’idée d’une section « de rattrapage », pour les recalés de la filière noble, serait évidemment contreproductive.

Au sein du cabinet de la ministre de l’enseignement supérieur, on veut aussi à tout prix éviter le piège de la politisation avec la juxtaposition d'une section d’économie « de droite » et l’une « de gauche ». La très politicienne section criminologie, voulue par Nicolas Sarkozy, et aujourd’hui supprimée, a certes libéré une place dans l’organigramme mais reste surtout le parfait exemple de ce que la communauté universitaire rejette.

« Cette fois, c’est quand même assez différent puisque la revendication d'une nouvelle section vient de la base des enseignants-chercheursnous allons donc regarder cela de près », précise Dominique Faudot, présidente de la  commission permanente de la CNU. Pour l'économiste Nicolas Postel, maître de conférences à Lille 1 et membre de l'Afep, « il ne faut pas fétichiser les institutions. Cette section est simplement un outil pour réinvestir le débat de l’économie concrète. Nous ne sommes pas dans une guerre de tranchées, mais il faut rappeler que c’est nous qui avons été mis à la porte de l'université ».

 

La boîte noire :

Les entretiens avec les personnes citées ont eu lieu par téléphone ou de visu entre le 11 et le 17 septembre. Frédéric Lordon, contacté par téléphone, fidèle à un principe qui consiste à ne pas vouloir que sa réflexion soit découpée en petites lamelles, a accepté de nous répondre mais n'a pas souhaité être cité.